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niches. Personne n'ignore l'histoire de ce peintre romain (Casanova) qui fit un tableau antique, et le présenta dûment barbouillé de terre au fameux Winckelmann. L'antiquaire y fut pris, et pensa étouffer de

rage.

Mais si l'Apollon du Belvédère sortait tout à coup de l'atelier d'un artiste fameux (de Canova, par exemple), portant tous les signes de la fraîcheur et n'ayant jamais été vu de personne, ne doutez pas un moment que tous les Winckelmann ne disent, comme ils le disent du Persée : Après l'antique, il n'y a rien de si

beau.

Tandis que les premiers amateurs regardaient les belles statues de Rome, telles que le Laocoon, l'Apollon, le Gladiateur, comme les chefs-d'œuvre et le nec plus ultra de l'art humain, le célèbre Mengs, comme je me rappelle l'avoir vu quelque part dans ses œuvres, ne les regardait que comme des copies d'originaux supérieurs. Il avait aussi son beau idéal et ses règles particulières (1).

V

Si les anciens revenaient au monde, ils riraient peutêtre du culte que nous leur rendons. Le beau européen est nul pour l'œil asiatique, et nous-mêmes, nous ne savons pas nous accorder. Nous en appelons à l'antique, mais l'antique même n'est prouvé que par la rouille et la patine. C'est la date qui est belle; dès qu'on en peut douter, le beau s'évanouit. Il semble que l'imitation

(1) Lettres et op., t. II, p. 193 et 194.

de la nature offre un principe certain; malheureusement il n'en est rien, car c'est précisément cette imitation qui fait naître les plus grandes questions. Il n'est pas vrai, en général, que dans les arts d'imitation il s'agisse d'imiter la nature; il faut l'imiter jusqu'à un certain point et d'une certaine manière. Si l'on passe ces bornes, on s'éloigne du beau en s'approchant de la nature. Si quelqu'un parvenait à imiter sur le plat un tapis de verdure avec des matériaux convenables, au point de tromper un aniinal qui viendrait brouter, il n'aurait fait qu'une chose curieuse; mais que Claude Lorrain ou Ruysdaël imite cette même verdure sur une toile verticale avec quelques poudres vertes, jaunes, brunes, délayées dans de l'huile, cette imitation, qui sera à mille lieues de la première pour la vérité, sera une belle chose, et on la couvrira d'or. Il s'agit donc toujours de savoir : 1o ce qu'il faut imiter; 2° jusqu'à quel point il faut imiter; 3° comment il faut imiter. Or, sur ces trois points, les nations, les écoles, ni même les individus, ne sont pas d'accord (1).

(1) Ibid., p. 197 et 198.

NOTE

DU CHAPITRE V.

Note A, page 299.

Dans un ouvrage, qui est un chef-d'œuvre, pour l'agrément du style, la précision des idées, la justesse et la profondeur des réflexions (1), le célèbre père André, définissant le Beau, en général, s'exprime ainsi :

«Je ne sais par quelle fatalité il arrive que les choses dont on parle le plus parmi les hommes, sont ordinairement celles que l'on connaît le moins. Telle est, entre mille autres, la matière que j'entreprends de traiter. C'est le beau; tout le monde en parle, tout le monde en raisonne... On veut du beau partout; du beau dans les ouvrages de la nature, du beau dans les productions de l'art, du beau dans les ouvrages d'esprit, du beau dans les mœurs et si l'on en trouve quelque part, c'est peu de dire qu'on en est touché ; on en est frappé, saisi, enchanté. Mais de quoi l'est-on?

« Demandez... aux personnes qui en paraissent les plus éprises, quel est ce beau, qui les charme tant? quel en est le fond, la nature, la notion précise, la véritable idée ? si le beau est quelque chose d'absolu ou de relatif? s'il y a

(1) Essai sur le Beau.

un beau essentiel, et indépendant de toute institution? un beau fixe, et immuablement tel? un beau qui plaît, ou qui a droit de plaire à la Chine, comme en France; aux barbares mêmes, comme aux nations les plus policées ? un beau suprême, qui soit la règle et le modèle du beau subalterne que nous voyons ici-bas, ou, enfin, s'il en est de la beauté comme des modes et des parures, dont le succès dépend du caprice des hommes, de l'opinion et du goût?

<< A ces questions, vous verrez aussitôt toutes les idées se confondre, les sentiments se partager, naître mille doutes sur les choses du monde, que l'on croyait le mieux savoir et pour peu que vous pressiez vos interrogations pour faire expliquer les contendants, vous reconnaîtrez que, si le je ne sais quoi (1) ne vient à leur secours, la plupart ne sauront que vous répondrẹ (2). »

La question ou plutôt les questions sur le beau ainsi posées, le père André continue en ces termes :

« Il y a un beau essentiel, et indépendant de toute institution, même divine; il y a un beau naturel, et indépendant de l'opinion des hommes: enfin il y a une espèce de beau, d'institution humaine, et qui est arbitraire jusqu'à un certain point (3).....

<< Saint Augustin nous apprend... que dans sa jeunesse (4) il avait composé un livre exprès sur la nature du beau... Il faut l'écouter lui-même.

« Si je demande à un architecte (5), dit ce saint doc

(1) Sous ce titre: La Beauté et le Je ne sais quoi, Marivaux a traité allégoriquement et avec beaucoup de charme une partie de la thèse choisie et soutenue par le père André. in-8 de 1781, t. IX, p. 556 à 566, 2o sophe.

Voir Marivaux, Œuvres, édit. feuille du Cabinet du philo

(2) Essai sur le beau, édit. in-12, 1770, p. 1 à 3. (3) P. 5 et 6.

(4) Confessions, liv. IV, chap. XIII, etc.

(5) Saint Augustin, De vera religione, cap. xxx, xxxI, XXXII, etc.

«teur, pourquoi, ayant construit une arcade à l'une des • ailes de son édifice, il en fait autant à l'autre, il me ré< pondra, sans doute, que c'est afin que les membres de « son architecture (1) symétrisent bien ensemble. — Mais « pourquoi cette symétrie vous paraît-elle nécessaire? — «Par la raison que cela plaît. — Mais qui êtes-vous, pour « vous ériger en arbitre de ce qui doit plaire ou ne pas « plaire aux hommes ? et d'où savez-vous que la symétrie « nous plaît ? — J'en suis sûr, parce que les choses ainsi « disposées ont de la décence, de la justesse, de la grâce, « en un mot, parce que cela est beau. — Fort bien. Mais « dites-moi : Cela est-il beau, parce qu'il plaît; ou cela a plait-il, parce qu'il est beau? - Sans difficulté, cela « plaît, parce qu'il est beau. Je le crois comme vous. « Mais je vous demande encore : pourquoi cela est-il « beau ? et si ma question vous embarrasse, parce qu'en « effet les maîtres de votre art ne vont guère jusque-là, « vous conviendrez du moins, sans peine, que la simili« tude, l'égalité, la convenance des parties de votre bâti«ment réduit tout à une espèce d'unité, qui contente la « raison. C'est ce que je voulais dire. Oui; mais « prenez-y garde. Il n'y a point de vraie unité dans les « corps, puisqu'ils sont tous composés d'un nombre in<< nombrable de parties, dont chacune est encore compo«<sée d'une infinité d'autres. Où est-ce donc que vous la << voyez, cette unité qui vous dirige dans la construction de « votre dessein; cette unité, que vous regardez dans votre « art comme une loi inviolable; cette unité, que votre « édifice doit imiter pour être beau; mais que rien sur la « terre ne peut imiter parfaitement, puisque rien sur la << terre ne peut être parfaitement un? Or, de là, que s'en

(1) Saint Augustin, De musica, lib. VI, cap. xi.

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