Images de page
PDF
ePub

eu le soin d'établir que je n'agissais que comme ami du Viceroi, et que toute démarche de sa part pour être honorable pour lui devait être complètement spontanée. Je lui ai suggéré l'idée d'écrire une lettre directement au Roi dont j'ai rédigé moimême le modèle, mais j'ai tenu à ce qu'elle fut traduite en style oriental afin qu'il n'y eût pas de traces d'inspirations étrangères. J'espère que le contenu de cette lettre vous paraîtra satisfaisant.

Au surplus, Monsieur le Président du Conseil, j'ai déjà à me féliciter du parti que j'ai pris à cet endroit, car sans l'idée de cette démarche, idée adoptée par le Vice-roi et presque exécutée depuis deux jours, à la nouvelle de la prise de Saint Jean d'Acre parvenue hier, à laquelle on n'avait pas manqué de joindre celle de l'arrivée positive dans cinq jours de la flotte anglaise devant Alexandrie, j'ai de fortes raisons de croire que Méhémet-Ali aurait envoyé traiter avec l'Amiral Stopford; l'espoir que j'ai fait naître en lui que la lettre qu'il écrivait au Roi amènerait une conclusion prochaine, ou au moins lui vaudrait un apppui réel et immédiat de la France l'a seul décidé à refuser d'entrer en négociations avec les Anglais.

J'ai dû mûrement réfléchir avant de prendre la résolution d'engager Méhémet-Ali dans cette voie, mais indépendamment des motifs assez valables qui précèdent, voici les considérations qui m'ont déterminé:

guerre

Il est hors de doute qu'à moins d'une guerre acharnée on puisse décider les puissances à rendre la Syrie, insurgée à leur instigation, à Méhémet-Ali; et même faire la pour il me semble que la France serait sur un mauvais terrain, car je ne pense pas qu'il soit possible d'invoquer en faveur de la domination du Vice-roi en Syrie un autre droit que le fait et celui-là, il l'a perdu. Nous revenons donc forcément aux termes de la convention, ou même à moins que la convention; les événemens ayant donné tort aux prévisions de la France, le meilleur moyen, je dirai presque le seul moyen de sortir de ce mauvais pas n'est-il pas celui que je viens de faire naître ? La lettre de Mé

hémet-Ali est de nature, si je ne me trompe, à produire une impression favorable sur l'opinion publique; en effet à la face du monde Méhémet-Ali rend la France arbitre suprême de ses destinées, il cédera tout ce que la France voudra pourvu que la France intervienne dans le traité; avec cette clause d'intervention de la France tout est bon pour lui, sans cette clause il est prêt à combattre jusqu'à son dernier soupir et il a encore d'importantes ressources. Cette lettre constitue une espèce de vasselage moral de la famille de Méhémet-Ali envers le Roi des Français; les affaires s'arrangeant par suite de cette lettre, l'Égypte, à l'avenir, est ouvertement sons l'influence exclusive de la France. D'un autre côté, si malgré les revers des Egyptiens en Syrie les Puissances consentent à accorder le Pachalick d'Acre et l'île de Candie au Vice-roi, c'est-à-dire plus que la convention, il n'y aurait pas à s'y tromper ce serait là un acte de grande condescendance envers la France qui devrait d'autant plus satisfaire l'opinion publique que cette conclusion, je le répète, ferait en quelque sorte de l'Égypte une espèce de fief relevant de fait autant et plus du Roi des Français que du Sultan lui-même.

Si vous pensiez qu'au point où en sont les choses un semblable dénouement ne serait pas satisfaisant et qu'il faille à la France armée une satisfaction plus complète et plus entière, j'ai laissé dans le vague ce qui concerne le nature de la possession d'Acre et de Candie; au lieu d'être accordée à titre viager, ou pourrait exiger que cette possession fût comme celle de l'Égypte accordée à titre héréditaire; par les mêmes motifs je n'ai pas indiqué nettement si le Pachalick d'Acre doit ou ne doit pas comprendre la forteresse de ce nom.

D'ailleurs il m'a semblé que cette démarche de MéhémetAli était très élastique et que selon la manière dont vous vous en serviriez, vous pourriez, avec plus ou moins de chances de succès, en faire sortir des concessions plus ou moins grandes des Puissances envers la France: en un mot que vous pouviez en tirer ou la paix ou la guerre; en effet il est probable que si

vous trouvez ce dénonement suffisamment satisfaisant vous ferez proposer à la conférence de Londres d'intervenir dans le traité à condition qu'Acre et Candie soient accordés à Méhémet-Ali et que ce ne sera qu'après que ces termes auront été arrêtés que vous livrerez à la publicité la lettre de MéhémetAli qui en donnant dans cette conclusion une grande prépondérance à la France, serait de nature à effaroucher les Puissances; si au contraire le dénouement ainsi posé ne vous satisfaisait pas, vous jugeriez probablement convenable de commencer par donner une grande publicité au recours que Méhémet-Ali adresse au Roi, pour ensuite adresser un ultimatum à la conférence avec des conditions plus ou moins rigoureuses. Cet ultimatum accepté, après avoir été adressé de la sorte, donnerait sans doute satisfaction entière à l'opinion la plus difficile; refusé, il me semble qu'il amènerait la guerre sur un meilleur terrain que celui sur lequel nous nous trouvons aujourd'hui.

Je vous demande pardon, Monsieur le Président du Conseil, d'être entré dans d'aussi longs développemens, mais il m'importait de vous soumettre, bonnes ou mauvaises, toutes les raisons qui m'ont décidé à prendre une résolution aussi importante. En résumé la démarche que Méhémet-Ali fait envers le Roi m'a semblé en tout cas rendre notre situation moins mouvaise; elle contrariera les Anglo-Russes qui voudraient avoir à Alexandrie comme à Constantinople une entière influence; c'est le seul dénouement pacifique qui reste aujourd'hui et si la guerre est devenue indispensable il ne place la France que sur un meilleur terrain pour la faire.

Il est bien convenu que Méhémet-Ali ne met aucune restriction quelconque à sa soumission aux volontés du Roi; s'il convenait d'abandonner Acre ou Candie, ou l'un et l'autre, il s'y soumettrait à la seule condition que la France intervienne. Si vous faites la guerre, il met sa flotte, tout ce qu'il a, complètement et entièrement à votre disposition, envoyez-lui, non des conseils, mais des ordres.

Ce que je crains maintenant, le voici, c'est que d'ici à quelques

jours toute la flotte anglaise ne se déploye devant Alexandrie, que l'amiral Stopford ne vienne sommer Méhémet-Ali de rendre les vaisseaux turcs, menaçant de bombarder s'il n'y consentait pas, et que d'un autre côté le dit Amiral ne lui fasse proposer un arrangement moyennant l'Égypte seule. Je ferai, dans cette hypothèse, tout ce que je pourrai pour empêcher le Vice-roi d'accéder à une semblable proposition, mais je n'oserais vous assurer que j'y réussisse.

Je ne dois pas finir cette dépêche sans vous dire que la prise de Saint-Jean d'Acre a eu un grand effet sur le moral des troupes et sur celui de leurs chefs. Les fortifications d'Alexandrie que j'ai visitées hier encore, avec le commandant Gallice, sont en bon état; les boulets, la poudre, les fours pour les boulets rouges, les mortiers, les bombes, rien ne manque; malgré cela ce serait se faire illusion d'espèrer que si toute la flotte anglaise vient faire une attaque sérieuse contre Alexandrie la ville puisse se défendre plus de quelques jours. Pour être sûr qu'Alexandrie ne soit pas pris, il faudrait y envoyer 800 artilleurs français avec leurs officiers, un bon général de brigade pour prendre le commandement de la place, un contre-amiral avec plusieurs officiers de marine pour faire concourir la flotte à la défense. Avec ces auxiliaires l'on pourrait être certain que les efforts des Anglais seraient impuissants. Si donc la guerre est déclarée il faudrait, ou envoyer ces renforts, ou envoyer la flotte française pour tenir en échec l'escadre des Alliés, ou bien encore envoyer quelques bâtimens pour chercher la flotte Egyptienne qui serait conduite en France ou auprès de l'escadre française et alors se résigner à laisser prendre Alexandrie en engageant le Pacha à concentrer toutes ses forces au Caire. Si au contraire vous voulez traiter, il n'est pas moins indispensable d'envoyer la flotte française au plus vite en vue d'Alexandrie pour empêcher le bombardement et en tous cas pour être assuré que les Anglais se présentant, Méhémet-Ali ne cédera pas. Ainsi donc, soit pour la paix, soit pour la guerre, les décisions les plus

promptes sont devenues d'urgence, car nous sommes gagnés de vitesse.

J'aurais pu ne pas faire poser de limites aux concessions dans la lettre de Méhémet-Ali et laisser tout à la disposition du Roi, mais j'ai pensé qu'il pourrait peut-être mieux vous convenir que les concessions soient énoncées par Méhémet-Ali lui-même que par la France. Au surplus vous interpréterez cela comme vous le jugerez convenable; le fait est qu'il a entendu se soumettre sans aucune restriction à tout ce que le Roi déciderait à son endroit.

J'avais profité du voyage de l'Euphrate en Syrie pour y envoyer monsieur de Valbézen qui m'accompagne ici; pendant son court séjour à Beyrouth il s'est mis en rapport intime avec Champlatreux et plusieurs Français qui sont en Syrie depuis longtemps. Leur opinion à tous est que la France conserve une grande influence dans la Montagne, et au contraire les Anglais y sont déjà exécrés. Champlatreux est lié d'amitié et d'intérêts avec le nouveau Grand Prince. S'il y avait lieu, il ferait auprès de ce dernier tout ce que vous voudriez.

Méhémet-Ali, dans le premier moment, en apprenant la nouvelle de la prise d'Acre avait envoyé à Ibrahim l'ordre de revenir en Égypte; il me demanda mon avis à ce sujet. Je lui dis qu'il s'était trop pressé, qu'il fallait avant rappeler à Damas toute l'armée de Caramanie et alors seulement se replier s'il y avait lieu, sur le Pachalick d'Acre et plus tard sur l'Égypte. Il a envoyé de nouveaux ordres dans ce sens à Ibrahim. Il faudra beaucoup de temps avant que celui-ci recoive les lettres de son père, et en tous cas il est certain qu'il ne se retirera que quand toutes les forces de la Caramanie l'auront rejoint. Il y a donc du temps et son mouvement de retraite sur l'Égypte n'aura lieu en tous cas, s'il a lieu, que dans six semaines au plus tôt.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur le Président du Conseil,

etc.

WALEWSKI.

« PrécédentContinuer »