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d'un bout à l'autre, et la plume à la main, un in-quarto mortellement ennuyeux? Qu'en pensez-vous? Dironsnous: Il en est jusqu'à trois que l'on pourrait nommer? Si vous voulez ! Mais ce que je puis vous assurer, c'est que des auteurs français qui citent Locke, qui le louent, qui l'expliquent et qui s'appuient de son autorité, peuvent être convaincus, par leurs propres ouvrages, de ne l'avoir pas lu.

Et la prescription, Madame, la prescription ne suffitelle pas pour éterniser l'opinion la moins fondée dans son origine? Une réputation faite, dure parce qu'elle est faite (1).

Le livre de Locke n'est presque jamais saisi et ouvert que par attitude. Parmi les livres sérieux, il n'y en a pas de moins lu. Une de mes grandes curiosités, mais qui ne peut être satisfaite, serait de savoir combien il y a d'hommes à Paris qui ont lu, d'un bout à l'autre, l'Essai sur l'entendement humain. On en parle et on le cite beaucoup, mais toujours sur parole; moi-même j'en ai parlé intrépidement comme tant d'autres, sans l'avoir lu. A la fin, cependant, vo ulant acquérir le droit d'en parler en conscience, c'est-à-dire avec pleine et entière connaissance de cause, je l'ai lu tranquillement, du premier mot au dernier, et la plume à la main.

Mais j'avais cinquante ans, quand cela m'arriva,

et je ne crois pas avoir dévoré de ma vie un tel ennui (2). Dans l'Essai, rien ne vous console; il faut traverser ce livre, comme les sables de la Lybie, et sans ren

(1) Lettres et op. - Paradoxes, etc., t. II, p. 201 à 203.
(2) Les Soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 447 et 148.

contrer le moindre oasis, le plus petit point verdoyant où l'on puisse respirer. Il est des livres dont on dit : << Montrez-moi le défaut qui s'y trouve ! » Quant à l'Essai, je puis bien vous dire : Montrez-moi celui qui ne s'y trouve pas (1).

XIV

Pour réfuter un in-quarto, il en faut un autre: et par qui le dernier serait-il lu? Quand un mauvais livre s'est une fois emparé des esprits, il n'y a plus pour les désabuser d'autre moyen que celui de montrer l'esprit général qui l'a dicté, d'en classer les défauts, d'indiquer seulement les plus saillants et de s'en fier du reste à la conscience de chaque lecteur. Pour rendre celui de Locke de tous points irréprochable, il suffirait à mon avis d'y changer deux mots. Il est intitulé Essai sur l'entendement humain; écrivons seulement Essai sur l'entendement de Locke jamais livre n'aura mieux rempli son titre. L'ouvrage est le portrait entier de l'auteur, et rien n'y manque (2). On y reconnaît aisément un honnête homme et même un homme de sens, mais pipé par l'esprit de secte qui le mène sans qu'il s'en aperçoive, ou sans qu'il veuille s'en aperce

(1) Les Soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 449 et 450.
(2) Jean Le Clerc écrivait jadis sous le portrait de Locke :

Lockius humanæ pingens penetralia mentis
Ingenium solus pinxerit ipse suum..

< Locke, en peignant les mystères de l'âme humaine, n'a fait qu'une seule chose, peindre son esprit. » Né en 1632, il mourut en 1704. « Il a raison, » dit M. de Maistre, en citant ces deux vers latins. (l. c. sup.. p. 506, note 1.)

voir; manquant d'ailleurs de l'érudition philosophique la plus indispensable et de toute profondeur dans l'esprit (1).

L'Essai sur l'entendement humain est très-certainement, et soit qu'on le nie ou qu'on en convienne, tout ce que le défaut absolu de génie et de style peut enfanter de plus assommant (2).

Dans l'étude de la philosophie, le mépris de Locke est le commencement de la sagesse (3).

XV

J. J. Rousseau, l'un des plus dangereux sophistes de son siècle, et cependant le plus dépourvu de véritable science, de sagacité et surtout de profondeur, avait une profondeur apparente qui est toute dans les mots (4).

Le mérite du style ne doit pas être accordé à Rousseau sans restriction (5). Il faut remarquer qu'il écrit très-mal la langue philosophique ; qu'il ne définit rien; qu'il emploie mal les termes abstraits; qu'il les prend tantôt dans un sens poétique, et tantôt dans le sens des conversations. Quant à son mérite intrinsèque, La Harpe a dit le mot : Tout, jusqu'à la vérité, trompe dans ses écrits (6).

(1) Les Soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 505 à 507.

(2) Ibid., p. 518.

(3) P. 535.

(4) Ibid., t. I, p. 81.

(5) C'est ce qu'a parfaitement prouvé M. Frédéric Godefroy, dans une série d'articles insérés tout récemment dans le journal l'Univers : il est vivement à désirer que l'auteur, homme de talent et d'ave publie bientôt en brochure ce travail piquant et neuf.

nir,

(6) Les Soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 173. Voir la note B.

XVI

Émile est un ouvrage de collége qui a beaucoup plus de volume que de masse, et qui ne renferme presque rien de véritablement utile (1). Vous verrez de quels ouvrages on s'infatuait dans le siècle extravagant qui vient de finir (à ce qu'on dit du moins, car, pour moi, je n'en crois rien). Le morceau le plus remarquable de cet ouvrage, qui a fait tant de bruit, est la Profession de foi du vicaire savoyard; ce qu'elle renferme de bon et de mauvais se trouve partout (1), mais non pas en si beau style. Après cette lecture, il serait bon de lire les lettres sur le déisme (le Déisme réfuté par lui-même). C'est par ce livre que l'excellent abbé Bergier commença sa noble carrière ; et j'ai ouï dire que Rousseau lui-même fut frappé de la force des raisonnements autant que du fond constant de modération, qui règne dans cet ouvrage. En effet, il n'y a jamais répondu, et même, que je sache, n'a jamais nommé Bergier (3).

(1) Voir la note C.

(2) Lettres et op., t. I, p. 284.

(3) Voyez le très-intéressant et très-savant livre du bénédictin dom J. Cajot: les Plagiats de M. J. J. Rousseau, sur l'Éducation, avec cette épigraphe éloquemment ironique, empruntée à Martial: Grandia verba ubi sunt ? Si vires, ecce nega. Un vol. in-8, 1766. (C'est l'examen d’Emile, suivi d'Observations touchant le discours de J. J. Rousseau, sur le rétablissement des Sciences et des Arts.)

NOTES

DU CHAPITRE VI.

Note A, page 314.

Bacon était loin d'être ce qu'on appelle un honnête homme; quelques détails sur sa vie le prouveront surabondamment : il n'est pas inutile de rapprocher le philosophe de l'homme privé.

Bacon (né en 1561, mort en 1626) fut créé lord grand chancelier d'Angleterre, en 1619, avec le titre de baron de Vérulam, qu'il échangea l'année suivante pour celui de vicomte de Saint-Alban. Sa fortune était telle alors, qu'il aurait pu vivre avec la magnificence dont il avait le goût, sans dégrader son caractère par les actes d'avidité qu'on eut à lui reprocher avec trop de raison.

Mais avant de parler de ces actes coupables et honteux, signalons son ingrate et lâche conduite envers son bienfaiteur, le comte d'Essex. On sait que ce personnage célèbre périt sur l'échafaud, accusé de haute trahison, dit-on, mais, plus vraisemblablement coupable d'avoir dédaigné l'amour d'Élisabeth, la terrible fille d'Henri VIII. Quoi qu'il en soit, dans l'instruction du procès, ce fut Bacon qui plaida lui-même contre le comte, sans y être obligé; et après l'exécution de la sentence, il chercha à justifier la conduite du gouvernement, dans un appel au public, in

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