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PASSAGES
Historiques.

VALLÉES

petites unités naturelles qui persistent dans le langage et le sou

venir.

Les vallées transversales insinuent la plaine dans la montagne. Elles lui servent de prolongement. Avec elles s'introduisent le monde extérieur et la vie urbaine. Elles conduisent vers les passages historiques où, dès les premiers âges de l'Europe, Celtes, Germains, peuples méditerranéens se sont rencontrés. Le Brenner, le Grand Saint-Bernard, le Mont Genèvre furent, avant le Cenis, le SaintGothard et le Splügen, des carrefours par où a passé la civilisation européenne. Une traînée de villes, de monuments et d'influences trace le sillage de ces voies de pénétration et d'échange. Les villes ont un air de parenté. Quelque chose d'italien flotte sur la physionomie de Botzen, Chambéry, Embrun, etc. Mais il y a plus qu'une ressemblance extérieure. Si la romanisation s'est maintenue dans une partie de la plaine suisse, c'est grâce à la série de villes échelonnées sur la voie romaine du Grand Saint-Bernard à Vindonissa 1. Entre la Durance et le Pô, sur la route d'Italie en Espagne, à travers la Provence, le Mont Genèvre est le lieu où se concentrent les relations du monde roman occidental; le nœud de cette civilisation provençale, qui a conservé quelque chose de commun depuis le Piémont jusqu'à la Catalogne.

Mais, en sens inverse de ces grandes coupures, il y a, sur le socle LONGITUDINALES. de près de 40 000 kilomètres carrés de la partie française des Alpes, des vallées qui se déroulent dans le sens longitudinal par rapport aux plissements des chaînes. On sait quelle variété de bandes géologiques se déroule dans le sens longitudinal; tour à tour des roches calcaires, cristallines, des grès, des schistes, des granits, se succèdent pour le voyageur qui traverse les Alpes entre le Dauphiné et le Piémont. Parmi ces roches d'inégale dureté, il était facile aux eaux courantes de trouver le défaut de résistance. Des vallées se sont ainsi formées le long des lignes de contact des couches tendres et dures soit dans les marnes liasiques qui s'intercalent entre les avantchaînes calcaires et la zone cristalline du Mont-Blanc, de Belledonne et de l'Oisans; soit, plus près de l'axe du système, dans les grès, les ardoises, les schistes calcaires et micacés qui longent intérieurement les chaînes cristallines du bord piémontais. Les eaux ont pu ainsi pratiquer des sillons, aplanir des cols, qui se succèdent par séries dans un sens parallèle à l'axe de plissement.

Mais, par leur aspect comme par leur origine, ces vallées sont bien différentes des coupures transversales. Bien mieux que celles-ci,

1. Aujourd'hui Windisch, au confluent de l'Aare et de la Reuss.

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Entre les crêtes calcaires et les hautes chaînes cristallines, ce n'est pas la vallée qui attire les groupements humains, mais les terrasses, talus ou cônes d'éboulis qui la bordent. Seule, Grenoble a su conquérir et assurer sa place dans la vallée; mais ses conditions topographiques sont une anomalie dans le type de peuplement qui prévaut. Elles représentent l'introduction d'une vie urbaine au cœur d'un pays alpestre.

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VIE DES HAUTES
VALLÉES.

elles restent en rapport intime avec la nature de la montagne. Entaillées au voisinage des lignes de faite, et conservant une altitude soutenue, qui dépasse souvent un millier de mètres, elles sont l'asile où se conservent les exemplaires plus intacts de la vie alpestre.

La plupart se développent suivant un parallélisme régulier, accouplées les unes aux autres. Ainsi se déroule, entre les coupures profondes de la Tarantaise et de la Maurienne, le groupe longitudinal des vallées de Belleville, des Allues, de Pralognan; entre la Maurienne et la Durance, la Valloire, le Val-Meynier. Ou bien, comme les vallées du Queyras entre la Durance et l'Ubaye, elles se groupent en faisceau sur les croupes de désagrégation facile que constituent les schistes lustrés.

A l'écart des voies de commerce, ces hautes vallées ont un charme auquel l'archaïsme des usages contribue. On les soupçonne à peine, du fond des basses vallées. Les escarpements et les forêts ne permettent d'apercevoir que par échappées le monde différent qui se superpose un bout de prairies et de pâturages, quelques hameaux dont on voit briller les feux dans la nuit. Le plus souvent d'étroites et longues brèches en interceptent les abords. Entre les profonds sillons burinés suivant les lignes de plus forte pente, et les sillons plus légèrement creusés dans le sens des couches, la correspondance ne s'établit qu'au prix de brusques ruptures de niveau. Le creusement des basses vallées a été trop rapide pour que les rivières aient eu le temps de régulariser le profil de leur pente. C'est par des gorges qu'on passe d'un étage à l'autre. Le temps n'est pas loin où, à travers «< ces tourniquets » ou « ces combes », il n'y avait que des sentiers de mulets, accessibles seulement pendant quelques mois.

Mais quand on a remonté, parfois sur une longueur de 15 à 20 kilomètres, ces combes, le niveau s'aplanit, les bords s'évasent; coulant sur une pente plus régulière, les eaux gardent leur vivacité, en perdant leur turbulence. Sur les pentes où s'attarde le soleil sont les hameaux, les cultures, les prés. C'est qu'il importe ici de profiter des moindres avantages que ménagent la position et le sol : orientation, abri, placages de terre fertile, cônes d'éboulis. Là où ces avantages sont réunis, les hameaux se ramassent par essaims. On les voit, à peu de distance les uns des autres, avec leurs maisons pelotonnées luisant toutes ensemble sous l'ample toit de plaquettes grises qui les couvre. Tout est strictement assujetti aux conditions physiques, âprement calculé, disputé par la prévoyance de l'homme à l'avarice de la nature. A l'adroit, sur le flanc ensoleillé qui regarde le Sud et l'Ouest, s'étage au-dessus des hameaux et des cultures un éparpille

ment de chalets d'été, de granges, d'écarts, d'habitations temporaires. La forêt occupe l'ubac, le côté d'ombre; elle le couvre d'un merveilleux manteau de verdure, avec le feuillage clair et gai du mélèze.

Ce rapprochement des hameaux, ce mélange d'habitations temporaires et permanentes, donnent l'illusion d'une population plus nombreuse qu'elle n'est en réalité. Tantôt par groupes de hameaux comme autour de la Grave, tantôt par maisons échelonnées le long de la vallée comme dans la Vallouise, tantôt par gros bourgs distants de 4 à 5 kilomètres comme dans le Queyras, le nombre des habitations semble hors de proportion avec les ressources que parait offrir la vallée. C'est qu'il y en a d'autres en réalité. C'est dans le sens vertical que s'étend le domaine exploitable dont vit chacun de ces groupes. La population n'est redevable à la vallée que d'une partie de ses ressources. Comme dans une forêt les arbres filent en hauteur, c'est vers les Montagnes, c'est-à-dire les hauts pâturages, « les Alpes », suivant l'expression qui de la partie a fini par s'étendre au tout, que ces communautés alpestres trouvent leur richesse, ou tout au moins le supplément de ressources sur lequel est fondée leur existence. Dans ces hauts pâturages fertiles en herbes savoureuses, vers lesquels les troupeaux s'acheminent joyeusement, sont les réserves dont pendant l'été prend possession la vie pastorale. Ces espaces verdoyants et naturellement découverts où l'homme n'a pas eu à extirper la forêt, furent ceux qui donnèrent naissance à la vie alpestre. La longue durée des neiges et des frimas se charge d'en éliminer les arbres. L'exploitation de ces pâturages précéda certainement celle des prairies que l'homme dut se tailler à grand'peine dans la zone des bois.

Cette harmonie de rapports dans laquelle les prairies et cultures de la vallée, les forêts des versants, les pâturages des hauteurs se prêtent un mutuel concours, n'est malheureusement pas partout réalisée dans nos Alpes. Elle existe, grâce à un climat plus régulier, à des pluies mieux distribuées, en Savoie et dans une partie du Dauphiné comme dans le Jura et en Suisse. C'est elle qui sur les hauteurs entretient la vie de chalets, où, avec la régularité d'un flux et reflux annuel, les vaches apparaissent aux beaux jours pour se retirer aux premiers froids. L'été finissant, la vie se contracte dans les vallées. Mais c'est alors que dans les bourgs des vallées basses et de la périphérie des montagnes commence le mouvement de foires dont la périodicité correspond aux phases de l'activité pastorale. Ce sont les foires d'automne, pour la vente du bétail qu'on ne pourra nourrir en hiver.

CIRCULATION
INTÉRIEURE.

A quelles époques remonte cette vie organisée? Assez haut sans doute, du moins dans ses éléments essentiels, puisqu'elle est fondée sur la nature physique du pays. En fait, les traces d'habitants relativement nombreux sont très anciennes dans les vallées des Alpes. Toutefois cette vie ne représente pas un état primitif. Elle est fondée sur une combinaison méthodique des ressources de la vallée, des bois, des pâturages, qui suppose l'existence de relations commerciales, de débouchés extérieurs. Elle s'est constituée peu à peu, par de sages règlements. De l'esprit d'association qu'elle favorise sont nés ces mandements, ces syndicats d'irrigation, ces coutumes dont plusieurs ont été rédigées, et sont l'expression d'une civilisation originale, très propre à augmenter par la variété d'occupation, par la prévoyance et le calcul qu'elle exige, la valeur individuelle de l'homme. Cette harmonie, quand elle est réalisée, conserve à la montagne sa fertilité et sa santé, et pour emprunter une expression de Le Play, «< sa vie morale ».

Les bandes géologiques longitudinales, qui servent de socle aux hautes vallées, ont assez de largeur, dans nos Alpes, pour donner place, comme nous avons dit, à des groupes de vallées analogues. Ces vallées contiguës communiquent entre elles, grâce à leur altitude commune, par des cols nombreux et peu élevées. C'est par ces « montées » que de tout temps la vie a circulé dans l'intérieur et jusqu'au plus épais des Alpes. Ces relations ont créé le réseau de sentiers muletiers, œuvre locale et séculaire que n'ont remplacée qu'en partie nos routes modernes. Ces sentiers sont l'œuvre des montagnards; car en été surtout la vie alpestre est un déplacement continuel. Les mémoires militaires des siècles derniers montrent quel parti une stratégie habile pouvait en tirer pour la circulation dans l'intérieur des Alpes. Les hautes vallées communiquent entre elles par leurs parties supérieures. Ce n'est point en suivant le fil de l'eau, comme nos habitudes nous portent à le croire, mais en le remontant au contraire qu'on peut comprendre les relations de ce petit monde alpestre. Soucieux d'économiser la pente, se maintenant volontiers à mi-côte, les sentiers atteignent facilement, au prix de quelques lacets, le faîte de séparation. On est souvent dérouté de la signification qu'ont certains mots dans le langage alpin; des termes tels que monts, collines, montagnes ont des sens spéciaux qui résultent des habitudes et du genre de fréquentation associées à la vie des Alpes.

Comme tout ce qui est fondé sur la nature, ces relations subsistent, en partie du moins, malgré les mutilations parfois inintelligentes que leur ont infligées les frontières politiques. Encore aujourd'hui les habitants des hautes vallées du Verdon, du Var, de la Tinée, qui

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