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cas de vos ouvrages que des siens ils plairont sans doute à tout l'univers, c'est-à-dire à une trentaine de lecteurs qui n'auront rien à faire.

Guillaume n'avait pas de si hautes prétentions; il me dit avec une humilité convenable à un auteur, mais bien rare: Ah! ma cousine, pensez-vous que dans les quatre-vingt-dix mille brochures imprimées à Paris depuis dix ans, mes opuscules puissent trouver place, et que je puisse surnager sur le fleuve de l'oubli qui engloutit, tous les jours, tant de belles choses?

il y

y a

Quand vous ne vivriez que quinze jours après votre mort, lui dis-je, ce serait toujours beaucoup; très-peu de personnes qui jouissent de cet avantage. Le destin de la plupart des hommes est de vivre ignorés, et ceux qui ont fait le plus de bruit sont quelquefois oubliés le lendemain de leur mort; vous serez distingué de la foule, et peut-être même le nom de Guillaume Vadé, ayant l'honneur d'être imprimé dans un ou deux journaux, pourra passer à la dernière postérité. Sous quel titre voulez-vous que j'imprime vos opuscules? Ma cousine, me dit-il, je crois que le nom de fadaises est le plus convenable; la plupart des choses qu'on fait, qu'on dit et qu'on imprime, méritent assez ce titre.

J'admirai la modestie de mon cousin, et j'en fus extrêmement attendrie. Jérôme Carré arriva alors dans

la chambre. Guillaume fit son testament, par lequel il

me laissait maîtresse absolue de ses manuscrits. Jérôme et moi lui demandâmes où il voulait être enterré; et voici la réponse de Guillaume, qui ne sortira jamais de ma mémoire.

« Je sens bien que n'ayant été élevé dans ce monde « à aucune des dignités qui nourrissent les grands «< sentiments, et qui élèvent l'homme au-dessus de «< lui-même; n'ayant été ni conseiller du roi, ni éche«< vin, ni marguillier, on me traitera après ma mort << avec très peu de cérémonie. On me jettera dans les <«<charniers Saints-Innocents, et on ne mettra sur ma « fosse qu'une croix de bois qui aura déja servi à d'au<< tres; mais j'ai toujours aimé si tendrement ma patrie, << que j'ai beaucoup de répugnance à être enterré dans «< un cimetière. Il est certain qu'étant mort de la ma<«< ladie qui m'attaque, je puerai horriblement. Cette corruption de tant de corps qu'on ensevelit à Paris «< dans les églises, ou auprès des églises, infecte néces<< sairement l'air; et comme dit très à propos le jeune « Ptolomée, en délibérant s'il recevra Pompée chez « lui :

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....

Ces troncs pourris exhalent dans les vents

De quoi faire la guerre au reste des vivants.

« Cette ridicule et odieuse coutume de paver les églises de morts cause dans Paris tous les ans des << maladies épidémiques, et il n'y a point de défunt qui << ne contribue plus ou moins à empester sa patrie. Les

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« Grecs et les Romains étaient bien plus sages que « nous : leur sépulture était hors des villes, et il y a <«< même aujourd'hui plusieurs pays en Europe où cette «< salutaire coutume est établie. Quel plaisir ne serait<«< ce pas pour un bon citoyen d'aller engraisser, par exemple, la stérile plaine des Sablons, et de contri« buer à faire naître des moissons abondantes! Les générations deviendraient utiles les unes aux autres << par ce prudent établissement; les villes seraient plus saines, les terres plus fécondes. En vérité, je ne puis « m'empêcher de dire qu'on manque de police pour << les vivants et pour les morts. >>

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Guillaume parla long-temps sur ce ton. Il avait de grandes vues pour le bien public, et il mourut en parlant, ce qui est une preuve évidente de génie.

Dès qu'il fut passé, je résolus de lui faire des obsèques magnifiques, dignes du grand nom qu'il avait acquis dans le monde. Je courus chez les plus fameux libraires de Paris; je leur proposai d'acheter les œuvres posthumes de mon cousin Guillaume; j'y joignis même quelques belles dissertations de son frère Antoine, et quelques morceaux de son cousin issu de germain, Jérôme Carré. J'obtins trois louis d'or comptant, somme que jamais Guillaume n'avait possédée dans aucun temps de sa vie. Je fis imprimer des billets d'enterrement; je priai tous les beaux esprits de Paris d'honorer de leur présence le service que je commandai pour

le repos de l'âme de Guillaume; aucun ne vint. Je ne pus assister au convoi, et Guillaume fut inhumé sans que personne en sût rien. C'est ainsi qu'il avait vécu; car encore qu'il eût enrichi là foire de plusieurs opéra comiques qui firent l'admiration de tout Paris, on jouissait des fruits de son génie, et on négligeait l'auteur ; c'est ainsi, (comme dit le divin Platon) qu'on suce l'orange, et qu'on jette l'écorce; qu'on cueille les fruits de l'arbre, et qu'on l'abat ensuite. J'ai toujours été frappée de cette ingratitude.

Quelque temps après le décès de Guillaume Vadé, nous perdîmes notre bon parent et ami Jérôme Carré, si connu en son temps par la comédie de l'Ecossaise, qu'il disait avoir traduite pour l'avancement de la littérature honnête; je crois qu'il est de mon devoir d'instruire le public de la détresse où se trouvait Jérôme dans les derniers jours de sa vie. Voici comme il s'en ouvrit en ma présence à frère Giroflée, son con

fesseur :

« Vous savez, dit-il, qu'à mon baptême on me «< donna pour patrons Saint Jérôme, Saint Thomas << et Saint Raimond de Pennafort, et que quand j'eus le bonheur de recevoir la confirmation, on ajouta à mes trois patrons Saint Ignace de Loyola, << Saint François-Xavier, Saint François de Borgia et « Saint Régis, tous jésuites, de sorte que je m'appelle « Jérôme-Thomas-Raimond-Ignace-Xavier-François

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Régis Carré. J'ai cru long-temps qu'avec tant de << noms je ne pouvais manquer de rien sur terre. Ah! « frère Giroflée, que je me suis trompé! il faut qu'il << en soit des patrons comme des valets; plus on en a, plus on est mal servi. Mais voyez, s'il vous plaît, « quelle est ma déconvenue, ( car ce terme est trèsbon, quoi qu'en dise un polisson; Montaigne, Marot <«< et plusieurs auteurs très facétieux en font souvent « usage, il est même dans le dictionnaire de l'acadé<< mie.) Voici donc mon aventure :

« On chasse les révérends pères jésuistes ou jésui<< tes, pour ce que leur institut est pernicieux, contraire « à tous les droits des rois et de la société humaine, etc. « Or Ignace de Loyola ayant créé cet institut appelé Régime, après s'être fait fesser au collège de SainteBarbe, Xavier, François Borgia, Régis, ayant vécu << dans ce régime, il est clair qu'ils sont tous également

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repréhensibles, et que voilà quatre saints qu'il faut « nécessairement que je donne à tous les diables.

« Cela m'a fait naître quelques scrupules sur Saint << Thomas et Saint Raimond de Pennafort. J'ailu leurs «< ouvrages, et j'ai été confondu quand j'ai vu dans << Thomas et dans Raimond à peu-près les mêmes pa« roles que dans Busembaum. Je me suis défait aussitôt << de ces deux patrons, et j'ai brûlé leurs livres.

« Je me suis vu ainsi réduit au seul nom de Jérôme; « mais ce Jérôme, le seul patron qui me restait, ne

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