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Racine dans sa préface de Bérénice, qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.

La scène tragique, sans exiger absolument une action terminée par une sanglante catastrophe, en veut donc toujours une, qui, par les diverses circonstances dont elle est accompagnée, par la situation où se trouvent les principaux personnages, remue fortement le cœur, et l'agite avec véhémence. Or, nulle action théâtrale ne peut produire cet effet, si elle n'est terrible et touchante, si elle ne nous offre un malheur assez grand, pour nous effrayer, et pour nous attendrir. La terreur et la pitié sont par conséquent les passions que doit exciter la tragédie: elles en sont tout à la fois la base et l'objet, parce que ce sont les deux plus grands ressorts qu'on puisse mettre en jeu, pour émouvoir

notre âme.

Que dans tous vos discours la passion émue
'Aille chercher le coeur, l'échauffe et le remue.
Si d'un beau mouvement l'agréable fureur
Souvent ne nous remplit d'une douce terreur,
Ou n'excite en notre âme une pitié charmante,
En vain vous étalez une scène savante (1).

(1) Boileau, Art Poét., chap. III.

reur et de la pitié.

La terreur, suivant Aristote, est un De la tertrouble de l'âme, qui vient de ce que nous nous imaginons qu'il doit arriver quelque mal qui menace notre vie, ou du moins capable de nous causer une grande affliction. Le poëte tragique doit donc, pour exciter ce sentiment dans notre âme à l'égard d'un personnage qui nous intéresse, nous le faire voir dans des circonstances et des situations, où il soit menacé d'un grand malheur, ой sa vie soit en danger. Telle est dans la tragédie de Rodogune, la situation d'Antiochus et de Seleucus son frère. Nous craignons pour ces deux princes, lorsque nous entendons Cléopâtre, dont l'horrible caractère nous est déjà connu, dire avec emportement:

Sors de mon cœur, nature, ou fais qu'ils m'obéis-
sent;

Fais-les servir ma haine, on consens qu'ils périssent.
Mais l'on a déjà vu que je les veux punir.

Souvent qui tarde trop, se laisse prévenir.
Allons chercher le temps d'immoler mes victimes,
Et de me rendre heareuse à force de grands crimes.

Nous tremblons pour Antiochus, lorsque cette mère dénaturée dit elle-même que le fer l'a délivrée de Seleucus. Notre crainte redouble, lorsqu'on apporte la coupe empoisonnée : elle est à son comble, lorsqu'Antiochus l'approche de ses lèvres.

La situation d'Hippolyte fait naître éga

lement la terreur dans notre âme, lorsque Thésée, sur le faux rapport de la malheureuse Enone ne doutant point

que son fils ne soit coupable, lui dit avec colère :

Fuis, traître. Ne viens point ici braver ma haine,
Et tenter un courroux que je retiens à peine.
C'est bien assez pour moi de l'opprobre éternel
D'avoir pu mettre au jour un fils și criminel,
Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire, ́
De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.
Fais, et și tu ne veux qu'un châtiment soudain,
T'ajoute aux scélérats qu'a punis cette main,
Prens garde que jamais l'astre qui nous éclaire,
Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire,
Fuis, dis-je; et sans retour précipitant tes pas,
De ton horrible aspect purge tous mes états.
Et toi, Neptunc (a), et toi, si jadis mon courage
D'ipfàmes assassins nettoya ton rivage,

Souviens-toi que, pour prix de mes efforts heureux,
Tu promis d'exaucer le premier de mes vœux.
Dans les longues rigueurs d'une prison cruelle,
Je n'ai point imploré ta puissance immortelle.
Avare du secours que j'attens de tes soins,

Mes vœux t'ont réservé pour de plus grands besoins,
Je t'implore aujourd'hui. Venge un malheureux

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père :

J'abandonne ce traître à toute ta colère.

(a) Voyez ce mot, dans les notes, à la fin du premier Volume.

Et ouffe dans son sang ses désirs effroutes.
Thésée à tes fureurs connoîtra tès bontés.

Nous ne pouvons voir ici sans une grande inquiétude le danger qui menace Hippolyte. Notre crainte n'en devient que plus vive,lorsque Thésée rejetant la justification de ce jeune prince, lui dit d'un ton foudroyant :

Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue.

Sors, traître. N'attends pas qu'un père furieux
Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux.

Elle redouble encore, lorsque nous l'entendons dire dans le monologue qui suit :

Misérable, tu cours à ta perte infaillible.
Neptune, par le fleuve (a) aux Dieux memes ter-

rible,

M'a donné sa parole et va l'exécuter.

Un Dien vengeur te suit; tu ne peux l'éviter,

La pitié, suivant Aristote, est une douleur que nous avons des malheurs de celui que nous jugeons digne d'une meilleure fortune, soit que nous en ayons éprouvé, soit que nous craignions d'en éprouver de semblables. La nature a donné à l'homme un cœur sensible et compatissant la seule image des inisères d'autrui le touche et l'attendrit. Si donc le poëte tragique peint

(a) Voyez le mot Styx dans les notes, a la fin da Premier Volume.

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il ne

vivement par l'expression, ou représente par l'action même le malheur du personnage pour lequel on s'intéresse, manquera pas d'exciter la pitié dans l'âme du spectateur. C'est ainsi que Racine sait si bien nous attendrir sur le sort du jeune Joas, par la vive peinture du danger où il se trouva, lorsque la cruelle Athalie fit massacrer tous les princes de la race de David.

De princes égorgés la chambre étoit remplie.
Un poignard à la main, l'implacable Athalie (4)
Au carnage animoit ses barbares soldats,
Et poursuivoit le cours de ses assassinats,
Joas (6) laissé pour mort, frappa soudain ma vue.
Je me figure encor sa nourrice éperdae,
Qui devant les bourreaux s'étoit jetée en vain,
Et foible le tenoit renversé sur son sein.

Je le pris tout sanglant, et baignant son visage,
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l'usage;
Et soit frayeur encor, ou pour me caresser,
De ses bras innocens je me sentis presser.

Grand Dieu ! que mon amour ne lui soit point fu

neste.

Du fidelle David (c) c'est le précieux reste.
Nourri dans ta maison en l'amour de ta loi,

Il ne connoît encor d'autre père que toi.

Sur le point d'attaquer une reine homicide,

(a) Voyez ce mot, dans les notes, à la fin du premier Volume.

(b) Voyez ce mot, ibid.
(c) Voyez ce mot, ibid.

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