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l'égorger. L'enfant sourit, car il ne sait nulle félonie. Les beaux jours d'été vont revenir, pensait la mère, et je m'en irai, là-haut, sur les murs. De là je verrai les enfants, les garçons de son âge; je les verrai jouer à l'écu, aux barres, à la quintaine, lutter ensemble et se renverser et mon cœur en pleurera.

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Les textes du XIIe siècle montrent plus d'une fois les paysans se levant en masse, d'un mouvement spontané, pour la délivrance de leur seigneur dont ils ont appris la captivité.

Des serfs français du moyen âge on peut dire ce que le comte de Ségur écrira des serfs russes, au XVIIIe siècle :

<< Certains d'être toujours nourris, logés, chauffés par le produit de leur travail ou par leurs seigneurs, et étant à l'abri de tous besoins, ils n'éprouvent jamais le tourment de la misère ou l'effroi d'y tomber. » Ajoutez la sécurité, si précieuse en ces siècles barbares, pour le travailleur des champs.

Le serf, il est vrai, ne possède rien par lui-même : ce qu'il possède fait retour à son seigneur après sa mort; mais cette âpre loi est corrigée par l'organisation des « maisons de village » dont les serfs font partie. « Mesnies » semblables à celles dont il a été question. Les biens s'y transmettent de génération en génération, éveillant l'intérêt des travailleurs à une prospérité commune. Personnalité collective qui groupe les membres de la famille et se perpétue en ses générations successives. Le serf y trouve un stimulant au travail et à l'épargne. Il peut vendre, acheter, réaliser des bénéfices. Et l'on vit parmi les serfs des hommes opulents, des hommes influents, de « riches hommes » comme on disait alors.

Les donjons.

Aux membres de la grande famille le donjon procure la sécurité, il leur donne l'indépendance. De sa hauteur imposante, la tour massive protège les siens.

<«< Huon de Cambrai, Gautier et Rigaut, ne pouvant espérer d'emporter la forte ville de Lens, se contentèrent de ravager la campagne environnante... Ce fut le terme de la chevauchée, car les terres d'Enguerran étaient trop bien défendues (par le donjon qu'Enguerran de Coucy avait fait construire et que les Boches viennent de détruire criminellement) pour qu'ils songeassent à s'y aventurer » (Garin le Loherain).

Dès le milieu du x1° siècle, on avait vu la motte, aux constructions

en bois, prendre plus d'importance, les enceintes se surélever, les fossés se creuser plus profondément.

Le fameux château du Puiset, décrit par Suger, a été construit au xi° siècle. Il offre la transition entre la motte du x° siècle, faite de terre et de bois, et le château féodal, tout en pierres, du x11a siècle.

Le château du Puiset comprenait une double enceinte comme les mottes dont la silhouette a été dessinée plus haut. Une première enceinte est constituée par un fossé et une palissade; mais la seconde, l'enceinte intérieure, est déjà formée par un mur de pierre. Au centre, la motte châtelaine, sur une butte factice, la tour encore en bois.

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Le château du seigneur féodal se compose donc essentiellement du donjon, c'est-à-dire d'une haute tour, carrée aux x1o et XII° siècles, ronde dans les siècles suivants- entourée d'une vaste enceinte, palissade ou muraille, bordée d'un fossé. Le donjon était généralement construit sur le point le plus élevé de la terre seigneuriale, parfois cependant à un endroit jugé faible au point de vue de la défense, afin de le renforcer. Au x1° siècle, le donjon sert encore de résidence au baron et à sa famille la plus proche; au XII° siècle, il sera réservé à une destination exclusivement militaire; alors, tout auprès, dans la même enceinte, on construira, pour servir de demeure à la famille seigneuriale, le « palais ». Nous venons de dire que le donjon s'élève généralement sur une éminence. Une vaste enceinte suit la déclivité de la colline; elle se trouve donc en contre-bas, on la nomme « basse-cour » Là sera creusé un puits et seront aménagés une chapelle et des logis d'habitation pour les compagnons et pour les serviteurs du baron. Une seconde cour, attenante à la première car bientôt ce ne sera plus une cour concentrique est également entourée d'une enceinte elle renferme d'autres logis, où logent les artisans attachés au château, et des abris pour les « retrahants » du domaine, pour leur bétail et leurs biens, c'est-à-dire pour les habitants du fief qui, en cas de danger, viennent se réfugier avec ce qu'ils possèdent, à l'abri de la « ferté ».

De Senlis à Orliens peüst-on estre alés [allé]
Et d'illuec à Paris arrière retornés

Et de Loon à Rains, par toutes les cités,
N'i trovissiés nul homme qui de mère fust nés
Qui ne soit en chastel ou en tor [tour] enserés.

(Les Quatre fils Aymon, v. 3221.)

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Jusqu'au xii siècle, seuls le donjon et l'enceinte intérieuré seront en pierre et le donjon ne le será pas toujours, comme nous venons de le voir par le château du Puiset; les autres constructions sont encore en bois, séparées les unes des autres, ce qui donne à l'ensemble l'aspect d'un campement plutôt que celui d'une résidence fixe. L'enceinte extérieure, entourée d'un fossé, se compose généralement encore de palissades: il arrive qu'elle soit bâtie en pierres sèches.

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Parfois, en dehors de l'enceinte extérieure, mais compris le plus souvent dans l'enceinte même et protégés par ses palis, la vigne, le verger, le courtil du château, un jardin d'agrément, voire un petit bois; le seigneur, la châtelaine et leurs hôtes y trouvent de verts ombrages où chantent les oiseaux. Enfin, à l'extérieur des murs s'étendent les terres arables, « gaignables », des prés, des vignes, des bois, des saulsaies et des oseraies, des étangs où s'ébattent les carpes mordorées, les tanches fugitives, domaine privé du seigneur.

Là palpite l'âme de la petite patrie que l'esprit féodal a formée autour du « baron »>.

On vit tels de ces castels défendus par un seul homme d'armes et qui suffit à sa tâche, car il a sous ses ordres les « retrahants » des environs, les habitants de sa « patrie », ses fidèles, vassaux et serfs, qui se refugient avec famille, bétail et biens entre les murs du castel que le seigneur à construit avec leur concours.

Jusk'à cinquante liues poès [pouvez] aler errant,
Ja n'i troveroit home, borgois ne païsant,

Fors ceus qui ès chatiaus se vont eschergaitant [se sont mis
aux aguets].

(Les Quatre fils Aymon, v. 3485.)

Le paysan se sent à l'abri, il se sait protégé ; il peut travailler saus crainte de voir paraître à l'improviste une bande de pillards qui lui enlèveront bétail et butin, et l'emmèneront captif avec les siens, le faisant avancer à coups de pied, une fourche au col. Grâce à ce brave, au baron féodal, le vilain laboure, sème, espère en sa récolte. «< En ce temps-là, dit l'auteur de la Chronique d'Espagne, les barons, afin d'être prêts à toute heure, tenaient leurs chevaux dans la salle où ils couchaient avec leurs femmes. >>

Insensiblement, entre le chef militaire, de fer vêtu en son

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donjon de pierre, et ses colons de la campagne ouverte, la nécessité affermit, en le rendant coutumier, le contrat mutuel. Les sujets >> travaillent pour le baron, cultivent sa terre, font ses charrois, paient des redevances, tant par maison, tant par tête de bétail, tant pour hériter ou vendre, car il faut qu'il vive avec sa famille et nourisse ses soldats. Le Play a comparé le château féodal ainsi organisé à un atelier militaire, dont le travail consiste dans la protection du travail agricole, industriel et commercial qui ne peut s'accomplir que grâce à lui.

Le baron est heureux de la prospérité de ses fidèles, et ceuxci prennent part aux joies de leur seigneur. Aubri épouse Guibourc. Le jour des noces, son château s'emplit de sa nombreuse « parenté » :

Mês quand il voit son grant palès [palais] empli
Et li banc sont de cavalier vesti [garnis]...

Et on viele haut et cler et seri [joyeusement],
Quant sa gent sont de joi-e resplani.

[Quand ses vassaux et sujets s'épanouissent de joie]
Adonc li semble qu'il a le cors gari...

[Alors il lui semble que lui-même se porte bien].

(Auberi.)

Garin et son fils Girbert arrivent en leur fief de Gorze lès SaintMihiel : « Grands et petits étaient venus à leur rencontre..... Il faisait beau voir la foule des gars et des pucelles riant et menant leurs danses au son des musettes et des violes » (Garin le Loherain).

Et c'est ainsi qu'il est possible de suivre les transformations successives qui, en développant les affections familiales, devenues usages et coutumes, et en les transportant dans l'organisation sociale, ont formé la féodalité.

Creusez un puits dans le désert, où fluera l'eau bienfaisante, et vous verrez, tout autour, la terre verdir, se couvrir de palmiers, d'aloès et de cactus, se former un oasis. De même, au xr° siècle, l'homme assez entreprenant pour faire élever une motte dans un pays ravagé, assez puissant pour y faire construire un donjon avec son enceinte fortifiée et pour le munir d'hommes d'armes, ne tardait pas à voir se multiplier dans la contrée voisine une population active, se développer le travail, se grouper des villages, se bâtir des moutiers. Et les contrées au contraire, où ne veillaient pas des seigneurs puissants et obéis, ne tardaient pas à retomber dans une affreuse anarchie.

La hiérarchie féodale.

La plupart des fiefs se formèrent ainsi en France, au début de l'ère féodale, spontanément, par le groupement des habitants du pays, ramassés dans la tourmente sous la protection d'un homme puissant par son courage, par sa famille, par des propriétés qu'il était à même de défendre, par des alliances qu'il savait faire valoir. La hiérarchie de protection et de dévouement réciproques, établie entre, le seigneur et ses hommes, va se continuer entre le seigneur, qui régit un fief de quelque importance, et un baron plus puissant, lequel groupera sous son autorité, par des liens semblables, non seulement ses vassaux et ses serfs immédiats, mais d'autres seigneurs qui, tout en conservant leur autorité intacte sur leurs «< sujets », deviendront eux-mêmes les «< hommes » de ce suzerain supérieur. Et ce baron supérieur se rattachera à son tour, par des liens identiques, à un seigneur plus important encore. Superposition de fiefs, qui fait penser aux étagements de clochetons, pinacles, niches et voussures des églises médiévales, et dont chacun, quelles qu'en soient l'importance, la puissance, la population, est pareil aux autres en son agencement, jusqu'au fief suprême, clé de voûte de l'édifice, où commande le suzerain de tous les suzerains français, jusqu'au roi, en son donjon du Louvre, que fera construire Philippe Auguste, et dont mouvront tous les donjons de France.

SOURCES. Capitulai es carolingiens, éd. Pertz. LL, t. I. Chron. de St-Riquier, par Hariulf, éd. Lot, 1894. Chroniques des comtes d'Anjou el des sgrs d'Amhoise, éd. Halphen et Poupardin, 1913. - Suger, Vita Ludovici regis, éd. Molinier, 1887. Lamberti Ardensis eccl. presb. chron. Ghisnense et Ardense, éd. GodefroyMénilglaise, 1855.

1882.

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La Chanson de Roland, éd. div. La chançun de Guillelme, éd. Suchier, Biblioth. normannica, 1911. Garin Le Loherain, trd. P. Paris, s. d. (1862). Ogier le Danois éd. Barrois, 1842. Raoul de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, La Chançon des Quatre fils Aymon, éd. Castets, Montpellier, 1909. Li coronomens Looys, éd. Jonckbloet, Guillaume d'Orange, la Haye, 1854, 2 vol. Vict. Mortet, Textes relatifs à l'hist. de l'architecture (XI-XII• s.), 1911. TRAVAUX DES HISTORIENS. Alfred et Maur. Croiset. Hist. de la litt. grecque, 2. éd., 1896. Brussel. Nouvel examen de l'usage des fiefs, 1750, 2 vol. Benj. Guérard. Prolegom. au Polypt. de l'abbé Irminon, 1845. Fustel de Coulanges. Les Origines du système féodal, 1890. Jacq. Flach. Les origines de l'anc. France, 1886-1917, 4 vol. Doniol. Serfs et vilains au M. A, 1900.- Seignobos. Le Régime féodal en Bourgogne, 1832. C. Lamprecht. Etudes sur l'état écon. de la Fr. pend. la i partie du M. A., trad. Marignan. 1889. Guilhiermoz. Essai sur l'Origine de la noblesse en Fr. 1902. Viollet-le-Duc, éd. cit.

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