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des savants se réclamaient dans leur for intérieur du plus pur déisme, s'en remettant à la religion ou à la philosophie du soin d'éclairer leur conscience sur les hauts problèmes des origines du monde et de la destinée humaine; et la philosophie régnante, dans son propre sein, réservait une branche particulière, la métaphysique, pour l'approfondissement de ces questions supérieures. Car l'absolu, alors, n'était pas réputé inaccessible à la raison humaine; en vertu du préjugé traditionnel, que la contradiction kantienne avait seulement effleuré, elle prétendait pouvoir l'atteindre par la connaissance a priori, ou les facultés transcendantes de l'entendement.

Dans sa généralité théorique, cette division entre le divin et l'humain, entre la métaphysique et la science, recouvrait. en somme, sous le voile des fictions surnaturelles, une idée rationnelle et une part de vérité essentielle. Elle était la reconnaissance implicite de la distinction fondamentale, que rien ne saurait abolir, entre l'absolu et le relatif. Dans les anciennes théories de l'absolu, il n'y avait que Dieu de trop; mais Dieu, c'était tout alors et, sans Dieu, il eût semblé qu'il n'y eût plus rien.

A force de rapporter finalement tout à Dieu, on s'était habitué à se persuader que Dieu expliquait réellement tout; on ne s'apercevait pas que Dieu n'explique rien, pas même sa propre nature, radicalement inintelligible et contradictoire. On ne se rendait pas compte que le recours à Dieu, au fond, est un refus d'explication, la pétition de principe par excellence. Quand on a enfin compris que la soi-disant connaissance de Dieu par la révélation était de l'idéologie pure, et l'existence même de Dieu un simple postulat anthropomorphique; qu'au lieu d'être fait à l'image de Dieu, l'homme qui, suivant la spirituelle réplique de Voltaire, le lui avait bien rendu, avait en réalité fait Dieu à son contraire; que les prétendus attributs divins n'étaient que le contre-pied imaginaire des caractères réels et bien définis de l'Humanité, c'est-à-dire une négation, le mot d'absolu, vu son identification constante avec Dieu, s'est trouvé équivoque et insuffisant. Puis la philosophie s'est aperçue que,

Dieu éliminé, non seulement le relatif n'en subissait aucune atteinte, mais que l'absolu lui-même n'en continuait pas moins à subsister; qu'en dehors de l'idée fictive de Dieu, elle restait en présence de tout un ordre essentiel de choses, de tout un domaine extra-phénoménal ou extra-perceptible, absolument inaccessible dans son fond à la connaissance humaine par aucune révélation ni autrement; et c'est pour désigner cette région naturellement soustraite à son exploration qu'elle a eu recours au vocable nouveau d'incognoscible, d'agnostique, où ce caractère d'irréductibilité à la raison humaine est nettement prononcé.

Ce néologisme correspond donc à un besoin réel et il a légitimement conquis droit de cité dans la langue philosophique, sans exclure pour cela définitivement, comme une locution surannée, son congénère, l'absolu, que son aptitude traditionnelle à personnifier le contraste avec le relatif suffirait à faire conserver, une fois débarrassé de l'excroissance parasite du pseudo-principe divin. Les deux termes peuvent subsister côte à côte et se suppléer mutuellement pour les besoins de l'interprétation spéculative, comme exprimant des nuances spéciales et correspondant à des idées entre lesquelles on peut saisir subjectivement une distinction. L'incognoscible, en effet, dans sa généralité indivise, comprend tout le domaine de l'absolu. L'absolu proprement dit, c'est-à-dire l'inconditionnel, l'idée de ce qui est en soi et par soi, incarne plus expressément les notions de causalité originelle et de substance qu'elle évoque, sur lesquelles aucun effort de la mentalité humaine ne peut avoir prise, tandis que des investigations plus profondes, des analyses plus pénétrantes de la science moderne ont montré que, au lieu de cette fixité inaltérable, la délimitation tout au moins de l'incogoscible pouvait sembler moins rigoureuse, ses contours plus indécis; qu'il n'était pas impossible de soulever par endroits un peu du voile qui le recouvre, et de prolonger ainsi à ses dépens, dans une certaine mesure, le domaine du relatif, par quelques appendices qui constituent des acquisitions positives précieuses ou, plus exactement, correspondent à une rectification de frontières plus précise.

II

LA CRISE AGNOSTIQUE

Si je crois à propos d'insister davantage sur cette dénomination, qui en elle-même n'est qu'un mot de plus, une variante dans le glossaire philosophique, c'est que depuis sa propagation, et à la suite de certaines attaques contre la doctrine d'Auguste Comte dont elle a fourni le prétexte, il paraît s'être déclaré, au sein même du Positivisme, chez quelques consciences timorées, une sorte de malaise, un certain état d'âme particulier, quelque chose comme une crise latente d'émotivité morbide, qu'on pourrait qualifier de névrose agnostique, s'il fallait lui créer un nom dans la pathologie, et contre laquelle il importe de réagir; car cette angoisse morale, née d'une susceptibilité extrème à l'endroit de critiques plus superficielles en somme que solides, cette frayeur à tout propos et hors de propos d'être accusé de côtoyer la métaphysique ou même d'y verser inconsidérément, a pris un caractère d'acuité qui l'a fait dégénérer presque en panique et paraît avoir altéré, chez les esprits auxquels je fais allusion, la ferme assiette de la pondération et de l'équilibre positifs. Il en est résulté certains partis-pris de circonspection outrée, certaines tendances à une restriction mentale excessive, qui, pour vouloir resserrer plus étroitement le nœud de l'orthodoxie, pourraient avoir le tort, dans leur exagération même, de forcer la doctrine positive et de l'étriquer, de donner quelque prise à la malignité de ceux qui, en se proclamant avec quelque jactance « citoyens de l'infini », s'autorisent de leurs sublimes clartés pour dénigrer l'étroitesse de nos vues et nous reprocher d'être une petite église fermée, un cul-de-sac étranglé.

Ce courant d'esprit s'est traduit, dans plusieurs appréciations particulières de la Revue occidentale, par un essai de révision scrupuleuse de conscience, de déclarations de principes et d'articulation de foi positive, visant à une sorte de

condensation du dogme, de promulgation de Credo rigoureux, qui, avec de très louables intentions, me paraissent néanmoins dépasser le but et n'être pas l'expression exacte de la raison positiviste.

La peur du mal est quelquefois pire que le mal lui-même. Ne soyons pas plus comtistes que Comte; efforçons-nous de ne prêter aucune apparence de crédit, si injustifiée qu'elle puisse être, aux épithètes malsonnantes qu'on ne se fait pas faute de nous prodiguer, de négativistes intransigeants, d'emmurés du relatif et de bonzes sourds-muets.

Disons tout d'abord comment ce vertigo de l'incognoscible a pris naissance dans le Positivisme. C'est le philosophe italien Angiulli qui a attaché le grelot en prenant directement le Positivisme à partie et en prétendant l'enfermer dans un dilemme sans issue. Sa thèse a été reprise pour leur propre compte et amplifiée par M. Alfred Espinas et, en dernier lieu, par M. de Roberty, qui s'en est fait le commentateur fécond dans ses traités de l'Agnosticisme et de la Recherche de l'unité.

J'examinerai spécialement, à la fin de cet article, l'objection d'Angiulli, en me proposant de montrer qu'elle se réduit, ainsi que l'argumentation subséquente qui s'y est greffée, à un simple paralogisme. Je me borne à rappeler ici que l'idée première a été fournie à Angiulli lui-même par W. Hamilton, le maître en dialectique de Stuart Mill et de Herbert Spencer et le précurseur immédiat de l'école psychologique anglaise comtemporaine, à qui en remonte effectivement la paternité.

Pour Hamilton, l'idée de l'absolu est une pseudo-idée. Dépassant Kant, dont la critique s'était bornée à la démonstration que nous ne connaissons pas l'absolu, il a soutenu que nous ne le concevons même pas, que le mot absolu est un mot vide de sens, un faisceau de négations; dès qu'on essaie de concevoir l'absolu en lui appliquant quelqu'une des formes de la pensée, unité, causalité, etc., on le supprime. Toutes ces formes sont nécessairement des modes de relation : penser, c'est établir une relation entre une chose et une autre; penser, c'est conditionner; le relatif est le seul objet possible de notre intelligence. Dès lors, l'absolu ne peut être que la négation du relatif, c'est-à-dire du concevable. Comme

les choses ne sont intelligibles que par leurs relations, essayer de concevoir l'absolu, c'est essayer de concevoir l'inintelligible. L'idée de l'absolu, c'est l'idée du néant de la pensée. » Voilà le dilemme en germe. Angiulli et ses partenaires n'ont fait qu'en incorporer la formule dans leur polémique, en prenant directement le Positivisme pour cible:

« Positivistes, nous disent-ils en substance, votre dogme fondamental consiste à condamner comme illusoire la recherche des causes premières et dernières de l'absolu; mais cette proposition vous met en flagrant délit de contradiction avec vous-mêmes. Si l'absolu est inaccessible, comme vous l'affirmez, il ne peut pas même exister dans la pensée. Pour être conséquents avec vos principes, vous ne devriez pas même en soupçonner l'existence, vous devriez l'ignorer absolument. »

Là-dessus, plusieurs de nos coreligionnaires emballés, saisis d'un pieux scrupule, hypnotisés par le spectre de l'incognoscible, de le renier à qui mieux mieux comme un reproche d'inconséquence dogmatique. Sans entrer pour le moment dans la discussion de principe de la controverse suscitée par la proposition d'Hamilton, faisons observer seulement que c'est une gageure insoutenable de prétendre que nous n'avons aucune idée de l'absolu, puisque l'existence des métaphysiques et des religions prouve pertinemment le contraire. Il ne servirait à rien d'arguer que les créations des religions et des métaphysiques sont des abstractions réalisées, des entités objectivées; car ces fictions du sentiment ou de la raison logique sont, le Positivisme l'a surabondamment démontré dans l'examen critique des grandes phases d'évolution spéculative de l'Humanité, et particulièrement des dogmes et des institutions du Christianisme, des ébauches provisoires, des symboles recouvrant un fond de réalités permanentes, transfigurées ou travesties, des processus naturels du développement de la mentalité humaine. Ajoutons qu'Hamilton lui-même ne paraît pas avoir fait grand fond sur la valeur de son syllogisme; car, après l'avoir posé et développé, il en détruit lui-même toute la portée logique par cette conclusion inattendue, que « l'absolu s'identifie avec Dieu et que nous

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