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ALSACE

CHAPITRE IV

LA VALLÉE
DU RHIN.

U

N large souffle de vie générale court à travers la vallée du Rhin. Les 300 kilomètres de routes le long des montagnes, qui courent de Mayence à Mulhouse ou de Francfort à Bâle, sont pour l'habitant du Nord l'initiation de contrées nouvelles. Le contraste est déjà grand entre cette nature riante et variée et les plates Néerlandes ou les monotones plaines de l'Allemagne du Nord; mais au delà il en laisse entrevoir, ou soupçonner de plus grands encore. Toute une vision de rapports lointains se résume dans ce fleuve chargé de villes, qui serpente entre les coteaux de vignobles et les vieux châteaux. Dans le paysage idéal, dont le peintre des vierges flamandes, Jean Van Eyck, aime à faire le fond de ses tableaux, ce qui apparaît par delà les sinuosités infinies du fleuve, ce sont les Alpes neigeuses brillant par ciel clair à l'horizon.

Ce fut, en effet, et c'est encore pour le Nord de l'Europe une des routes des pays d'outre-mont, comme aussi la voie par excellence de la Bourgogne et de la Provence. L'Ouest y trouve, de son côté, l'accès du Danube ou, par les passages de Hesse ou de Thuringe, celui de la Basse-Allemagne. Les rapports se croisent dans ce carrefour vraiment européen. Le jour où la France, échappant au cercle où s'était d'abord enfermée sa vue entre l'Escaut et la Loire, entra en contact avec la vallée rhénane, fut pour elle la date d'une foule de rapports nouveaux. Elle apprit à connaître une forme de germanisme très différente de celui des Flamands et des Anglo-Saxons : le germanisme continental, lié avec l'Italie, imprégné de civilisation ancienne. Elle entra plus pleinement dans la vie européenne.

Le Rhin est un hôte récent dans la vallée qui porte son nom. Lorsque, vers le commencement de la période diluviale, ses eaux,

par la porte dérobée de Bâle, commencèrent à se frayer passage dans la vallée, ce fut d'abord dans la direction de l'Ouest qu'elles s'écoulèrent. Une traînée de cailloux et graviers alpins, qu'on suit au sud d'Altkirch et de Dannemarie, dénonce l'ancienne liaison qui se forma, aux débuts de la période actuelle, avec la vallée du Doubs. Ce fut la première invasion de débris alpins. La dépression formée entre la Forêt Noire et les Vosges s'ouvrit alors pour la première fois aux eaux sauvages des Alpes. Cependant il fallut encore attendre, pour que la vallée eût son fleuve, que l'enfoncement progressif de son niveau eût détourné vers le Nord l'irruption des eaux rhénanes. Le Rhin prit alors sa direction définitive; il sillonna dans le sens de la longueur cette fosse où il n'avait pénétré que tard, par effraction. Encore en sort-il, vers Bingen, comme il y entre, à Bâle, par un chemin de traverse, en sens contraire du prolongement de la vallée! N'importe par la longueur de son trajet et le travail qu'il a accompli, le Rhin s'associe inséparablement à la vallée dont il n'est pas l'auteur. Il la personnifie. Il symbolise son rôle historique. Son nom seul est comme la condensation d'un long et mémorable passé. On ne voit pas ses eaux vertes fuir à travers les peupliers et les saules sans ressentir le frisson de l'histoire.

Mais l'Alsace n'est pas simplement une portion de la vallée du Rhin; c'est, dans ce cadre, une contrée distincte. La vallée s'infléchit nettement et se prolonge vers le Sud-Ouest. Là commence l'Alsace, au vestibule qui mène vers la vallée de la Saône.

Les traits caractéristiques dont se compose l'Alsace ne se dégagent pas tout de suite, quand on y pénètre par Montbéliard ou par Belfort. Au sortir de la brillante vallée du Doubs, c'est d'abord une impression de tristesse. Les argiles lacustres d'époque tertiaire ont déposé un manteau de terres froides, parsemées d'étangs, uniforme, où dominent les prairies et les bois'. Les eaux indécises se traînent dans ce paysage effacé.

Mais bientôt, vers l'Est, commence un pays de collines, entre lesquelles l'Ill a nettement creusé sa vallée. La vigne s'y montre avec les calcaires. Le pays s'élève jusqu'aux plissements jurassiens de Ferrette. Sec et accidenté, il tranche sur ce qui l'avoisine à l'Ouest et au Nord. Mais c'est encore la physionomie de la Franche-Comté plus que de l'Alsace.

La physionomie de l'Alsace commence à se dessiner, comme en raccourci, vers Thann, au pied des Vosges. A l'entrée d'une riche

1. Ajoie (voir plus bas, p. 237, carte 43).

ENTRÉE DE L'ALSACE.

FORÊTS DE PLAINE.

vallée qui s'enfonce profondément dans la montagne, la vieille cité tortueuse inaugure la série des localités prospères qui se pressent à la lisière des Vosges. Celles-ci présentent à l'Alsace leur bord fracturé, le long duquel subsistent des lambeaux de roches calcaires, qui donnent à ce versant une ceinture de collines dites sous-vosgiennes. Là se déroule le glorieux vignoble. En longs talus adoucis, ces collines s'inclinent vers la plaine, finissant par disparaître sous le loss ou limon qui suit à distance la bordure montagneuse. Les routes se pressent, la contrée s'anime : c'est le commencement de la zone vivante où des vallées basses débouchent entre des coteaux exposés au soleil, en face des champs où tout vient à souhait.

Ici pourtant le loss n'est qu'une étroite frange; et la plaine qui s'étend au delà vers l'Est a un aspect de taillis et de landes. Les maisons sont rares sur les 13 kilomètres qui séparent Cernay et Mulhouse, car le sol de gravier, qui laisse filtrer l'eau, est quasi rebelle aux cultures. L'origine de cet ingrat cailloutis est vosgienne; ce sont les débris que la Doller et la Thur ont entraînés au cours des démantèlements qui ont réduit au niveau actuel les montagnes voisines. Souvent balayée par des vents secs, aucune autre partie de l'Alsace ne rappelle mieux l'état de steppe par lequel, à en juger d'après la faune, a passé, aux époques interglaciaires, l'Alsace entière. On y suit, le long d'un lambeau de forêt, un tronçon de la voie romaine qui venait de Besançon. Ce fut un lieu de passages et de foires. Situé au seuil de contrées diverses, il servait aux échanges et transactions périodiques avec Bourguignons, Comtois et Lorrains. L'Alsace s'y fournissait de bétail, dont le manque s'est toujours fait un peu sentir dans ses campagnes; et la plaine a conservé, de ce fait, son nom populaire, Ochsenfeld ou Champ des bœufs.

Partout, dans la physionomie complexe de l'Alsace, persiste le souvenir des actions torrentielles. Les puissantes masses de débris qui furent entraînées des montagnes, et, sous forme de graviers ou de cailloux, étalées dans la plaine, entrent pour beaucoup dans l'aspect actuel et l'économie générale du pays. A l'ouest de l'Ill, leur provenance est vosgienne. Souvent elles ont été recouvertes par des couches de loss, et n'existent plus alors que dans le sous-sol, à l'état de lits de graviers et de sables. Mais parfois elles occupent la surface même et s'y étalent. Aussitôt revient, comme compagne inséparable de ces sols infertiles, la forêt; chênes et pins continuent à occuper encore en maîtres de vastes espaces que la culture a renoncé à conquérir. On voit ainsi se succéder, en correspondance avec les débouchés des vallées, d'anciens deltas torrentiels sous forme de nappes boisées, qui, sporadiquement, interrompent la campagne plantureuse et

féconde. La Forêt de Brumath, et surtout la Forêt Sainte, l'antique solitude silvestre et giboyeuse qui s'étend sur 14 000 hectares au nord de Haguenau, se maintiennent sur les sables rouges que la décomposition des grès vosgiens a livrés à l'action torrentielle. Dans la vie historique, comme dans l'évolution géologique de la contrée, ces forêts sont un trait essentiel. Jadis plus vastes, elles furent des domaines de chasse, ou même des lieux de sépulture, à en croire les tumulus nombreux dont elles sont parsemées. Elles s'associent aux souvenirs et aux légendes; elles font partie de l'image que l'Alsacien se fait de l'Alsace.

La Hart, la forêt par excellence du Sud de l'Alsace, qui commence à Huningue et par une série de démembrements se prolonge jusque vers Markolsheim, est d'origine non vosgienne, mais alpine. Ses taillis de chênes et de charmes assez clairsemés croissent sur le cône de débris, de plus en plus allongé par les eaux courantes, dont s'est déchargé le Rhin au détour de Bâle. Dans cette construction gigantesque qu'il a édifiée lui-même avec les matériaux arrachés aux Alpes, le Rhin n'est pas encore arrivé à creuser assez profondément son lit pour atteindre le substratum tertiaire. Il continuerait, sans le chenal où il a été artificiellement contenu, à divaguer comme autrefois en sillons parallèles, en sinueux méandres, en un lacis compliqué embrassant des marais ou des îles de verdure, Ried ou Grün. Il reviendrait visiter de temps à autre le labyrinthe pittoresque des fourrés d'osiers, de joncs, de roseaux et de saules, où s'ébat le gibier aquatique et qu'épient du haut des airs les oiseaux migrateurs.

Cependant, dans la masse de débris qui constitue le talus édifié à l'époque diluviale, le fleuve a entaillé de lui-même des terrasses successives. A Huningue elles se dessinent au nombre de trois; elles s'abaissent ensuite et se simplifient graduellement, non sans former, entre le Rhin et la Hart, un talus toujours sensible qu'ont suivi les routes anciennes et modernes. Mais la nappe des eaux souterraines n'est pas arrêtée par ce talus; elle s'introduit sous les graviers perméables qui forment le sol de la Hart et des parties défrichées, bien qu'analogues, qui lui font suite. Ces graviers sont secs à la surface; les cours d'eau s'y infiltrent et disparaissent; mais dans le sous-sol une couche de cailloutis cimentés, toujours voisine de la surface, retient l'eau et la rend facile à atteindre par des puits. Si le sol de graviers manque de fertilité, la présence de l'eau fournit du moins aux établissements humains une des conditions indispensables d'existence.

TERRASSES

DILUVIALES.

Mais il suffit que cette nappe perméable de graviers soit inter- MARAIS DE PLAINE. rompue par quelque couche moins perméable d'argile ou de limon, pour qu'une partie des eaux, dont le sous-sol est gorgé dans la bande

COMMUNICATIONS.

de plaine entre l'Ill et le Rhin, soit ramenée à la surface. Alors naissent des rivières parasites, simples réapparitions de la nappe souterraine où fraternisent alternativement les crues du Rhin et de l'Ill. La plupart des Graben qui, entre Colmar et Schlestadt, accompagnent parallèlement le cours de l'Ill, n'ont pas d'autre origine. La plaine prend alors un aspect marécageux, bien sensible encore, malgré les digues, les dérivations et les travaux de drainages qui représentent l'œuvre de longues générations. Ce n'est plus la campagne, Land; mais le marais, Ried. Comme le mot Hart règne le long de la terrasse diluviale, celui de Ried revient souvent, soit aux abords de l'Ill, soit aux abords du Rhin. On devine de loin ces prairies marécageuses entre les taillis de saules qui les bordent.

Ces particularités de l'hydrographie sont étroitement liées aux conditions d'établissement et de circulation. Les bords immédiats du fleuve ont attiré de bonne heure des stations humaines; le monde de vie animale qui s'y concentrait, surtout autrefois, était un appåt qu'ont dû rechercher les plus anciens habitants. Mais le fleuve est un voisin incommode : il fallut utiliser, pour y bâtir des établissements durables, les terrasses que l'inondation ne pouvait atteindre, ou bien les endroits resserrés où le passage était momentanément affranchi des complications d'un large lacis fluvial. Ainsi commencèrent des établissements dont plusieurs ont subsisté, dont d'autres n'ont eu qu'une existence précaire. De bonne heure toutefois, la terrasse de la Hart offrit une voie commode, permettant de suivre le fleuve parallèlement à faible distance. La voie romaine de Bâle à Strasbourg se conforma à cette direction, qu'avaient utilisée sans doute de plus anciennes relations commerciales. Les tumulus nombreux de la Hart laissent entrevoir quelle fut l'importance des échanges qui avaient lieu dans ces parages, dès l'âge du bronze, entre le Nord et le Sud.

Mais autant les routes se déroulent naturellement dans le sens des rivières, autant la circulation transversale rencontre, ou surtout rencontrait d'obstacles. Villages et chemins de toute espèce se concentrent sur les minces langues de terre qui s'allongent entre les lignes fluviales et marécageuses. On voit, à intervalles réguliers, les villages se succéder en files sur un seul rang. Ces lignes d'établissements jalonnent les directions suivant lesquelles se meut la vie de la contrée. Plus écartées vers le Sud, elles se rapprochent graduellement, comme les rivières elles-mêmes, vers le Nord. Vers Strasbourg, le faisceau se noue. Jusque-là, c'est seulement entre Bâle et le Doubs, au seuil de la Porte de Bourgogne, que les rapports sont multiples et aisés en tous sens. On comprend ainsi le lien qui rattacha la Haute

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