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Nous venons de voir quel concours remarquable de causes géographiques se résume en Lyon. Il y a quelque chose de plus. Le développement de cette ville montre une suite logique, un effort sans cesse renouvelé. L'esprit urbain y est fondé sur des traditions très anciennes; et il est vivace, avec pleine conscience de lui-même. Ses manifestations sont diverses; l'originalité qui se marque dans l'indus trie et les affaires respire aussi dans l'art, la pensée, la charité lyonnaises. Dans cet esprit urbain si fort est le principal gage de l'avenir que peut encore se promettre la grande cité. Lyon a-t-il réalisé toutes ses possibilités géographiques? A-t-il tiré parti de toutes les ressources que la nature a réunies en ce lieu? La question se justifie pour une ville qui a donné tant de preuves d'initiative. Il sera temps d'y répondre affirmativement lorsque Lyon sera devenu un port fluvial vraiment moderne, et quand il aura plié au service de son travail la force que lui offre la pente du Rhône, principe d'inépuisable énergie.

LES ALPES FRANÇAISES

CHAPITRE III

FORMATION

DE LA VALLEE
Du Rhône.

S

'IL y a une contrée où se montre d'une façon saisissante le rapport entre la géographie du présent et celle du passé, c'est la vallée du Rhône. Guettard, l'un des précurseurs de la géologie en France, l'appelait le pays des cailloux. D'énormes destructions ont laissé partout leurs débris. Les cours d'eau ont tâtonné; plusieurs sont nouveaux dans les lits qu'ils ont adoptés, et l'on voit les traces de ceux qu'ils ont délaissés. Tout annonce une région jeune, où les forces de destruction et de transport ne sont pas encore parvenues à un état complet d'équilibre.

C'est qu'en effet l'histoire de la vallée est celle même des Alpes; et les Alpes occidentales sont, par l'âge des plissements qui ont achevé de les constituer, une des chaînes qu'on peut appeler jeunes. La dépression correspond au soulèvement; elle est en relation avec la compression des plis contre un massif de résistance. Elle apparaît très anciennement, mais ce n'est que depuis la période miocène qu'elle prend la forme que nous voyons. Pendant que les Alpes traversaient leur crise définitive de redressement, la mer qui, semblable à une Adriatique, longeait leur zone extérieure, se remplit de grès, de mollasse, des débris de roches qu'y précipitait une destruction intense; d'énormes masses de poudingues s'entassèrent sur ses bords. Quand elle se dessécha, les torrents affluant du cœur des Alpes creusèrent des vallées. La place future du Rhône et de ses principaux affluents était déjà marquée. Mais auparavant un mouvement d'immersion, datant de l'époque pliocène et contemporain de la dernière série d'éruptions volcaniques du Massif central, ramena encore la mer jusqu'au sud de Lyon, aux environs de Vienne. On reconnaît ses

contours aux marnes qu'elle a déposées : ce sont ceux de la vallée actuelle.

L'ère pliocène n'est pas encore finie que déjà commence la période de refroidissement qui enfle démesurément les glaciers et les fait descendre dans les plaines. Le lit du fleuve, qui suit la direction de l'ancien fiord marin, est remblayé, creusé successivement à divers niveaux; mais son chenal est désormais tracé; on peut dire que le Rhône, l'Isère, etc., sont constitués, sauf les déplacements partiels que des amas accumulés au hasard leur feront encore subir.

Ainsi ces cours d'eaux gris et troubles, alimentés par les glaciers, sont les descendants directs des torrents qui, depuis les grands mouvements alpins, ont entaillé des vallées et des coupures à travers les Alpes et sur leurs abords. Ils continuent à charrier et à détruire; leur pente est encore considérable, parfois énorme; leur débit (Rhône, Isère) est puissant. Mais toute cette énergie n'est qu'une image affaiblie du passé. Elle se résume en un mot ce sont les agents de destruction des Alpes. Celles-ci sont une ruine. L'étendue de leurs débris l'emporte encore sur la majesté de leur hauteur.

Une sorte de paradoxe topographique nous frappe à l'examen de la carte1. En avant du débouché des rivières alpines dans la vallée du Rhône, entre ce fleuve et l'Isère, un énorme plateau de débris s'élève, haut en moyenne de 4 à 500 mètres, dominant par un brusque ressaut le niveau de l'Isère au coude de Voreppe. C'est une masse de poudingues, encore en voie de décomposition, qui résulte d'une phase antérieure de destruction des Alpes. La décomposition a engendré une sorte de glaise qui couvre en nappe ces plateaux. Ce limon imperméable et décalcifié, çà et là recouvert de terrains de transport, en a fait un sol de forêt, d'étangs, de terres froides. Il est raviné par des vallées étroites et parallèles. L'une d'elles, celle des Bièvres, étonne par sa largeur. Semée de galets, elle est presque sans eau à la surface; mais l'eau n'est pas loin, elle filtre en dessous et nourrit les racines des arbres. C'est une ancienne voie suivie par l'Isère, et qu'elle a abandonnée pour se frayer à travers la molasse le profond ravin où elle coule aujourd'hui vers Saint-Marcellin.

Ces plateaux sylvestres n'ont été peuplés que tard; ils ne le sont encore que faiblement. A leur extrémité sur le Rhône, entre Vienne et Saint-Vallier, une vieille forteresse en ruines, Albon, fut le berceau des princes du pays, les Dauphins.

1. On peut consulter, pour l'ensemble des phénomènes décrits dans ce paragraphe, la carte de France à l'échelle de 1: 500 000 (Carte de France dressée au dépôt des fortifications, feuille IX).

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PLATEAUX de débris.

VALLÉES

TRANSVERSALES

DES ALPES.

A la région des plateaux succède à l'Est celle des vallées. Ces coupures transversales, une des originalités les plus remarquables du système alpin, sont des cluses pratiquées, comme dans le Jura, perpendiculairement à la direction des plis; mais tandis que dans le Jura elles ne coupent que des chaînons, elles tranchent les Alpes presque de part en part. Reliées, communiquant entre elles, elles ouvrent des avenues jusqu'au cœur de la chaîne. Elles correspondent à des cassures, qu'ont élargies les glaciers et les torrents. Rien ne ressemble moins à un sillon régulier. La même rivière traverse tour à tour des brèches abruptes, de longs couloirs, d'anciens bassins lacustres. Ainsi ces bassins, que relient ensemble les flots de l'Arve, de l'Isère, de l'Arc, ne constituent pas une seule vallée, mais une série de compartiments qui vivent chacun sous leurs noms distinctifs. Ici la vallée de Chamonix, puis le bassin de Sallanches. Là, entre les glaciers d'où sort l'Isère, le val de Tignes; puis la riante Tarantaise; puis l'étincelant Graisivaudan. L'Arc relie par de sombres couloirs la haute et la basse Maurienne. Autant de pays divers, quoique unis par la même rivière. Leur niveau, raboté par les glaciers qui, dans les parties étroites et encombrées, ont exercé une corrosion intense, puis creusé par des rivières de pente énorme, s'abaisse rapidement. Celui de l'Isère tombe à moins de 400 mètres à Moutiers, à 300 au confluent de l'Arc, et ne tarde pas à se déprimer jusqu'à un point extraordinaire (208 mètres devant Grenoble). Ce sont alors des plaines qui s'insinuent dans les replis des montagnes.

Ainsi des contrastes de relief, de formes, de végétation se ramassent sans cesse sous les yeux. Au-dessus de Gex, du Chablais, du Faucigny, les grands patriarches blancs que domine à peine le dôme culminant de l'Europe; au-dessus de Grenoble, les dentelures neigeuses de Belledonne; puis, le peuple des massifs calcaires, monde de créneaux et de corniches, d'où surgissent par moments des pics aigus auxquels le Jura ne nous a pas habitués: Tournette, Parmelan, Grand Som, Chamechaude; les calcaires éclatants et marmoréens, de structure corallienne, enfermant dans leurs enceintes d'étroites et longues vallées, celles d'Entremont, des Bauges. Et partout ailleurs, enveloppant tout, rayonne une nature luxuriante où une chose surtout frappe, l'abondance des arbres forêts de cerisiers à Évian, Saint-Gingolph; châtaigniers du Chablais; lisière de châtaigneraies entre les prairies et les sapins dans la vallée d'Albertville; forêts de noyers dans la vallée de Saint-Marcellin. Arbres au feuillage clair et large, qui préludent déjà à la nature de la Méditerranée. Le soleil, qui fait épanouir leur feuillage, mûrit la vigne jusqu'à 800 mètres dans la Maurienne, tapisse de bois les parois calcaires.

Des pluies, croissant de l'hiver à l'automne, dépassant un taux annuel d'un mètre, réparties, en Savoie, sur plus de cent cinquante jours, contribuent, avec la nature du sol, à entretenir une humidité verdoyante. Paysage unique dans l'Europe occidentale, qui fait pendant à la Brianza milanaise; verger magnifique qu'on ne trouve plus vers le Sud au climat plus sec, au delà du Lans, du Vercors, du Devoluy, du Lautaret. Cette nature parle à l'imagination et à la pensée; elle a inspiré Jean-Jacques, elle a nourri ses souvenirs et son génie.

Le Graisivaudan en est, sinon le type le plus achevé, du moins l'expression la plus ample et, pour l'histoire des hommes, la plus importante. On voit, en amont de Grenoble, s'étendre au-dessous des cimes de Belledonne les larges terrasses marneuses du lias, ferrugineuses et noirâtres, aux dépens desquelles la rivière a pu largement creuser sa vallée. Jusqu'à 900 mètres les hameaux et les villes s'y étagent. Ils occupent les pentes de talus, les cônes de déjection, les anciennes terrasses fluviatiles. Au milieu coule le torrent gris et sauvage, aujourd'hui endigué. Des bauches, des oseraies, des halliers marécageux rappellent encore çà et là l'état primitif. Mais partout ailleurs, sous les vignes courant en feston entre les arbres fruitiers, se succèdent de petits carrés de luzerne, blé, chanvre, maïs: une merveille de petite culture.

La vallée transversale a attiré ainsi la population jusqu'au cœur des Alpes. Des groupes ont pu se constituer, qui ont gardé le caractère montagnard, non sans jouir des avantages de la plaine, recevant des contrastes qui les entourent des impulsions diverses. Ils ont occupé de bonne heure, entre les torrents qui sont sur leur tête et celui qui coule à leur pied, les parties les moins exposées. C'est de là qu'ensuite ils ont entrepris la conquête de la vallée. Ils l'ont colmatée, assainie, endiguée, changée en jardin. On trouve des peuples très anciens établis jusqu'aux abords immédiats des cols, étapes nécessaires où il fallait s'outiller pour le passage. A mesure que croît l'importance des passages alpestres, croît aussi l'importance politique de la contrée. Qui possède le burg de Charbonnières à l'entrée de la Maurienne, qui domine le seuil de Chambéry, vrai détroit entre le Rhône et l'Isère, ou qui du haut du promontoire d'Albon surveille les anciennes voies romaines se dirigeant vers Vienne, qui surtout dispose des ressources du Graisivandan, devient un personnage avec lequel l'empereur d'Allemagne, le roi de France, la république de Lyon doivent compter, comme jadis l'empereur Auguste avec le roi Cottius. Ainsi des noms d'États politiques, tels que Savoie et Dauphiné, se sont superposés aux noms de pays,

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