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aucune comédie ne doit faire rire plus que celle-ci. Mais comme le moyen est forcé, ce mérite ne serait pas grand si l'exécution n'était pas parfaite. On a vu dans le cours de ce commentaire combien Molière était supérieur à Plaute. L'invention du caractère de Cléanthis est une de ses idées les plus heureuses. En établissant la mésintelligence d'un mauvais ménage entre Sosie et Cléanthis, il donne un résultat tout différent à l'aventure du maître et du valet, et double ainsi la situation principale en la variant. Il donne à Cléanthis un caractère particulier, celui de ces épouses qui s'imaginent avoir le droit d'être insupportables, parce qu'elles sont honnêtes femmes. Il porte d'ailleurs bien plus loin que Plaute le comique de détail qui naît de l'identité des personnages. Enfin, ne pouvant, par la nature extraordinaire du sujet, y mettre autant de vérité caractéristique et d'idées morales que dans d'autres pièces, il y a semé plus que partout ailleurs les traits ingénieux, l'agrément et les jolis vers. Il a surtout tiré un grand parti du mètre et du mélange des rimes; et par la manière dont il s'en est servi il a justifié cette innovation, et prouvé qu'il entendait très-bien ce genre de versification, que l'on croit aisé, et dont les connaisseurs savent la difficulté, le mérite et les effets. >>

« Amphitryon, dit à son tour Geoffroy, n'est pas le chef-d'œuvre de Molière; mais c'est un ouvrage unique en son genre; c'est celui où l'auteur a mis le plus de grâce, de finesse et d'en jouement. On admire dans ses autres pièces le naturel, le bon sens, la force comique; ici, c'est le goût et la délicatesse qui brillent.

» Molière a répandu sur cette débauche du seigneur Jupiter toutes les fleurs d'une imagination vive et riante; le dialogue est une source inépuisable d'excellentes plaisanteries. Plaute, auprès de lui, n'est qu'un rustre; sa joie est l'ivresse d'un paysan... Molière s'est donné la peine de composer un prologue pour préparer les spectateurs à l'intrigue de la pièce. Ce prologue est ingénieux, puisque l'esprit du plus fin railleur de l'antiquité s'y trouve réuni avec celui du plus comique des poëtes modernes. Les plaisanteries de Lucien associées à celles de Molière, répandent le sel et l'enjouement sur ce dialogue de Mercure et de la Nuit. »

Amphitryon, qui malgré ses allures toutes paiennes ne souleva aucune récrimination, fut joué pour la première fois sur le théâtre du Palais-Royal, le 13 janvier 1668. Vingt-neuf reprè sentations consécutives en constatèrent le succès; et le public fit comme Voltaire, qui disait qu'en lisant cette pièce pour la première fois, il fut pris d'un tel accès de gaieté, qu'en se renversant sur sa chaise, il tomba et faillit se tuer.

MONSEIGNEUR

LE PRINCE.

MONSEIGNEUR,

N'en déplaise à nos beaux esprits, je ne vois rien de plus ennuyeux que les épîtres dédicatoires; et VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME trouvera bon, s'il lui plaît, que je ne suive point ici le style de ces messieurs-là, et refuse de me servir de deux ou trois misérables pensées qui ont été tournées et retournées tant de fois, qu'elles sont usées de tous les côtés. Le nom du GRAND CONDÉ est un nom trop glorieux pour le traiter comme on fait tous les autres noms. Il ne faut l'appliquer, ce nom illustre, qu'à des emplois qui soient dignes de lui; et, pour dire de belles choses, je voudrois parler de le mettre à la tête d'une armée plutôt qu'à la tête d'un livre; et je conçois bien mieux ce qu'il est capable de faire en l'opposant aux forces des ennemis de cet État, qu'en l'opposant à la critique des ennemis d'une comédie.

Ce n'est pas, MONSEIGNEUR, que la glorieuse approbation de VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME ne fût une puissante protection pour toutes ces sortes d'ouvrages, et qu'on ne soit persuadé des lumières de votre esprit autant que de l'intrépidité de votre cœur et de la grandeur de votre ame. On sait, par toute la terre, que l'éclat de votre mérite n'est point renfermé dans les bornes de cette valeur indomptable qui se fait des adorateurs chez ceux même qu'elle surmonte; qu'il s'étend, ce mérite, jusques aux connoissances les plus fines et les plus relevées, et que les décisions de votre jugement sur tous les ouvrages d'esprit ne manquent point d'être suivies par le sentiment des plus délicats. Mais on sait aussi, MONSEIGNEUR, que toutes ces glorieuses approbations dont nous nous vantons en public ne nous coûtent rien à faire imprimer; et que ce sont des choses dont nous disposons comme nous voulons. On sait, dis-je, qu'une épitre dédicatoire dit tout ce qu'il lui plaît, et qu'un auteur est en pouvoir d'aller saisir les personnes les plus augustes, et de parer de leurs grands noms les premiers feuillets de son livre; qu'il a la liberté de s'y donner, autant qu'il le veut, l'honneur de

leur estime, et de se faire des protecteurs qui n'ont jamais songé à l'être.

Je n'abuserai, MONSEIGNEUR, ni de votre nom, ni de vos bontés, pour combattre les censeurs de l'Amphitryon, et m'attribuer une gloire que je n'ai pas peut-être méritée : et je ne prends la liberté de vous offrir ma comédie que pour avoir lieu de vous dire que je regarde incessamment, avec une profonde vénération, les grandes qualités que vous joignez au sang auguste dont vous tenez le jour, et que je suis, MONSEIGNEUR, avec tout le respect possible, et tout le zèle imaginable,

DE VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME,

Le très humble, très obéissant,

et très obligé serviteur,

J. B. P. MOLIÈRE.

PERSONNAGES DU PROLOGUE.

MERCURE.

LA NUIT.

PERSONNAGES DE LA COMÉDIE.

JUPITER, sous la forme d'Amphitryou.

MERCURE, sous la forme de Sosi 2.

AMPHITRYON, général des Thébains'.

ALCMÈNE, femme d'Amphitryon.

CLÉANTHIS, suivante d'Alcmene et femme de Sosie".

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La scène est à Thèbes, devant la maison d'Amphitryon.

Acteurs de la troupe de Molière: LA THORILLIÈRE.

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2 DU CROISY. Mademoiselle MOLIÈRE. 5 Mademoiselle BEAUVAL. MOLIERE.

-

Ville de Béotie bàtie par Cadmus. Amphitryon, chasse d'Argos par son oncle Sthénélus, s'était réfugié à Thebes.

PROLOGUE

MERCURE, sur un nuage; LA NUIT, dans un char traîné dans l'air par

deux chevaux.

MERCURE.

Tout beau! charmante Nuit, daignez vous arrêter.
Il est certain secours que de vous on desire;
Et j'ai deux mots à vous dire

De la part de Jupiter.

LA NUIT.

Ah! ah! c'est vous, seigneur Mercure! Qui vous eût deviné là dans cette posture?

MERCURE.

Ma foi, me trouvant las, pour ne pouvoir fournir
Aux différents emplois où Jupiter m'engage,
Je me suis doucement assis sur ce nuage,
Pour vous attendre venir.

LA NUIT.

Vous vous moquez, Mercure, et vous n'y songez pas;
Sied-il bien à des dieux de dire qu'ils sont las?

Les dieux sont-ils de fer?

MERCURE.

LA NUIT.

Non; mais il faut sans cesse

Garder le décorum de la divinité.

Il est de certains mots dont l'usage rabaisse
Cette sublime qualité,

Et que, pour leur indignité,

Il est bon qu'aux hommes on laisse.

MERCURE.

A votre aise vous en parlez;

Et vous avez, la belle, une chaise roulante

Où, par deux bons chevaux, en dame nonchalante,
Vous vous faites traîner partout où vous voulez.
Mais de moi ce n'est pas de même :

Et je ne puis vouloir, dans mon destin fatal,

Aux poëtes assez de mal

De leur impertinence extrême,
D'avoir, par une injuste loi
Dont on veut maintenir l'usage,
A chaque dieu, dans son emploi,
Donné quelque allure en partage,
Et de me laisser à pied, moi,

Comme un messager de village;

Moi qui suis, comme on sait, en terre et dans les cieux, Le fameux messager du souverain des dieux;

Et qui, sans rien exagérer,

Par tous les emplois qu'il me donne,
Aurois besoin, plus que personne,
D'avoir de quoi me voiturer.

LA NUIT.

Que voulez-vous faire à cela?
Les poëtes font à leur guise.
Ce n'est pas la seule sottise

Qu'on voit faire à ces messieurs-là.

Mais contre eux toutefois votre ame à tort s'irrite,
Et vos ailes aux pieds sont un don de leurs soins.

MERCURE.

Oui; mais pour aller plus vite,
Est-ce qu'on s'en lasse moins?

LA NUIT.

Laissons cela, seigneur Mercure,
Et sachons ce dont il s'agit.

MERCURE.

C'est Jupiter, comme je vous l'ai dit,
Qui de votre manteau veut la faveur obscure,
Pour certaine douce aventure

Qu'un nouvel amour lui fournit.

Ses pratiques, je crois, ne vous sont pas nouvelles 1 :
Bien souvent pour la terre il néglige les cieux;
Et vous n'ignorez pas que ce maître des dieux
Aime à s'humaniser pour des beautés mortelles,
Et sait cent tours ingénieux

Pour mettre à bout les plus cruelles.
Des yeux d'Alemène il a senti les coups;

'Pratiques, intrigues, menées sourdes.

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