Images de page
PDF
ePub

ASPECT

GÉOGRAPHIQUE

une première remarque. L'hinterland continental nous assiège, non partout également, mais seulement par quelques voies. Les migrations humaines ne nous sont parvenues que déjà divisées, canalisées en courants distincts. Et cela explique que les populations qui ont atteint notre pays par la vallée du Danube n'eurent ni le même mode de civilisation, ni la même composition ethnique que celles qui nous sont venues par la Belgique, et ressemblèrent encore moins à celles qui ont suivi le littoral du Nord.

Le secret de ces civilisations primitives est géographique autant qu'archéologique; comment la géographie n'aurait-elle pas son mot DE LA QUESTION. à dire sur les conditions qui les ont formées, et sur les voies qu'elles ont suivies?

Les fleuves, dans nos contrées d'Europe, n'ont pas été, autant qu'on le dit, des chemins primitifs de peuples. Leurs bords, encombrés de marécages, d'arbustes et de broussailles, ne se prêtaient guère aux établissements humains. Les hommes se sont établis de préférence sur les terrains découverts, où ils pouvaient pourvoir le plus facilement à ces deux besoins essentiels, abri et nourriture. La qualité des terrains fut surtout ce qui les guida. Il y a des terrains où l'homme pouvait plus aisément mouvoir sa charrue, bâtir ou se creuser des demeures pendant des siècles les populations ont continué à se concentrer sur ces localités favorisées. Successivement de nouveaux venus plus forts s'y sont substitués ou plutôt superposés à d'anciens occupants: toujours sur les lieux mêmes qui avaient déjà profité d'une première somme de travail humain. Quand des migrations se produisaient, elles étaient dirigées par le désir d'obtenir des conditions égales ou meilleures, mais toujours analogues, d'existence. Comme aujourd'hui c'est la terre noire que le paysan russe recherche en Sibérie, c'était en quête de terres fertiles et faciles à cultiver, déjà pourvues d'un certain degré de richesse, que se sont acheminés les Celtes dans leurs migrations successives vers la Gaule ou vers le bas Danube, les Germains dans leur marche ultérieure des bords de l'Elbe à ceux du Rhin. Tout le mouvement et toute la vie ont été longtemps restreints à certaines zones. Lutter contre les marécages et les forêts est une dure et rebutante tâche à laquelle l'homme ne s'est décidé que tard. Ce n'est qu'au moyen âge que le défrichement, dans l'Europe centrale, commença à attaquer en grand la forêt.

1. On peut s'assurer aujourd'hui que les établissements fondés sur les alluvions récentes de nos fleuves sont de dates moins anciennes que ceux des bords élevés. On en trouvera plus loin des exemples dans les cartes que nous donnons du Val d'Anjou, du Rhône à Viviers.

DANS LES DIVISIONS PRIMITIVES DE L'EUROPE.

Assurément la surface forestière est loin de représenter dans son ROLE DE LA FORÊT étendue présente l'étendue que les forêts occupèrent aux débuts de la civilisation de l'Europe. Mais elle en retrace les linéaments. Si la forêt a cédé du terrain à la culture, elle est restée, du moins dans la partie centrale et occidentale de l'Europe, en possession des sols que leur nature rendait rebelles ou très médiocrement propices à tout autre genre d'exploitation. Elle a persisté sur place, en se transformant il est vrai. De la forêt primitive, chaos d'arbres pourris et vivants, horrible et inaccessible, il n'y a dans l'Europe centrale que quelques coins retirés du Boehmer Wald qui, dit-on, offrent encore une image. Mais la forêt, même humanisée, est un héritage direct du passé. Les arbres qui enveloppent nos Vosges plongent leurs racines dans un sol élastique et profond qui résonne sous les pas et qui est le résultat de la décomposition séculaire de ceux qui les ont précédés. La forêt actuelle se dresse sur les débris des forêts éteintes.

Morcelées et traversées de toutes parts, les forêts ont cessé de séparer les peuples. Mais elles ont joué longtemps ce rôle d'isolatrices. On distingue encore les linéaments des anciennes limites forestières. Elles soulignent d'un trait vigoureux la distinction entre la Bohême. et la Bavière; elles encadrent nettement la Thuringe; la Franconie est séparée par une série de massifs boisés de la Souabe et de la Hesse. La Lorraine est presque entièrement encadrée de forêts. Leurs bandes s'allongent entre la Champagne et la Brie. Elles tracent une bordure assez nette encore au Berry. Même dans nos contrées de l'Ouest, où les forêts ont été plus entamées, assez de lambeaux subsistent pour rappeler d'anciennes séparations historiques. Quelques bois parsèment la marche sauvage qui s'étendait jadis entre l'Anjou et la Bretagne; d'autres, au centre de la Bretagne, jalonnent la zone solitaire qui séparait le pays gallo du pays breton. Entre le Poitou et la Saintonge une série de bois, échelonnés de Surgères à la Rochefoucauld, laisse encore apercevoir l'antique séparation de deux provinces et de deux peuples. En Angleterre le Weald a divisé les gens de Kent de ceux de Sussex.

Séparation ou défense, marche-frontière, surface échappant à la propriété privée, la forêt a servi de cadre aux embryons de sociétés par lesquels a préludé la géographie politique de cette partie du continent. Elle nous enveloppe encore de ses souvenirs. Elle nous berce avec les contes et les légendes dont l'a peuplée l'imagination enfantine des anciens habitants. Parmi les essences qui entraient dans la composition de ce vêtement forestier, c'est surtout l'arbre des sols peu humides, des forêts de faible altitude, le chêne, qui est entré dans l'usage de la vie quotidienne. Son bois robuste a fourni la char

‹ 33 ›

[ocr errors][ocr errors][merged small]

pente et le mobilier de nos constructions. Ses glands ont donné lieu à l'élevage des troupeaux de porcs, ce genre d'industrie auquel longtemps le Nord de l'Europe resta étranger, et qui fut au contraire, de la Pannonie à la Gaule, une de celles que pratiquaient avec zèle les peuples de l'Europe centrale. Quelques-unes des habitudes les plus invétérées dans la manière de vivre de nos paysans rappellent ainsi le voisinage de l'antique forêt. C'était l'asile aux temps de grandes détresses.

Quantité de preuves montrent que la forêt, quoi qu'on en ait dit, n'a pas couvert toute l'Europe. De tout temps d'assez grandes éclaircies naturelles ont existé entre les massifs boisés; et l'on conçoit de quel intérêt il peut être de déterminer géographiquement les sites de ces contrées, les plus propices en fait aux établissements humains.

L'étude des sols dans l'Europe centrale est arrivée, par l'observation des restes d'animaux fossiles, à cette conclusion remarquable, qu'après la période glaciaire et dans les intervalles de cette période une nature de steppes s'est étendue sur une partie de l'Europe centrale. L'extension n'a pu être que partielle, car précisément ces indices révélateurs font défaut dans les régions où la forêt, par sa persistance, se montre bien chez elle. Mais au contraire ils abondent dans les nappes de limon calcaire, connu sous le nom de loss. Les descriptions de Richthofen ont rendu célèbre cette espèce de terrains qu'on trouve dans la zone centrale de l'Europe comme dans la Chine du Nord, et que caractérisent leur couleur jaune clair, leur composition friable et pulvérulente, leur tendance à se découper par pans verticaux permettant d'y creuser des demeures. C'est en premier lieu dans la vallée rhénane, où il occupe de vastes plates-formes, que le loss a été caractérisé; mais il se déroule aussi à quelque distance au Nord des Alpes et le long de la lisière septentrionale des montagnes allemandes.

Il est naturel, au point de vue du parti tiré par l'homme, de rapprocher du læss certains terrains qui lui ressemblent par leurs propriétés essentielles. Telles la fameuse terre noire, qui, couvre en Galicie, Podolie, Russie méridionale, des surfaces de plus en plus étendues vers l'Est; et les nappes de limon qui, particulièrement épaisses sur les plateaux de la Hesbaye et de la Picardie, occupent dans l'ensemble du Bassin parisien une étendue qu'on peut estimer à cinq millions d'hectares. Voilà, avec quelques autres variétés plus éparses, choisies d'après leurs affinités physiques, quels sont les sols dont nous avons esquissé la répartition, autant que les cartes

1. Réglementation de la glandée, en Lorraine et ailleurs.

géologiques et les autres documents en donnent actuellement les moyens.

Ces terrains peuvent avoir leurs égaux et même leurs supérieurs en fertilité, mais nulle part ne s'offraient des conditions plus favorables aux débuts de l'agriculture. Partout aujourd'hui ils se montrent sous l'aspect de campagnes découvertes. La sécheresse entretenue à la surface par la perméabilité du sol favorise plutôt la croissance des céréales que des arbres; et ceux-ci, d'ailleurs, trouvant peu de prise sur ces couches friables, n'opposaient que peu de résistance au défrichement. La charrue se promène à l'aise sur ces plateaux ou ces molles ondulations naturellement drainées, et préservées par leur hauteur moyenne (200 mètres environ) des dangers d'inondation qui menacent les vallées. Dans l'apprentissage agricole que la nature de l'Europe impose à l'homme, ces régions étaient les moins revêches. Il y fut préservé du rude ennemi qu'il n'a vaincu qu'à la longue, la forêt marécageuse, contre laquelle le feu ne peut rien. Ce n'est pas seulement par la facilité de culture, mais encore par la salubrité qu'y furent attirés les établissements humains le soleil et la lumière avaient libre jeu, sur ces surfaces découvertes, pour écarter les exhalaisons malsaines entretenues ailleurs par l'épaisseur des forêts. Sur les fonds argileux et tenaces, sur les terrains raboteux de granit ou de grès, dans les régions morainiques où parmi les étangs et les lacs gisent les blocs abandonnés par les anciens glaciers, la forêt se défendit longtemps. Ici, au contraire, point de ces luttes obstinées contre les arbres; point de « ces jours amers passés à défricher la forêt jusque dans l'entrelacement de ses racines », dont Schiller a recueilli le souvenir dans les vieilles légendes germaniques:

« Und hatten manchen sauren Tag, den Wald
Mit weit verschlungenen Wurzeln auszuroden!»>

Telles que nous venons de les caractériser, ces natures de sol, terre noire, loss, limon des plateaux, sont circonscrites dans la partie moyenne de l'Europe; au Sud elles n'atteignent pas la Méditerranée; on ne les rencontre plus, au Nord, par delà les lignes de moraines qui marquent la limite méridionale qu'ont atteinte, dans les plus récentes de leurs invasions, les glaciers scandinaves. Comme les formations analogues de la Chine et de l'Amérique du Nord, elles sont attachées à une zone déterminée et se succèdent dans le sens des latitudes. La structure coupée de l'Europe occidentale ne leur permet pas de se dérouler avec la même continuité qu'en Russie et que dans la Chine du Nord. On distingue pourtant deux zones qui s'étendent, morcelées il est vrai, de la Bohême à la France : l'une par la plaine

[ocr errors][ocr errors][merged small]

LES ZONES
AGRICOLES

DE L'EUROPE

CENTRALE

EN RAPPORT

DE LA
CIVILISATION.

du Danube; l'autre par une série de Börden, pays plats et fertiles 1, depuis longtemps distingués par le langage populaire, qui se déroulent de Magdebourg à la Westphalie, et qui, interrompus par les alluvions rhénanes, trouvent leur prolongement dans les croupes limoneuses de la moyenne Belgique. Ce sont les deux voies qui ont été tout à l'heure indiquées, l'une aboutissant à la Bourgogne; l'autre, par la plaine germanique, à la Picardie et à la Champagne.

Cette étude nous fournit un fil conducteur. Ce ne peut être une coïncidence fortuite que l'on saisisse dans ces contrées les traces d'un développement plus précoce, d'une marche plus rapide de civilisation. Le fer fut exploité aux époques les plus reculées dans les AVEC LA MARCHE plaines découvertes de la Moravie; des relations commerciales établies entre l'Oder et le Danube aboutissaient à ces plaines. Le haut bassin danubien, éternel théâtre de luttes entre les peuples, attira un commerce actif qui sut de bonne heure se frayer des voies à travers les Alpes orientales. Les régions les plus fertiles sont toujours les plus disputées. C'est ainsi que dans la région limoneuse du Nord de la Bohème l'établissement des Gaulois Boïens, qui ont laissé leur nom au pays, se superpose exactement au site dont une population antérieure avait déjà développé la richesse agricole.

Sans doute les trouvailles archéologiques nous font connaître surtout des armes, des instruments de luxe. Mais d'heureux hasards ont exhumé aussi des témoignages de la vie agricole que menaient les peuples au Nord des Alpes : le blé, l'orge, quelques fruits, des tissus fabriqués de lin, ont été trouvés dans les plus anciennes stations lacustres. On voit ces populations primitives déjà en possession des principaux animaux domestiques, bœuf, mouton, chèvre, porc 2. Plus tard, quand les Romains firent connaissance avec le Nord de la Gaule, ils y rencontrèrent des pratiques agricoles dont l'originalité et la supériorité les frappèrent. L'invention de la charrue à roues, de la moissonneuse à roues, s'explique fort naturellement sur des plateaux découverts à faibles ondulations, tandis que l'araire léger et facile à manier est à sa place sur les terres accidentées du Massif central et des bords de la Méditerranée.

Est-on en droit d'admettre l'existence de relations suivies entre les peuples qui occupaient ces régions limoneuses? L'examen comparatif des trouvailles archéologiques nous montre, soit entre les contrées danubiennes et l'Est de la France, soit entre le Nord de

1. C'est la définition qu'en donne Grimm.

2. La race actuelle du bœuf que son museau noir, sa tête large et sa couleur brune distinguent de celles qui sont, plus tard, venues du Nord, se retrouve dans les tourbières préhistoriques de la Suisse.

« PrécédentContinuer »