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C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère ;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

Je crois...

MARIANE.

MADAME PERNELLE.

Mon Dieu! sa sœur, vous faites la discrète, Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette; Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort, Et vous menez, sous chape, un train que je hais fort.

Mais, ma mère...

ELMIRE.

MADAME PERNELLE.

Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
Votre conduite, en tout, est tout à fait mauvaise;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux;
Et leur défunte mère en usoit beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière; et cet état ine blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.
CLEANTE.

Mais, madame, après tout...

MADAME PERNELLE.

Pour vous, monsieur son frère, Je vous estime fort, vous aime, et vous révère;

Mais enfin si j'étois de mon fils son époux,

Je vous prierois bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre

Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc; mais c'est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le cœur 2.

'Sous chape ou sous cape, en secret. La cape on chape, le bardocucullus des Gaulois, était un manteau à capuchon. On rabattait ce capuchon pour se cacher le visage, lorsqu'on voulait n'être point reconnu; et métaphoriquement on Vivait sous cape, quand on cachait ses actions.

Molière, dans cette entrée en scène, dessine et fait connaitre ses caractères avec une verve incomparable, ce qui a fait dire à l'auteur de la Lettre sur l'Imposteur, publiée quinze jours après la premiere représentation: « Le spectateur reçoit une volupté très sensible d'ètre informé dès l'abord de la nature des personnages par une voie si fidele et si agréable. »

DAMIS.

Votre monsieur Tartuffe est bien heureux, sans doute...

MADAME PERNELLE.

C'est un homme de bien qu'il faut que l'on écoute;
Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
De le voir querellé par un fou comme vous'.

DAMIS.

Quoi! je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique;
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n'y daigne consentir?

DORINE.

S'il le faut écouter, et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien, qu'on ne fasse des crimes;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

MADAME PERNELLE.

Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du ciel qu'il prétend vous conduire :
Et mon fils à l'aimer vous devroit tous induire.

DAMIS.

Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père ni rien,
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirois mon cœur de parler d'autre sorte.
Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte :
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied-plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.

DORINE.

Certes, c'est une chose aussi qui scandalise

De voir qu'un inconnu céans s'impatronise;

Qu'un gueux, qui, quand il vint, n'avoit pas de souliers,
Et dont l'habit entier valoit bien six deniers,

En vienne jusque-là que de se méconnoître,
De contrarier tout, et de faire le maître.

MADAME PERNELLE.

Eh! merci de ma vie, il en iroit bien mieux
Si tout se gouvernoit par ses ordres pieux.

DORINE.

Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.

'VAR. De le voir quereller par un fou comme vous.

MADAME PERNELLE.

Voyez la langue!

DORINE.

A lui, non plus qu'à son Laurent,

Je ne me fierois, moi, que sur un bon garant.

MADAME PERNELLE.

J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être;
Mais pour homme de bien je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez

Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son cœur se courrouce,
Et l'intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.

DORINE.

Oui; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
Ne sauroit-il souffrir qu'aucun hante ceans?

En quoi blesse le ciel une visite honnête,

Pour en faire un vacarme à nous rompre la tète? Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous ?...... (Montrant Elmire.)

Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux'.

MADAME PERNELLE.

Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites:
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
Font un éclat fàcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien;
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.
CLÉANTE.

Hé! voulez-vous, madame, empêcher qu'on ne cause?
Ce seroit dans la vie une fâcheuse chose,

Si, pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il falloit renoncer à ses meilleurs amis.

Et quand même on pourroit se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire?
Contre la médisance il n'est point de rempart.
A tous les sols caquets n'ayons donc nul égard;

L'auteur de la Lettre sur l'Imposteur a remarqué le premier que ce trait était là pour faire pressentir la conduite, ou plutôt pour rendre croyable l'amour emporté de Tartuffe. (Aimé Martin.)

Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

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Daphné, notre voisine, et son petit époux,
Ne seroient-ils point ceux qui parlent mal de nous?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire :
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attachement,
D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie;
Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés 1.

MADAME PERNELLE.

Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire.
On sait qu'Orante mène une vie exemplaire ;
Tous ses soins vont au ciel; et j'ai su par des gens,
Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.

DORINE.

L'exemple est admirable, et cette dame est bonne !
Il est vrai qu'elle vit en austère personne ;
Mais l'âge, dans son ame, a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude, à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la foiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps :
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude

Cette tirade fait allusion à la comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui, pour se venger de l'abandon du roi, sema la nouvelle de ses amours avec La Vallière, encore vertueuse, et en instruisit la reine, en y donnant le tour qu'elle vouloit qu'on y croie. Sou petit époux jua un rôle dans cette intrigue, et is furent exilés tous deux.

(Aimé Martin.)

Ne voit d'autre recours que le métier de prude;
Et la sévérité de ces femmes de bien

Censure toute chose, et ne pardonne à rien'.
Hautement d'un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie,
Qui ne sauroit souffrir qu'une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs desirs 2.
MADAME PERNELLE, à Elmire.

Voilà les contes bleus qu'il vous faut, pour vous plaire,
Ma bru. L'on est chez vous contrainte de se taire :
Car madame, à jaser, tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage;
Que le ciel au besoin l'a céans envoyé

Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que, pour votre salut, vous le devez entendre,
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là, jamais on n'entend de pieuses paroles;
Ce sont propos oisifs, chansons, el fariboles:
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs lètes troublées
De la confusion de telles assemblées :

Mille caquets divers s'y font eu moins de rien;
Et, comme l'autre jour un docteur dit fort bien,
C'est véritablement la tour de Babylone 3,

3

Car chacun y babille, et tout du long de l'aune 4;

Allusion à la duchesse de Navailles, qui avait fait placer des grilles à l'entrée des appartements des filles d'honneur, pour empêcher les entretiens du roi avec mademoiselle Lamothe Houdancourt. La duchesse de Navailles devait sa fortune à Mazarin, dont elle avait servi les intrigues pendant la Fronde, sous le nom de mademoiselle de Neuillant.

2 La Lettre sur l'Imposteur indique ici un couplet de madame Pernelle et une repartie vigoureuse de Cléante, que Molière, sans doute, crut devoir supprimer à la reprise de sa piece.

'Le Pere Caussin, jésuite, dit, dans sa Cour sainte, que les hommes ont fondi la tour de Babel, et les femmes la tour de bibil. Ce quolibet du jésuite n'anrait-il pas donné l'idée de celui que Moliere met dans la bouche de mad: me Pernelle? et le père Caussin ne serait-il pas le docteur dont parle la vieille devote? 'Anger.)

'Jusqu'à satiété, sans rien oublier.

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