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essais épiques eurent alors le même succès. Le malamore Scudéry, gouverneur de Notre-Dame de la Garde, poëte guerrier qui se vantait d'avoir usé plus de mèches en arquebuses qu'en chandelles, ne put néanmoins triompher d'Alaric. Il se dédommagea en mettant la main aux romans héroïques de sa œur, où il jeta des descriptions de batailles. Le badin et cynique Saint-Amant s'avisa tout à coup d'emboucher la trompette,

Et poursuivant Moïse à travers les déserts,
Vint avec Pharaon se noyer dans les mers'.

A l'exemple de Boileau, nous passerons ici sous silence le jésuite Lemoine, auteur d'un Saint Louis. « Il est trop fou pour que j'en dise du bien, écrivait le satirique, et trop poëte pour que j'en dise du mal. » A côté de ces parodies involontaires de l'épopée vint se placer la parodie moqueuse, le grotesque Scarron, aussi bizarre dans son esprit que difforme dans son corps. Tout perclus et défiguré, ce spirituel malade fit le monde à son image; il transforma l'héroïsme en ridicule, composa le Typhon et travestit l'Eneide. Une telle plume devait jouer le premier rôle dans les pamphlets de la Fronde et briller dans les Mazarinades. Mais sa gaieté fit œuvre de bon goût lorsque, à l'exemple de l'Espagnol Rojas Villandrando, il composa le Roman comique, et remporta sur les romans de métaphysique amoureuse une victoire analogue à celle de Cervantes sur les divagations chevaleresques. A la même école, où l'esprit domine plus que la décence, appartient Sarrasin, tour à tour historien, érudit et poëte, qui a fait des lettres plutôt un délassement qu'une étude, et s'est élevé bien au-dessus du médiocre sans atteindre le vrai beau3. A ces muses peu révérencieuses, le salon bleu d'Arthénice

4. George de Scudéry, né au Havre en 1601; mort en 1667. — OEuvres : seize pièces de théâtre; poésies diverses; Alaric, épopée; le Voyage fortuné, roman doucereux; des discours et des traductions.

2. Boileau, Art poétique.

3. Geruzez, Essais d'histoire littéraire. On trouve dans cet ouvrage, dont la critique, la fois ingénieuse et savante, rappelle la manière de M. Villelemain, d'excellentes notices sur la plupart des auteurs secondaires que nous parcourons ici rapidement.

oppose un doux et harmonieux poëte, le meilleur élève de Malherbe, Racan, qui surpasse autant son maître par le sentiment et la grâce qu'il lui est inférieur pour la correction et la régularité1. Seul au milieu d'une société peu naïve, Racan a conservé l'intelligence et l'amour de la campagne. Un souffle virgilien semble avoir passé dans ses vers, dont l'harmonie fait pressentir Racine.

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Scudéry, Racan, Scarron et un grand nombre de poëtes contemporains, ne se bornèrent point à obtenir les suffrages silencieux de la lecture: ils ambitionnèrent une gloire plus éclatante, dont la possibilité seule était l'indice d'un progrès social. Ils travaillèrent pour le théâtre. Quelque restreinte que soit chez les modernes la publicité des représentations scéniques, toutefois il y avait déjà loin de ces réunions ouvertes à tous, aux coteries privilégiées où dominaient Voiture et Balzac. La littérature française faisait appel au peuple; elle sentait devant elle un public.

Le théâtre, en effet, venait de sortir des colléges où il s'était renfermé avec Jodelle et Garnier. Les confrères de la Passion dépossédés de leurs mystères par l'arrêt de 1548, et réduits à vivre chétivement de farces, de moralités et de bergeries, avaient enfin cédé l'hôtel de Bourgogne à une troupe de véri

mourut en 1670.

1. Honorat de Bueil, marquis de Racan, naquit en Touraine en 1589,et y Voyez mon Tableau de la littérature française au dixseptième siècle, p. 181.

tables comédiens. Cette compagnie, un peu moins misérable que ses sœurs vagabondes, qui erraient sur les grandes routes, exposées à tous les accidents du Roman comique, avait pour chef, pour directeur, pour fournisseur universel, le poëte ou plutôt le manufacturier tragique Alexandre Hardy 1. Pendant trente ans, sa verve intarissable suffit aux besoins des acteurs et à la curiosité du public. On assure qu'il composa sept cents pièces : il nous en reste quarante et une, toutes en vers. Une semaine lui suffisait pour inventer, écrire et livrer une tragédie. Hardy imitait ainsi les auteurs espagnols. Il faisait mieux il les pillait; les nouvelles de Cervantes et les pièces de Lope de Vega étaient sa mine d'or. Il y puisait sans règle, sans goût, entassant au lieu de choisir, traduisant au lieu de refondre. Il y avait pourtant dans cet homme de l'audace, de l'énergie d'expression et une remarquable entente de la scène. A défaut de l'art qui dispose, il avait l'instinct de l'effet : il savait deviner et saisir une situation intéressante. C'est par là qu'il s'emparait de son public. Placé entre deux genres divers d'affectation, il avait eu le bon esprit de préférer les Espagnols aux Italiens, les coups de théâtre à l'afféterie. « Les vers tragiques, disait-il, doivent avoir une mâle vigueur, être constamment soutenus, sans pointes, sans prose rimée, sans faire d'une mouche un éléphant. La théorie de Hardy valait mieux que sa pratique. Il avait plutôt le sentiment du bien que la force de l'accomplir. Toutefois il faut lui savoir gré de s'être soustrait au joug des précieuses, et d'avoir forcé les spectateurs d'applaudir autre chose que ce qu'ils vantaient.

Le bel esprit de l'hôtel de Rambouillet descendit pourtant sur la scène. C'était le langage du grand monde; et le public ne veut pas être peuple. Théophile Viaud', poëte remarquable par son imagination dans les détails du style, mais sans invention comme sans goût, fit jouer Pyrame et Thisbé.

1. Né à Paris en 1564; mort en 4630.

2. Né dans l'Agénois en 1590; mort en 1626.-OEuvres : odes, stances et sonnets; tragédies: la Mort de Socrate, en prose et en vers- -Voir, sur les ouvrages et le talent de Théophile Viaud, mon Tableau de la littérature francaise au dix-septième siècle, p. 304, 344 et suivantes.

Gongora avait traité le même sujet dans un poëme narratif où il avait prodigué toute l'affectation qui a rendu son nom célèbre. Théophile profita du modèle: ses personnages parlèrent à ravir la langue des alcovistes, et enrichirent leur dialogue des plus brillants conceptos. Thisbé disait dans le monologue d'ouverture:

Il m'est ici permis de te nommer, Pyrame,
Il m'est ici permis de t'appeler mon âme.
Mon âme? qu'ai-je dit? C'est fort mal discourir :
Car l'âme nous fait vivre, et tu me fais mourir.
Il est vrai que la mort que ton amour me livre
Est aussi seulement ce que j'appelle vivre.

Pyrame ne restait pas en arrière en fait d'esprit et de beau langage:

Ma maîtresse m'attend: afin de me complaire,
L'autre soleil s'en va quand celui-ci m'éclaire.

Et, s'approchant de la fente pratiquée dans la muraille qui le sépare de sa bien-aimée, il ajoutait :

Ici, cruels parents, malgré vos dures lois,
Nous faisons un passage à nos timides voix.
Ici, nos cœurs ouverts, malgré vos tyrannies,
Se font entre-baiser nos volontés unies.
Conseillers inhumains, pères sans amitié,
Voyez comme ce marbre est fendu de pitié,
Et qu'à notre douleur, le sein de ces murailles
Pour recéler nos feux s'entr'ouvre les entrailles.

On trouvait surtout du dernier galant l'exclamation finale de Thisbé apercevant le poignard dont son amant vient de se percer:

Ah! voilà le poignard qui du sang de son maître
S'est souillé lâchement! il en rougit, le traitre.

Pour le coup, les Cultoristes étaient vaincus : l'Espagne n'avait rien trouvé de pareil. Aussi Scudéry s'écriait-il dans un langage digne du chef-d'oeuvre qu'il admirait : « Il n'est mauvais qu'en ce qu'il est trop bon; car excepté ceux qui

n'ont point de mémoire, il ne se trouve personne qui ne le sache par cœur; de sorte que sa rareté empêche qu'il ne soit rare. »

Nous laissons à penser si l'auteur d'Alaric, si le complice des romans héroïques d'Artamène et de Clélie s'évertua pour imiter ce qu'il admirait si bien. Il eut à son tour un tel succès qu'à la première représentation de l'Amour tyrannique, les portiers de la salle furent écrasés par la foule. Quoique fâcheux pour les portiers, cet empressement du public pour les plaisirs de l'esprit est un fait moral de la plus haute importance.

Les poëtes se précipitaient vers la scène avec non moins d'ardeur. Nous retrouvons encore les noms de quatre-vingtseize poëtes dramatiques contemporains de Hardy et témoins des débuts du grand Corneille. Il est vrai qu'il en surnage un bien petit nombre dans ce vaste débordement. L'histoire littéraire doit pourtant un souvenir à Mairet, à Tristan et à Duryer. Mairet tendit une main à l'Italie et l'autre à l'Espagne sa Sophonisbe, empruntée à Trissin, semblait avoir été retouchée par Marino ou par Gongora; son Duc d'Ossone, tiré de Christoval de Silva, avait encore toute sa physionomie castillane. Le traducteur s'était contenté d'ajouter à la versification un peu d'enflure et de trivialité. Tristan avait plus d'âme et de poésie que Mairet : ses succès furent plus sérieux et plus durables. Sa Marianne, imitée du Tetrarca de Jérusalem de Calderon, arracha des larmes au cardinal de Richelieu, et l'auteur qui jouait Hérode faillit succomber à son émotion. Duryer fut très-supérieur à Tristan et à Mairet Son vers est souvent large, facile, sentencieux; mais une mollesse italienne énerve chez lui les plus belles situations et dénature les plus beaux caractères. Son Saül est la plus remarquable de ses pièces.

Enfin, il est un nom plus glorieux qui, par ses débuts, se rattache à cette période et mériterait une gloire plus grande si ses chefs-d'œuvre devaient y trouver place. Rotrou1, dont

1. Jean de Rotrou, né à Dreux en 1609, mourut en 1650; lieutenant particulier du bailliage de cette ville, il succomba à une épidémie après avoir refusé d'abandonner son poste.

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