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renvoyé de la plainte par la chambre des mises en accusation. Mais M. Martin (du Nord) ne se découragea pas. Une nouvelle saisie vint frapper le National le 16 décembre, et le 26, M. Lamennais était condamné par la cour d'assises à un an de prison et 2,000 francs d'amende. La poursuite de ce dernier remontait, il est vrai, au ministère du 1er mars; en cela du moins le 29 octobre était loin de désavouer ses prédécesseurs. Mais avant tout, il lui importait d'offrir des gages à l'étranger. Les exilés polonais résidant à Paris se proposaient de célébrer, le 29 novembre, le 10° anniversaire de la révolution qui, pour quelques mois, délivra Varsovie de l'oppression russe. Ils avaient désigné pour présider à leur réunion un vieux soldat, le général Rybinski, qui avait commandé le dernier l'armée nationale. En même temps ils avaient invité à se rendre au milieu d'eux plusieurs citoyens français, MM. Garnier-Pagès, Bastide, Buchez, et, au général Rybinski, ils avaient adjoint, comme président français, M. Arago. Ce n'était pas une innovation. Toujours, depuis neuf ans, les réfugiés polonais avaient eu un président français, toujours des orateurs français avaient pris la parole; toujours des citoyens des deux nations s'étaient assis côte à côte dans cette fête commune aux deux peuples, faible consolation pour ceux qui avaient perdu une patrie, généreux hommage de ceux qui apportaient aux exilés la sympathie et l'espérance.

Et cependant ce qui s'était toujours fait sous tous les ministères, même aux jours des guerres civiles, fut frappé d'interdiction par le cabinet du 29 octobre. Le préfet de police signifia aux commissaires que leur réunion n'aurait pas lieu si des Français y présidaient ou y portaient la parole. On craignait sans doute que des hommes considérables dans

l'opposition n'exprimassent avec trop de sincérité les sentiments que leur inspirait l'autocrate russe; le promoteur de la coalition contre la France était bien digne que le gouvernement français le protégeât. M. Guizot couvrait le czar de son égide pacifique.

Cette mesure inusitée était en même temps une insulte au malheur et une aggravation de peines: on séquestrait les Polonais comme une nation de pestiférés; on leur enlevait l'expression des sympathies françaises, leurs dernières ressources, peut-être leurs dernières illusions. Ils ressentirent douloureusement une telle injure, et ils se résolurent avec amertume à contremander leur réunion, puisqu'on leur refusait la triste joie de recevoir de quelques voix amies des encouragements et des consolations.

Pendant que les faiblesses de l'extérieur faisaient contraste avec les violences de l'intérieur, de terribles fléaux portaient la ruine et la désolation dans les riches campagnes du midi et de l'est. Aux premiers jours de novembre, des inondations subites, effrayantes, irrésistibles, envahirent les vallées du Rhône, de la Saône et du Gard. La ville de Lyon fut bientôt convertie en un vaste lac où surnageaient les débris des maisons emportées, des fabriques détruites, des bateaux brisés. L'usine de gaz de la Guillotière, bâtie cependant avec solidité, n'avait pu résister à la force des eaux; dans toute cette partie de la campagne qui s'étend des Brotteaux à la Guillotière, plus de 160 maisons étaient écroulées. Parmi les habitants, les uns avaient péri dans les flots, les autres erraient nus et sans pain.

A Mâcon les désastres n'étaient pas moindres. Soixante lieues dans les environs étaient ravagées; plus de cent villages avaient disparu. Dans la partie haute de la ville, six

mille paysans bivouaquaient sur les places, dans les rues, dépouillés de tout. Pendant six jours les bateaux de sauvetage envoyés par les autorités parcoururent la vallée submergée pour arracher les victimes à l'impitoyable fléau, sans pouvoir suffire à sauver toutes les infortunes. Dans certains endroits, de malheureuses familles attendirent deux ou trois jours sur leurs toits, dans les clochers ou sur des tertres déjà inondés. Quelques-uns, saisis par le délire de la fièvre et de la faim, s'attachaient aux chevrons de leurs toits, sans vouloir qu'on les en arrachât. Il se passait des scènes horribles de douleur et de désespoir.

Les départements voisins étaient également couverts de ruines, l'Ain, l'Isère, le Gard, la Drôme et le Vaucluse. étaient bouleversés, les champs dépouillés de la terre végétale, les arbres déracinés, et tout espoir de récolte perdu.

Ces effroyables désastres produisirent dans toute la France un douloureux retentissement; d'ardentes sympathies s'éveillèrent dans le cœur de tous les citoyens. Des souscriptions furent partout ouvertes pour venir en aide au malheur; le gouvernement, interprète du vœu national, vint demander aux chambres les moyens de réparer quelques-uns des maux causés par les inondations, et les chambres, s'associant au sentiment qui dictait cette proposition, votèrent à l'unanimité un crédit de 6 millions 500 mille francs, applicables : 1,500 mille francs à la reconstruction des voies de communication interrompues ou détruites, et 5 millions au soulagement des plus pressants besoins et des plus impérieuses nécessités. Mais que pouvaient de si faibles ressources dans une si grande proportion de malheurs? que pouvait une goutte d'eau dans un océan de misères? La

destruction avait été si rapide, si générale, que, d'après le relevé officiel fait dans le seul département de l'Ain, le nombre des maisons écroulées sur le littoral de la Saône était de douze cents. Ce fut l'occasion pour quelques écrivains de faire entendre des voeux en faveur de grandes institutions de prévoyance qui permettraient au gouvernement d'alléger d'une manière plus efficace de subites catastrophes, et de ne pas être pris entièrement au dépourvu, même par les coups inattendus du sort. Les pensées exprimées à ce sujet étaient encore vagues et timides; mais on y voit le germe de questions qui devaient être soulevées plus tard avec une brûlante ardeur.

Le ministère ne sut pas cependant se mettre à l'abri de la critique dans l'emploi des fonds. D'innombrables familles mourant de faim durent subir les délais des formules bureaucratiques, avant de toucher l'obole de la charité publique, et plus d'un mois après les catastrophes, deux ministres interpellés à la chambre, répondaient qu'ils n'avaient pas de renseignements. En même temps cependant, 100,000 francs étaient envoyés à Lyon sur la demande de M. Sauzet, 50,000 francs à Mâcon sur les instances de M. de Lamartine. Déjà l'on se demandait si le gouvernement allait faire d'un malheur public un moyen d'influence pour les députés bien pensants. Malheureusement, dans les distributions de secours individuels, plus d'un préfet s'exposa aux mêmes accusations, plus d'un malheureux vit réduire sa portion d'aumône, faute d'avoir l'apostille d'un électeur influent.

La presse signalait ces abus et n'était guère écoutée. Le ministère, tout occupé du soin de sa propre existence, avait peu de temps à donner aux intérêts de quelques paysans

ruinés. De hautes intrigues occupaient toutes ses facultés actives. Malgré son empressement à désavouer le passé, malgré ses déférences pour les puissances alliées, M. Guizot ne réussissait qu'à demi, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur. Les conservateurs zélés ne lui avaient pas encore pardonné la coalition, et les cours étrangères voyaient encore quelque chose de menaçant dans un programme qui prenait pour formule la paix armée. Leur influence avait renversé un ministère qui affectait une attitude offensive avec 900 mille hommes; elles n'acceptaient pas une attitude défensive avec 500 mille. On avait désarmé la guerre; on voulait désarmer la paix. Le projet de fortifier Paris inspirait aussi des ombrages au dehors, surtout avec l'enceinte continue, inutile pour la répression intérieure, efficace seulement contre les agressions de l'Europe. Il y avait au fond de cette mesure une pensée révolutionnaire qui alarmait les chancelleries, et un surcroît de puissance militaire pour la France, qui déconcertait la tactique des signataires du traité de Londres. M. Guizot avait été un instrument utile pour renverser M. Thiers; mais il n'était déjà plus suffisant pour faire rentrer la France dans le congrès européen. Une première victoire rendait plus exigeant; la paix armée devenait malsonnante; les fortifications semblaient une menace; il fallait une paix sans armes et sans précaution. C'est, du reste, la logique des concessions. M. Guizot avait trop accordé, pour qu'on ne voulût pas d'avantage. Mais son programme était fait; il ne pouvait le changer sans tomber avec déshonneur; il y avait associé la chambre, la couronne et tout le pays légal. Le terrain était favorable pour lutter contre ses adversaires. L'homme que lui opposaient les conservateurs outrés, était son ancien rival,

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