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Au quatorzième et au quinzième siècle, autre spectacle non moins frappant: la science s'émancipe d'une tutelle longtemps bienfaisante; l'Église n'est plus le seul pouvoir moral, l'esprit humain commence à s'affranchir.

Bientôt il se fortifie par l'héritage de l'antiquité: la tradition grecque et latine reparaît dans tout son éclat. Le seizième siècle est comme le confluent où les deux courants de la civilisation, le christianisme et l'antiquité, se rejoignent.

C'est sous Louis XIV qu'ils forment en France ce grand et majestueux fleuve où l'Europe tout entière a puisé.

Après lui nouvelle ruine : toutes les bases de la société s'ébranlent, toutes les autorités s'écroulent. Comme à la chute de l'empire romain, il se fait une terrible invasion, celle des idées : le dix-huitième siècle est une époque de renversement.

Une grande mission semble réservée au nôtre, celle de reconstruire l'édifice sur des bases nouvelles. Il ne s'agit point de relever purement et simplement ce que le temps a détruit. La tentative gigantesque mais éphémère de Charlemagne est là pour nous apprendre que l'histoire ne se répète pas. Ce que le génie d'un grand homme n'avait pu faire, la force vitale des nations, la séve naturelle de l'esprit humain l'a accompli : le moyen âge a trouvé de lui-même sa forme. Notre siècle sans doute trouvera aussi la sienne. Déjà, sans renoncer à la liberté, conquête de la génération précédente, nous avons rejeté ses stériles négations. La religion, dont nos aïeux avaient trop fait une institution politique appuyée sur la loi du pays, a retrouvé sa vraie puissance depuis qu'elle ne veut plus d'autres armes que la libre adhésion des fidèles, d'autre privilége que celui de faire le bonheur des hommes. L'État, l'art, la science, la philosophie se rapprochent et se groupent autour du principe sauveur qui se dégage lentement du milieu de nos souffrances, de nos déchirements et de nos

cléricale est une des gloires de la France. Parler des lettres au moyen âge sans dire un mot de l'Église et de ses travaux, c'est décrire l'aurore en faisant abstraction de la lumière.

misères; ce principe c'est la foi à la vérité librement examinée et librement admise, l'obéissance à la raison impersonnelle, souveraine invisible et absolue du monde Telles sont les idées que nous nous sommes efforcé de développer dans ce livre, et que nous soumettons avec respect au jugement du public.

20 août 1851.

Plusieurs éditions de cet ouvrage s'étant succédé depuis l'époque où nous écrivions ces lignes, nous devons ajouter à notre préface un remercîment au public bienveillant, qui a tenu compte avec tant d'indulgence de notre bonne volonté et de nos efforts. Nous avons profité d'année en année des observations qui nous ont été faites, et amendé notre œuvre dans la mesure de nos forces. Nous continuerons, s'il plaît à Dieu, à remplir ce devoir: s'améliorer c'est la seule consolation de vieillir.

Une des améliorations auxquelles nous attachons le plus d'importance consiste dans l'addition de deux volumes de TEXTES CLASSIQUES, que nous avons publiés récemment, comme complément de cette Histoire. Nous avons cru qu'un moyen de rendre plus utiles nos appréciations littéraires, c'est d'y ajouter un choix de nos meilleurs écrivains, qui les justifie ou les redresse. L'histoire d'une littérature, sous sa forme narrative, n'est que l'opinion d'un critique; les textes des auteurs sont la littérature elle-même.

Parmi les critiques qu'on nous a adressées, à l'époque eù cette Histoire parut pour la première fois, il en est une qui semble grave et à laquelle cependant nous n'avons pu satisfaire. On nous a reproché de nous étendre avec complaisance sur les époques obscures de notre histoire littéraire, sur le moyen âge par exemple, et de ne pas don

ner au dix-septième siècle un développement proportionné à son importance. Mais voici que, dans une savante revue, -on appelle poliment l'érudition science- un critique savant aussi, un copiste de poëmes carlovingiens, laborieux ouvrier au service du « gigantesque projet de M. Fortǝul',» nous accuse, nous et tous nos confrères, d'avoir rompu la proportion de nos histoires au préjudice du moyen âge. Il faudrait, selon lui, insister encore sur les Chansons de geste, analyser consciencieusement Gui de Bourgogne, Otinel, Floovant et tutti quanti. Ah! monsieur Josse, que vous êtes un terrible orfévre!

Nous ne serions nullement surpris qu'un partisan de la renaissance, comme nous le sommes nous-même, nous accusat d'avoir couru bien rapidement sur cette belle et féconde époque, douée d'une originalité si puissante, si créatrice. Nous en avons parlé en Sorbonne, pendant un an, et l'année nous a semblé trop courte.

Nous trouverions fort naturel aussi qu'un admirateur de ce dix-huitième siècle si novateur, si hardi, si prodigieusement spirituel, nous trouvât déplorablement incomplet à l'endroit de cette brillante pléiade d'hommes et de femmes auteurs, dont les ouvrages, dont les mémoires, dont les moindres billets sont quelquefois des chefs-d'œuvre.

Et notre revue du dix-neuvième siècle, quel auteur contemporain la trouvera assez développée?

Que conclure de tous ces reproches? Qu'à force de rompre l'équilibre sur tous les points, nous pourrions bien l'avoir établi à peu près partout; qu'il n'est aucune époque dont nous ayons dit tout ce qu'on peut, tout ce qu'on doit en dire; en d'autres termes, que notre ouvrage n'a qu'un seul volume. En vérité, nous nous en doutions. Quoi qu'il en soit, nous avons fait droit, dans nos TEXTES CLASSIQUES, aux justes prédilections des admi

1. On sait que ce ministre avait dessein de faire enterrer dans un vaste recueil tout ce qui a été rimé au moyen âge. On a restreint timidement son plan on se contentera de publier le Cycle carlovingien, seulement quatre ou cinq mille vers!

rateurs du dix-septième siècle, en consacrant plus de cinq cents pages aux extraits des auteurs de cette époque.

Il n'est jamais trop tard pour réparer une omission, quand cette omission est une injustice. On a pu remarquer que la table analytique de ce livre est faite avec un soin extrême et une intelligence rare des choses bibliographiques. Je dois cette table à l'amitié d'un magistrat distingué, M. H. Vinson, qui sait allier aux travaux de sa profession la passion de la bibliographie et des lettres. Quand j'ai publié pour la première fois ce livre, je ne croyais pas que le public y attachât assez d'importance pour qu'il me fût permis de nommer mon modeste collaborateur : le succès m'encourage à être reconnaissant.

M. H. Vinson vient d'acquérir encore un nouveau titre à ma gratitude, en composant, pour compléter ce livre, un Appendice qui contient l'indication des principales œuvres littéraires publiées depuis 1830 jusqu'en 1872.

Ce travail, fait avec tout le soin qui distingue les œuvres du savant bibliophile, est un ensemble neuf, non encore essayé, et qui a l'avantage de présenter sous un coup d'œil, avec précision, ce que tout le monde sait par à-peu-près, et que personne ne sait d'une manière nette et continue.

J'ai eu encore, pour ma cinquième édition et par conséquent pour les suivantes, un autre auxiliaire que je suis heureux de nommer. Mon collègue et ami, E. Geruzez, a bien voulu me signaler un assez grand nombre d'inexactitudes qui s'étaient glissées dans mes éditions précédentes. On sait que M. Geruzez a publié, peu de temps après moi (1851), un ouvrage sur le même sujet

2. M. Vinson a publié, á Pondichéry, le curieux catalogue de sa biblio thèque (Notice sommaire des livres d'une petite bibliothèque, in-4, 192 p. 160 exemplaires). Il tient en portefeuille un ouvrage qui prendra sa place côté de celui de L. Ratisbonne, l'Enfer de Dante, traduit en terzines, c'est-àdire en vers entrelacés suivant le système du poëte italien. Ce travail, dont nous avons vu le manuscrit, est un calque étonnant d'exactitude

et sous le même titre que le mien, ouvrage couronné par l'Académie française, et qui méritait sous tous les rapports une pareille distinction. Ce n'est pas sans une certaine fierté que je constate ici que cette espèce de concurrence, honnête et loyale des deux côtés, généreuse même du sien, n'a fait que resserrer les liens de notre amitié, grâce à une mutuelle estime. Vixeruntque mira concordia, per mutuam caritatem, et invicem se anteponendo 2.

Paris, le 29 novembre 1872.

1. M. Geruzez a publié depuis, en deux volumes, une deuxième édition de son Histoire considérablement augmentée et couronnée une deuxième fois par l'Académie française.

2. Ce n'est pas sans une émotion douloureuse que je réimprime ces lignes, qu'il ne relira plus.

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