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donner satisfaction que Rome a suivi pendant les derniers siècles de la République une politique de conquête? Sur ces deux points M. Hatzfeld n'hésite pas à s'inscrire en faux contre les opinions les plus couramment répandues.

Bien loin que les trafiquants italiens aient propagé en Orient avec ardeur et succès les mœurs et les idées romaines, ils se sont euxmêmes laissé très vite imprégner et transformer par la civilisation hellénique ; ils ont adopté peu à peu les manières d'agir et de penser des milieux environnants, jusqu'au point d'être finalement absorbés par eux. C'est ce que prouve en particulier l'examen de leurs rapports avec les cités auprès desquelles ils étaient venus se fixer. Ils ne cherchaient pas en général à se faire octroyer un régime de faveur qui les eût mis tout à fait à part des indigènes; leur ambition était au contraire de se mêler le plus étroitement possible à la vie municipale et d'obtenir qu'on les traitât sur le même pied que les gens du pays. A Cos par exemple, après deux ou trois générations, Campaniens et Apuliens d'extraction se muaient insensiblement en véritables Grecs, qui ne gardaient plus de leur origine italienne que leur nom gentilice à forme latine et leur qualité de citoyens romains.

Si les negotiatores ont apporté avec eux à Délos et dans plusieurs villes de la province d'Asie l'usage des combats de gladiateurs et des représentations de mimes ou de bateleurs, pour lesquelles les Grecs avaient peu de goût, ils n'ont imposé nulle part l'usage exclusif de la monnaie romaine ou du parler latin. Leurs opérations financières étaient réglées soit en sesterces, soit en drachmes. Le latin n'a jamais été dans la Méditerranée orientale la langue des affaires. Les inscriptions des Italiens de Délos sont tantôt écrites seulement en grec et tantôt bilingues. Peut-être les emprunts du latin au grec par l'intermédiaire des negotiatores ont-ils été plus nombreux que ceux du grec au latin.

Parmi les divinités qu'adoraient les trafiquants plusieurs étaient italiques, Génies et Lares, notammant les Lares des faubourgs, dont le collège des Compétaliastes desservait le culte à Délos, et les Lares d'Auguste, - empereurs divinisés, anciens dieux du Latium. Mais il arrivait très souvent que sous des noms latins c'étaient des dieux grecs qu'ils invoquaient; c'est moins à Vulcain qu'à Héphaistos ou à Liber qu'à Zeùç'EXεubépros qu'allaient leurs hommages; ils avaient

une certaine prédilection pour quelques personnalités du panthéon romain qui étaient originaires de la Grèce, comme Mercure ou Hercule; ils témoignaient une dévotion spéciale aux dieux guérisseurs, comme Asklepios, et aux patrons des cités qu'ils habitaient, Apollon à Délos ou Diane à Éphèse; les dieux orientaux les attiraient aussi et les Pouzio: de Délos n'étaient pas les moins fervents des fidèles qui fréquentaient les sanctuaires syriens et égyptiens.

On comprend que la civilisation grecque ait été la plus forte. En Occident les negotiatores n'avaient affaire qu'à des populations rudes et barbares; à ce contact ils prenaient conscience de leur propre supériorité et ils l'imposaient victorieusement. En Grèce et en Asie ils se trouvaient en présence de sociétés très anciennement policées, dont ils avaient beaucoup à apprendre, habituées qu'elles étaient de longue date aux échanges commerciaux, aux raffinements du luxe et de la culture intellectuelle et artistique; dans la Méditerranée orientale c'est eux qui faisaient figure de barbares; au cours de leurs relations de toute nature avec la clientèle indigène ils recevaient bien plus qu'ils ne donnaient. Si Rome a établi néanmoins son hégémonie sur ces régions réfractaires à sa pénétration, elle ne le dut qu'à la force de ses armes et de sa diplomatie.

Cette force des armes et de la diplomatie, sont-ce les convoitises intéressées des trafiquants qui l'ont mise en mouvement? Les guerres de Rome en Orient n'auraient-elles pas été inspirées par des ambitions de lucre ou, comme on dit, de « mercantilisme »? Cette thèse a été indiquée par Mommsen; M. Ferrero l'a reprise avec éclat; M. Colin dans son livre sur Rome et la Grèce (1905) inclinait lui aussi à expliquer par les intrigues des capitalistes l'attitude de Rome à l'égard des rois et cités helléniques. M. Hatzfeld est d'un autre avis. Il réagit, comme M. Kahrstedt en 1913, à propos des guerres puniques, et comme M. Tenney Frank en 1914, à propos du développement de l'impérialisme romain, contre ce qu'il y a d'excessif dans une pareille interprétation des événements. L'influence des hommes d'affaires sur la politique romaine ne se serait fait sentir, selon lui, ni dans la première ni dans la dernière des quatre périodes de l'histoire des negotiatores, et dans les deux autres c'est aux publicains et non aux simples trafiquants qu'elle devrait la « brutalité incohérente» qui la caractérise. Peut-être va-t-il trop loin à son

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tour et convient-il d'atténuer quelque peu la rigueur de ses affirmations, du moins en ce qui touche l'époque républicaine.

M. Hatzfeld se garde bien de prétendre que Rome se soit désintéressée du sort de ceux de ses nationaux qui faisaient le commerce à l'étranger et qu'elle ait négligé d'insérer, le cas échéant, des clauses à leur avantage dans les traités qu'elle signait. Du moins pendant longtemps le choix des alliances et la conduite des opérations militaires n'ont-elles paru dépendre en aucune manière de considérations d'ordre économique. Trois événements, dans la première moitié du ш° siècle, prêtent à la discussion : l'abaissement de Rhodes, que d'ailleurs il ne faut pas exagérer, car cette île redevint assez vite un important marché de blé, la ruine de Corinthe, la fondation d'un port franc à Délos en 167. D'après M. Hatzfeld, de tous trois les negotiatores ont profité, mais ils ne les ont pas provoqués. On peut lui concéder que les Romains avaient surtout des griefs politiques contre Rhodes et Corinthe, qui s'étaient mises à la tête des coalitions formées par leurs adversaires, mais le Sénat ne devait pas ètre fàché non plus de frapper ces grandes places de commerce au moment où il instituait un port franc à Délos. Quant à cette création même, il paraît impossible d'en rendre compte autrement que par l'intention arrêtée de favoriser l'essor du négoce romain. M. Hatzfeld observe que les marchands grecs et orientaux ont gagné comme les Italiens à l'établissement d'un port franc. Mais le fait que ceux-ci étaient déjà installés dans l'île avant 167 et qu'après cette date ils y sont très nombreux et puissants donne tout lieu de croire que les principaux bénéficiaires de la mesure nouvelle en furent aussi les instigateurs.

Entre le milieu du I° siècle et la fondation de l'Empire on ne peut nier que les « manieurs d'argent » aient joué dans l'État un rôle considérable. L'organisation de la ferme des impôts d'Asie mettait à leur disposition un instrument dont ils se servirent à la fois pour exploiter sans pitié les provinciaux et pour imposer leurs volontés au Sénat. Ce sont leurs exactions qui provoquèrent le soulèvement de l'Orient au temps de Mithridate. C'est sur leur demande que fut rappelé Lucullus, auquel ils reprochaient de surveiller leurs manœuvres et de limiter leurs gains scandaleux. C'est eux qui firent confier à Pompée des pouvoirs extraordinaires pour réprimer

SAVANTS.

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la piraterie et assurer l'approvisionnement de l'Italie, M. Hatzfeld, dans sa conclusion, rejette toute la responsabilité de cette politique d'affaires sur les publicains, dont les negotiatores n'auraient fait que suivre de loin les exemples. Mais précédemment il avait relevé luimême quelques traces de l'action des trafiquants, qui n'a pas été si insignifiante. Ce ne sont pas seulement les grandes compagnies financières de Rome qui ont combattu Lucullus, mais aussi et plus encore les banquiers italiens d'Asie dont il réduisait d'office à 12 pour 100 le taux d'intérêts. Ce ne sont pas non plus des grandes compagnies, mais des banquiers d'Asie qui poussèrent Nicomède III à envahir le Pont pour qu'il les remboursât; selon les propres termes de M. Hatzfeld, « les auteurs de la guerre de Mithridate furent cette bande de negotiatores avides, soutenus par un magistrat concussionnaire. » Il se pourrait enfin que ces mêmes trafiquants dussent être regardés comme les auteurs aussi d'une autre guerre, qui compromit un instant la domination de Rome : M. Hatzfeld a noté que l'Italie méridionale, patrie de la grande majorité d'entre eux, fut en go, lors de la guerre sociale, le centre de l'insurrection et de la résistance; les chefs du mouvement appartenaient, comme les 'Popziot de l'Orient hellénique, à la bourgeoisie municipale; «<le gentilice de Marius Egnatius est celui d'une grande famille de marchands déliens et de banquiers d'Asie; » les Italiens n'ont pris les armes que pour obtenir en Italie même l'égalité de droits dont ils jouissaient dans les communautés commerçantes du dehors où citoyens et non-citoyens se trouvaient associés et confondus. Ces rapprochements sont intéressants. De pareilles coïncidences, qui ne sont pas fortuites, éclairent, semble-t-il, certains dessous de la politique romaine. M. Hatzfeld, à qui revient le mérite de les avoir signalées, aurait bien fait d'en tenir compte pour nuancer davantage les considérants de son jugement final.

MAURICE BESNIER.

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LIVRES NOUVEAUX.

Dom CABROL et Dom LEClercq. Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, fasc. XXXV à XL. Paris, Letouzey, 1916-1920.

Les difficultés de l'heure présente n'arrêtent point le zèle laborieux des auteurs du Dictionnaire d'archéologie chrétienne. Six fascicules ont paru depuis 1914, trois en 1916, trois en 1920. L'œuvre magistrale se développe régulièrement. Le volume qui correspond aux fascicules XXXV et suivants est le quatrième de l'ouvrage; il est consacré à la lettre D. Des articles très importants y figurent; les principaux sont: Dalmatie (histoire religieuse et archéologique de la province), Dalmatique, Damase (une grande place est faite naturellement à l'épigraphie damasienne), Daniel (représentations figurées), Dauphin (id.), Dèce (histoire de ses persécutions et leurs caractéristiques), Abbaye de Saint-Denis, Formules de dévotion, Dimanche, Diptýques, Dobroudja (histoire païenne et chrétienne), Domaine funéraire (emplacements acquis par les tombes, jardins, constructions qui y existaient), Domaines ruraux (représentations sur les mosaïques), Dome (étude d'architecture), Domitille (surtout son cimetière), Donatisme (étude très développée), Droit persécuteur (c'est-à-dire lois et règlements sur lesquels se sont appuyées les persécutions). Toujours même

richesse de documentation, même abondance d'illustrations, dans le texte et hors texte.

R. C.

C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. V et VI. Deux vol. in-8°. Paris, Hachette, 1920.

se

Quatre fois déjà il a été parlé ici de l'Histoire de la Gaule romaine. Sur la méthode de l'auteur, la richesse de son information, la largeur et la nouveauté de ses vues, son merveilleux talent d'exposition, il a été dit ce qui convenait; le cinquième et le sixième volume, qui viennent de paraître, sont en tout point dignes des précédents. Ils traitent de la transformation matérielle et morale de la Gaule depuis César jusqu'à Dioclétien. On y voit les villes se former ou se transformer sur le sol gaulois et se peupler de somptueux monuments, le pays sillonner de grandes routes, la circulation se faire plus intense, la vie agricole se développer, l'industrie prospérer et, à sa suite, le commerce, les dieux indigènes voisiner avec les dieux romains auxquels le peuple les assimile, la vie intellectuelle devenir plus intense, le latin se substituer peu à peu au celtique, des écoles florissantes s'établir, l'art gréco-romain jouir d'une popularité sans cesse croissante. Un chapitre est consacré à la vie morale, à la vie familiale, aux différentes classes de la société et à leur existence. Deux autres nous introduisent successivement dans toutes les localités du pays au Sud comme au Nord. Toutes les questions sont abordées et la matière est à peu près épuisée. Ajoutons que toutes les assertions, toutes les hypothèses même

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