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Malherbe.

Le talent de Malherbe a un caractère tout diffèrent'. Moins ingénieux que sage, moins fécond que judicieux, toute son invention consiste à bien choisir, toute sa richesse à se dépouiller à propos. Critique plutôt qu'artiste, c'est à quarantecinq ans qu'il commence sa carrière; son œuvre est un code plus qu'un poëme, et, comme tout législateur, il s'attache surtout à ce qu'on doit éviter. Ainsi que le chef des stoïciens, il prend pour devise: abstiens-toi. Il s'enorgueillit d'être appelé le tyran des mots et des syllabes. Le culte de la langue est sa religion; il la prêche encore au lit de mort à sa gardemalade. Malherbe est sévère dans ses préceptes. Il proscrit en vers l'hiatus, sans circonstances atténuantes, interdit à jamais l'enjambement ou suspension, pose la césure au sixième pied de l'alexandrin, comme une sentinelle impassible, repousse dédaigneusement les rimes trop faciles: rien ne sent plus son grand poële que de rimer difficilement. Désormais plus de licence en poésie; plus d'inversions hasardées; les vers bien faits seront beaux comme de la prose. La gloire de Malherbe c'est d'avoir connu le premier en France le sentiment et la théorie du style, d'avoir fait sciemment ce que Régnier exécutait par instinct. S'il procéda surtout par négation, c'est que son époque, non moins que son génie, lui en faisait une nécessité. La richesse était faite dans la poésie, il n'y manquait que l'ordre, cette seconde richesse. Malherbe inventa le goût: ce fut là sa création. Dans les matériaux confus qu'avaient entassés ses devanciers, il fit une langue noble, par choix et par exclusion. Le principe qui présida à ce triage atteste sa haute intelligence de la vraie nature des langues; il répudia également la cour et le collége, la mode et l'érudition, et prit pour guide l'instinct du peuple de Paris. « Quand on lui demandoit son avis sur quelques mots françois, il renvoyoit ordinairement aux crocheteurs du port au foin et disoit que c'étoient

4. François de Malherbe naquit à Caen vers 1555, et mourut à Paris en 1628. OEuvres odes, paraphrases, psaumes, stances, épigrammes, chansons, lettres; traduction de quelques traités de Sénèqne et du XXXIII livre de Tite-Live.-Edition Chevreau, 1723, 3 vol. in-12. Lefèvre, 1825, 1 vol. in-8.

ses maîtres pour le langage1. » Il rejeta également tous les patois admis avec trop d'indulgence par Ronsard. La langue, comme la monarchie, marchait à grands pas vers l'unité. Au précepte, il sut joindre l'exemple, et le caractère de son talent s'assortit merveilleusement avec les exigences de sa raison. Poëte peu fécond, mais correct et laborieux, on le vit gâter une demi-rame de papier pour faire et refaire une stance. On a calculé que, pendant les onze années les plus fécondes de la vie, il n'a composé, terme moyen, que trente-trois vers par an. Cette sobriété de composition, ce respect du lecteur et des lois du style, cette haute idée des difficultés de l'art, était au seizième siècle chose entièrement nouvelle. Aussi quel charme n'éprouve-t-on pas, en quittant Ronsard, Dubartas, d'Aubigné et Régnier lui-même, de rencontrer tout à coup des vers qu'on croirait cueillis d'hier, tant ils ont conservé leur fraîcheur et leur pureté. Malherbe a pour titre de gloire, ou d'avoir deviné la langue de ses descendants, ou de leur avoir imposé la sienne. Il a fait quelque chose de mieux que des stances ou des sonnets, il a accordé l'instrument de la haute poésie, il a rendu possibles Corneille, Boileau et Racine 2.

1. Vie de Malherbe, par Racan.

2. Nous avons parlé plus longuement de Régnier et de Malherbe, dans notre Tableau de la littérature française au dix-septième siècle, p. 144, 199 et suivantes. M. Sainte-Beuve a donné une nouvelle et très-remarquable étude sur Malherbe dans le 4 numéro de la Revue européenne (15 mars 1859).

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La première moitié de notre grand siècle semble d'abord être toute espagnole. L'influence littéraire de l'Espagne survivait à sa puissance politique : c'était l'écho de sa gloire. Depuis Charles-Quint, la monarchie catholique, débordant de sa péninsule, avait battu de ses flots toutes nos frontières; sous Philippe II elle avait un moment, à l'ombre de la Ligue, envahi jusqu'au cœur de la France : l'Espagne avait présidé nos états généraux dans la personne de ses ambassadeurs. Henri IV refoula le torrent; il rendit la France à elle-même, et devint par là le plus populaire de nos rois. L'œuvre de nos grands écrivains du dix-septième siècle fut analogue; ils retrouvèrent l'esprit français submergé par les idées étrangères. Une organisation robuste se fortifie dans les crises qui semblaient devoir l'accabler; la France gagna à l'invasion des littératures italienne et castillane. Elle sentit s'éveiller dans son sein le sentiment de l'art, de la beauté, de la grâce. Ses maîtres nouveaux exagéraient un peu la leçon : la France ne l'enque mieux. Les anciens seuls eussent été trop parfaits; leur simple et naïve beauté eût moins frappé des yeux encore grossiers. A côté d'eux se placèrent de dangereux mais séduisants modèles, dont les défauts gracieux provoquèrent une plus facile imitation. L'intérêt de cette première période du

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dix-septième siècle, c'est de voir comment le génie national se dégagea peu à peu des éléments hétérogènes qui l'avaient poli, mais qui menaçaient de l'altérer; comment il se montra de nouveau aux yeux de l'Europe, toujours aussi sensé, aussi fin, aussi judicieux, mais plus noble, plus élégant, plus harmonieux qu'au seizième siècle.

Le vainqueur d'Ivry avait chassé de France les Espagnols, mais non pas leurs modes, ni la domination de leurs idées. On ne voyait à Paris que Français espagnolisés. Le costume, la pose, le langage, tout rappelait les fiers soldats qu'on avait si longtemps combattus et admirés. Rien de courtois comme le Français à l'égard de ses ennemis: il les imite en les battant. Barbe pointue, feutre à long poil, pourpoint et haut-dechausses à demi détachés, rubans aux jambes, fraises empesées, telle était la mise des gens comme il faut. On n'entendait dans la bouche des cajoleurs de la cour qu'exclamations et admirations castillanes. Ils réitéraient des JÉSUS-SIRE et criaient en voix dolente il en faut mourir1! Le bon Régnier, si sensé, si français, signale d'un ton moqueur cette conquête nouvelle :

Ami, laissons-le discourir,

:

Dire cent et cent fois il en faudrait mourir !
Sa barbe pinçoter, cajoler la science,

Relever ses cheveux, dire: en ma conscience!
Faire la belle main, mordre un bout de ses gants,
Rire hors de propos, montrer ses belles dents,
Se carrer sur un pied, faire arser son épée,
Et s'adoucir les yeux ainsi qu'une poupée.

La mode fut plus forte que Régnier, que Sully, que Henri IV lui-même. Le plus français de nos rois endossa bon gré mal gré le noir costume de Philippe II, et sur ses vieux jours il se mit, tout en grondant, à apprendre l'espagnol, comme Caton le censeur avait appris le grec.

1. Mémoires de Sully, II partie, chap. II. Voyez A. de Puibusque, Histoire comparée des litteratures espagnole et Française, l. 1, p. 6 et 365, el OEuvres de Math. Regnier, avec les commentaires de Viollet-le-Duc, gatire vIII, p. 40.

Le maître qui lui en donna des leçons, Antonio Perez, joua un rôle important dans la révolution littéraire qui introduisit en France le goût élégant mais recherché de l'Espagne. Il disait vrai sans le croire, dans une de ses lettres au roi : « Certes Votre Majesté a choisi un gentil barbare pour maître, barbare dans ses pensées, barbare dans son langage, barbare en tout. Ce barbare était en effet fort gentil, fort gracieux. Ancien secrétaire de Philippe II, confident, rival, complice et victime de ce prince1, il avait cueilli à la cour de l'Escurial toute la fleur du cultorisme. Reçu avec empressement par Henri IV et par Élisabeth, comme une diffamation vivante de leur ennemi, il rédigea de curieux mémoires et écrivit des lettres non moins curieuses à différents titres. Sous le rapport du goût littéraire, qui seul nous occupe ici, ces lettres servirent d'antécédents et de modèle aux épistoliers illustres de cette période. La célébrité dont elles jouirent au commencement du siècle explique l'empressement qu'on mit à les imiter. Elles rattachèrent Balzac et Voiture à Gongora et à Marino.

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Grave, légère ou galante, toute la correspondance de Perez porte l'empreinte de ses habitudes; l'homme d'État s'est effacé sous l'homme du monde, mais l'homme du monde, c'est encore le courtisan, c'est le courtisan qui a cent maîtres à flatter au lieu d'un, et qui se multiplie pour les contenter tous.... Il cajole, il adule, il encense avec une emphase effrontée.

Avant lui, qui se serait avisé de traduire en hyperboles mystiques le formulaire de la civilité? Qui aurait songé à se dire le très-humble serviteur d'une divinité ou à saluer ur. ange avec passion?... Pompe orientale, gravité castillane, afféterie italienne, rien ne cache cette nature de favori, toujours réfléchie dans son abandon, insinuante dans son étourderie, obséquieuse dans sa familiarité. »

Perez inaugura pour ainsi dire l'hôtel de Rambouillet.

1. Voyez Ant. Perez et Philippe II, par M. Mignet, 2° édition, 1846. 2. On appelait ainsi le mauvais goût mis à la mode en Espagne par le poëte Gongora et par le jésuite Gracian, le législateur du estilo culto.

3. A. de Puibusque, ouvrage cité, t. II, p. 22.

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