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connaître cette noble contrée ; mais ses préjugés tout français l'empêchèrent de voir au delà du détroit autre chose que la France. Spirituel causeur, épicurien de bon goût, moraliste élégant et superficiel, il se piqua plus de vivre que d'écrire, et se conforma pleinement à sa maxime: Nous avons plus d'intérêt à jouir du monde qu'à le connaître.

Un moraliste dont le nom est resté plus célèbre, grâce à la rare distinction de son style, à la forme concise, ingénieuse, frappante de ses observations, c'est François de Marsillac, duc de La Rochefoucauld1. Ses Maximes ou Réflexions morales, qui parurent en 1665, sont en quelque sorte un feu continu de remarques fines, spirituelles, paradoxales. C'est le premier ouvrage publié en France dans ce style vif et coupé. Ce livre, selon Voltaire, fut un de ceux qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation et à lui donner un esprit de justesse et de précision. Ses Mémoires sont lus, dit ailleurs cet excellent juge, et on sait par cœur ses Pensées. Toutefois, dans La Rochefoucauld, le philosophe est loin de valoir l'écrivain. Ses Maximes ne sont guère qu'une perpétuelle variante de cette pensée fausse, c'est-à-dire outrée, que toutes les actions humaines n'ont pour mobile que l'amour-propre. L'auteur ne voit qu'un des deux côtés de la nature morale. Il sépare les deux instincts qui la composent, et retranche absolument le plus noble. Il prend l'accident pour la règle, et nie la vertu parce qu'il y a des cœurs vicieux. Au reste, pour corriger son erreur, il suffit de restreindre ce qu'il généralise, et d'entendre de quelques individus ce qu'il affirme de la nature humaine. La Rochefoucauld était un courtisan plutôt qu'un philosophe. Il avait vécu dans un monde égoïste, au milieu des mesquines agitations de la Fronde. Il connaissait les hommes il s'est trompé en croyant connaître l'homme.

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La forme des Maximes ne laissait pas d'avoir quelque chose de monotone dans sa concision affectée. Ces étincelles qui brillent à chaque ligne pour s'éteindre aussitôt et qui n'ont pour objet que de vous surprendre, finissent par lasser les yeux. Un écrivain plus éminent que La Rochefoucauld sut

1. 1613-1680.

éviter cet écueil par une variété pleine de caprice et de coquetterie. Sans système philosophique arrêté, sans prétention à la profondeur, La Bruyère est un auteur charmant qu'on ne se lasse pas de relire. Quel riche tableau que son livre des Caractères! Que de finesse dans le dessin! que de couleurs brillantes et délicatement nuancées! comme tout ce monde comique qu'il a créé s'agite dans un pêle-mêle amusant! Point de transitions, point de plan régulier. Ses personnages sont une foule affairée qui court, qui se remue toute chamarrée de prétentions, d'originalités, de ridicules: vous croiriez être dans la grande galerie de Versailles, et voir défiler devant vous, ducs, marquis, financiers, bourgeois-gentilshommes, pédants, prélats de cour. Tantôt vous entendez un piquant dialogue, qui a tout le sel d'une petite comédie, avec un mot plein de sens pour dénoûment; tantôt, entre deux travers habilement saisis, l'auteur glisse une réflexion morale dont la vérité fait le principal mérite; ici c'est une maxime concise, à la manière de La Rochefoucauld, mais sans ses préjugés misanthropiques: là une image familière ennoblie à force d'esprit et de nouveauté; plus loin une construction maligne qui arme d'un trait inattendu la fin de la phrase la plus inoffensive. La Bruyère, quoique grand observateur, n'est pas précisément un philosophe : il ne creuse pas dans la région souterraine des principes; il se tient à la surface où végètent les passions et les vices. En fait de pensée il croit que tout est dit et qu'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes. Aussi est-il plutôt un artiste qu'un penseur. Il a pris aux honnêtes gens de son temps leurs croyances toutes faites ; à Théophraste, qu'il a traduit, sa manière et sa forme; mais il a mis sous tout cela son esprit, et c'est assez pour assurer l'immortalité à son livre.

Prélude du dix-huitième siècle.

« Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire; les grands sujets lui sont défendus. Il les er

1. 1839-1696.

tame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses, qu'il relève par la beauté de son génie et de son style. »

Ces paroles, par lesquelles La Bruyère justifiait sans doute à ses propres yeux le caractère un peu superficiel de son ouvrage, étaient en même temps le symptôme d'un besoin nouveau qui allait bientôt se manifester dans la littérature. Ce n'était pas seulement la satire qui se sentait à l'étroit entre la religion et la monarchie. La pensée tout entière commençait à s'agiter dans ces bornes augustes qu'elle ne devait pas tarder à franchir. Descartes avait posé les prémisses de l'indépendance; et son principe, plus fort que ses prudentes réserves, devait entraîner bien loin ses audacieux héritiers. Un esprit de liberté soufflait de tous les points. En Hollande, un homme d'une immense érudition, d'une étonnante facilité, Bayle se déclarait le champion du pyrrhonisme, et préludait à l'Encyclopédie aussi bien par l'esprit que par la forme de ses travaux. L'Angleterre accomplissait sa révolution, et tenait en réserve les germes de la nôtre, que le génie impatient de Voltaire allait bientôt lui emprunter. En France même, la tradition sceptique, la voix de Rabelais et de Montaigne, étouffée en apparence par l'harmonieux concert des écrivains religieux de la grande époque, s'était apaisée mais non pas éteinte. Pareille à ces fils conducteurs qui transmettent d'un continent à l'autre, par-dessous les flots de l'Océan, le mouvement et la pensée, l'incrédulité du seizième siècle traversait secrètement le règne de Louis XIV, pour aller ébranler le siècle suivant. La Fronde lui avait légué les Lionne, les Retz, épicuriens ardents et habiles, la princesse Palatine, le grand Condé et le médecin-abbé Bourdelot, timides dans leur impiété. Méré, Miton, Desbarreaux furent franchement incrédules; Ninon et sa cour, Saint-Évremont, Saint-Réal, les poëtes Hesnault, Lainez et Saint-Pavin formaient, dans la société religieuse du siècle, un petit monde à part qui prenait volontiers pour croyances la théorie de ses plaisirs. Les Vendôme, entourés des Chaulieu, des La Fare, faisaient de leurs palais du Temple l'asile de la débauche et du libre penser. A la cour même, à la vraie cour de Versailles, que de vices païens s'impatientaient du masque de la décence, surtoul

quand le règne de Maintenon les eut comprimés encore davantage sous des apparences hypocrites! Tout cela fermentait sourdement au-dessous de la société officielle et régulière. Les mauvais instincts et les aspirations généreuses se coalisaient, comme dans toute révolution, pour renverser le présent, quitte à se disputer l'avenir. On sentait que la fin du règne était la fin d'une société.

C'était aussi la fin d'une littérature. Ce flux d'idées nouvelles qui monte va briser, en s'y précipitant, les formes régulières du grand siècle. La poésie va pour un temps s'envoler au ciel avec la foi; la prose compensera par des qualités nouvelles la majesté tranquille ou la grâce régulière qu'elle doit perdre. Désormais légère, brillante, acirée, elle deviendra une arme, comme la littérature une puissance. La philosophie du dix-huitième siècle, c'est la révolution française dans le domaine de la pensée.

CINQUIÈME PÉRIODE.

LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

CHAPITRE XXXVII.

VOLTAIRE.

Tendances générales du dix-huitième siècle. - Influence de l'Angleterre.

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- Voltaire; son éducation.

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épopée. Ses poésies diverses. Ses travaux historiques. philosophie.

Tendances générales du dix-huitième siècle.

Son

Sa

L'œuvre de la littérature française au dix-huitième siècle semble d'abord purement subversive. Les croyances, les mœurs, les intitutions antiques tombent successivement sous ses coups; elle attaque les religions positives, elle menace les royautés elle est possédée de l'enthousiasme de la destruction. Mais il ne faut pas s'arrêter à l'apparence: des germes féconds se cachent sous ces ruines. Si elle rompt avec la tradition historique, du moins elle se dévoue à la recherche du juste et du vrai. La France réalisa alors le premier moment de la pensée de Descartes, le doute méthodique. C'est un triste spectacle que cet ébranlement universel du monde moral; pourtant il est beau de voir, pour la première fois, les hommes en majorité croire à la puissance de la raison. Il manqua au dix-huitième siècle de rapporter cette raison, devant laquelle il s'inclinait, à sa source éternelle et divine, et de dire avec Fénelon: « Où est-elle cette raison parfaite qui est si près de moi et si différente de moi? n'est-elle pas le Dieu que je cherche1? »

4. En ne reconnaissant la raison que subjectivement, c'est-à-dire comme

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