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Après tout, que nous est-il commandé de croire que nous ayons tant de répugnance à le croire? Est-ce notre déchéance, notre perte? Non, c'est notre élévation, notre adoption, notre déification. O stulti et tardi corde ad credendum!

Si la grâce disparaissait de ce monde, quelle nuit se ferait soudain dans les âmes, quelles ténèbres couvriraient la surface de la terre! Nous le savons par ce qu'était le monde avant Jésus-Christ; et cependant, même parmi les païens, il y avait encore des lueurs lointaines de la grâce. Quand Jésus-Christ, l'auteur de la grâce, comme dit saint Paul, rendit le dernier soupir sur la croix, le soleil se voila et des ténèbres universelles se répandirent sur la terre. C'est l'image parfaite de ce que seraient le monde et la société sans la grâce; et cependant, la grâce n'est encore ici qu'une semence. Quelle perte donc pour l'homme, pour le genre humain, pour l'univers tout entier, si la grâce venait à disparaître Sans la grâce, le ciel n'existerait pas, et la terre elle-même que serait-elle ? Je le répète: O stulti et tardi corde ad credendum!

CHAPITRE XI.

Les enfants au-dessous de l'âge de raison, les aliénés et les idiots, quoique pour le moment dénués d'intelligence et de raison, sont cependant sociables et même en société.

Les premiers chapitres de ce second livre nous ont fait connaître les éléments indispensables de la sociabilité. Dans les chapitres suivants, l'application de ces mêmes principes ou éléments nous a fait faire un pas immense dans la connaissance des êtres sociables. Deux peuples innombrables, deux multitudes infinies, les anges et les hommes, sans compter l'être sociable par excellence, éternel, Dieu, nous ont tout à coup apparu, réalisant en eux d'une manière distinguée toutes ces conditions. Nous sommes donc déjà en possession d'éléments inépuisables de société, d'autant plus que l'ange et l'homme sont immortels, et que les générations se succèdent sur la terre, sans que les générations précédentes rentrent dans le néant, car ces génétions ne meurent pas, elles changent seulement de vie; vita mutatur, non tollitur.

Ainsi l'homme remplit la terre, l'ange et l'âme séparée remplissent le ciel; Dieu enfin remplit tout, et par là la société se trouve partout et remplit elle-même l'univers. Multitude, variété, immensité, éternité même, la société a déjà toute sorte de grandeurs.

Si nous voulions donc nous contenter d'une idée générale des êtres sociables, nous pourrions nous arrêter ici. Mais la politique est une science qui attire; nous voulons connaître jusque dans le moindre détail des êtres si intéressants. C'est bien le moins, en effet, de se connaître quand on est en société.

Ce n'est donc pas assez pour nous de savoir d'une manière vague que l'ange et l'homme sont sociables. Il y a tant de différence parmi les anges, et tant parmi les hommes en effet, qu'elle distance de l'enfant qui vient de naître, et qui, dénué encore d'intelligence, n'a pas même l'instinct des animaux, au géomètre qui mesure la terre et les cieux, au métaphysicien qui plane dans la région des idées, au philosophe qui étudie les choses dans leurs causes les plus hautes, au théologien qui parle des choses divines comme les autres hommes parlent des choses humaines, au poëte qui ne connaît que le langage des dieux, à l'homme de génie, à l'inventeur qui dotent l'humanité d'une de ces découvertes qui font révolution sur la terre, ou d'un de ces rares ouvrages qui font l'admiration des siècles! Enfin, pour abréger, quelle distance de l'ange au démon, car l'un et l'autre ont la même origine, la même nature et avaient aussi la même grâce et la même fin!

Eh bien! l'enfant et l'homme fait, l'idiot et le savant, l'honnête homme et celui qui ne l'est pas, l'élu et le réprouvé, l'ange et le démon sont-ils tous sociables, et font-ils partie de la même société ? voilà ce que nous voulons savoir et ce que

les principes que nous avons posés jusqu'ici doivent nous apprendre. L'intelligence, la volonté, la bonté, le langage sont le principe de toute société. Nous avons donc en mains la règle et la mesure de la sociabilité. Servons-nous de notre mesure. Les géomètres mesurent la terre, les astronomes les cieux; nous mesurons, nous, quelque chose de plus grand encore, savoir les hommes et les anges, les âmes et les esprits. Nous les pesons; celui qui aura la mesure, le poids, sera compté dans la société; celui qui ne l'aura pas, ou qui ne l'aura plus en sera rejeté; comme Balthazar il aura été trouvé trop léger, et inventus est minùs habens. (Daniel, v, 27.) Commençons cette investigation du côté de l'intelligence, nous la poursuivrons après dans la volonté et les autres éléments sociaux.

« L'homme, a dit un moraliste, est un enfant né à minuit; quand il voit le soleil se lever, il croit qu'il commence d'exister. » Le soleil qui se lève, c'est la raison. Alors seulement, l'enfant commence à avoir conscience de lui-même et de son existence; il lui semble qu'il vient de naître; tout est nouveau pour lui, en effet, dans ce monde, où il était cependant depuis longtemps. Chaque chose commence à prendre un nom, une figure, une raison, une fin; il voit, il pense, il comprend, il parle, il exprime ses pensées; comme Adam, nouvellement créé aussi, il donne à chaque chose son nom, et ce nom se trouve être le véritable, ipsum est nomen ejus; il se connaît enfin lui-même, et par sa conscience il commence à prendre le gouvernement de soi-même, il devient sui juris. Hier, il était enfant, aujourd'hui il est homme. Or, l'homme, nous l'avons vu, est sociable parce qu'il est intelligent, mais l'enfant l'est-il aussi ?

L'idiot est un enfant pour qui le soleil de l'intelligence

ne se lèvera jamais dans cette vie. C'est un mineur perpétuel, un enfant sans adolescence, une intelligence ensevelie; moins heureux que l'enfant, il vivra toujours sans savoir jamais qu'il vit, il verra tout sans rien connaître, il jouira sans comprendre, il agira même sans jamais s'appartenir.

Enfin, l'aliéné est un homme pour qui le soleil de la raison s'est levé à son heure, qui a joui quelque temps de ses rayons, qui, à sa lumière, s'est connu lui-même, et a tout connu autour de lui, qui peut-être a même été un grand esprit, un rare génie, un puissant conducteur de peuples. Mais un jour ce brillant soleil s'est voilé soudain, cette belle lumière s'est couverte d'ombre et peut-être éteinte. Ce puissant esprit qui était la lumière des autres, ne peut plus s'éclairer lui-même, et cette grande volonté qui conduisait tant de peuples, ne sait plus se conduire. En un moment, Nabuchodonosor est changé en bête, c'est-à-dire de grand potentat devient un enfant, un idiot. Intelligence, raison, foi surtout, rayons divins, lumière, que dis-je, âme de nos âmes, que sommes-nous sans vous! vous êtes la lumière du visage de Dieu, et c'est de vous que notre âme reçoit toutes ses clartés. « Signatum est super nos lumen vultûs tui, Domine. » (Ps. 1v, 7.)

L'enfant au-dessous de l'âge de raison, l'aliéné et l'idiot étant ainsi pour longtemps, ou pour toujours, dans cette vie, privés de l'usage de leur raison, sont-ils sociables et en société? Oui, sans doute, puisqu'ils ne sont que privés de l'usage de leur raison, et que par conséquent ils ont une raison. N'est-ce pas ce que tout le monde atteste quand on s'exprime ainsi à leur égard : « Il n'a pas encore l'usage de sa raison,» dit-on de l'enfant : « Il n'a plus l'usage de sa raison,»> dit-on de l'aliéné; « Il n'aura jamais l'usage

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