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graver sur les murs des Tuileries l'épouvantable prophétie du festin de Balthasar.

Or, ne croyez pas que ce soit là une opinion qui s'aventure dans le monde politique, seule, sans parenté, sans alliance, sans écho.

Son imagination et son cœur emportent un grand poète en Orient. Il voit les Turcs, les Grecs, le Liban, l'AntiLiban; et dans l'horizon brumeux de ses paysages, de ses souvenirs, de ses impressions, le lyrique pélerin nous montre la Russie s'élevant couronnée d'une auréole de gloire, cette même Russie, que nous venons de voir, ciselée en vignette, dans les conclusions didactiques du jurisconsulte voyageur.

Mais ces préludes prophétiques, ces poétiques soupirs, prennent bientôt une forme plus nette et plus significative. Un penseur profond, un grave législateur, initié aux mystères les plus impénétrables de la philosophie et du ministère régnant, monte à la tribune pour dire à la France que son affaire la plus pressée est de s'allier à la Russie, et qu'elle doit être bien lasse de son libéralisme et de sa fierté de quatre ans. L'athlète éclectique fléchit sous cet énorme poids de gloire que porte la France; sat Trojæ Priamoque datum, soupire-t-il hors d'haleine. Inutile, au reste, d'honorer d'un seul mot de réfutation l'absurde et dégradant système de M. Jouffroy (1), qui sépare les intérêts et les principes politiques d'un peuple; genre d'hérésie sociale qui n'eut jamais cours en France. Nous nous bornons à signaler la simultanéité de manifestations dont l'objet est, ou du moins peut être, de faire pour ainsi dire suinter goutte à goutte dans l'opinion publique, des sentimens favorables à la Russie.

A l'heure même où l'on nous prophétisait ainsi notre avenir, la voix rauque du général Jackson, traversant les mers avec la rapidité et le retentissement d'un orage, nous

(1) Voyez le Discours prononcé par ce député le 28 avril.

portait ses menaçantes réclamations. Elles pouvaient avoir quelque justesse arithmétique, qui le nie? Mais devait-on en tribut de pusillanimité changer une dette d'argent? Quel précédent, d'ailleurs! L'autocratie russe, co-régente bientôt de la démocratie américaine dans le gouvernement du monde, réclame à son tour ses vingt-cinq millions. La méthode jacksonienne devient une panacée diplomatique d'une efficacité trop merveilleusement immédiate, pour qu'un empereur aux expédiens renonce à ce facile moyen de s'enrichir. Et nous! nous sommes si libéraux, si justes! nous paierons.

Est-ce une réalité? est-ce un rêve ? Peut-on être Français, peut-on aimer sa patrie et tracer avec ce sang-froid l'horoscope de son anéantissement politique? C'est donc en pure perte que la France aura si long-temps versé pour la liberté des hommes son sang et ses trésors! C'est en vain qu'elle aura douloureusement mis au monde cette civilisation européenne qu'elle portait, mère tendre et patiente, qu'elle nourrissait depuis tant de siècles dans ses flancs? Vous appartenez à ce peuple confesseur, missionnaire et martyr dans la sainte cause de la sociabilité humaine, et c'est vous qui résolvez gaîment contre lui le terrible problème tombé de la voix mourante de Napoléon. Que ferez-vous donc de la France? Une momie ensevelie dans les langes de sa gloire militaire, de ses veilles intellectuelles, de ses conquêtes morales, que vous jetterez couvertes d'hieroglyphes désormais indéchiffrables aux stériles investigations des antiquaires à venir? Une terre d'ilotes destinée à nourrir, une académie de sophistes destinée à dérider par leur libre parole le front des nouveaux maîtres, que lui font vos prédilections prophétiques? Une espèce de Fanar de la Russie, pépinière de drogmans, de fournisseurs, de banquiers, de scribes, de Pharisiens au service de l'autocrate?

Il faut voir dans ces paroles autre chose que de capricieux sarcasmes; elles expriment les conséquences forcées

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des doctrines qu'on improvise sur notre politique extérieure. Et d'ailleurs le système actuel du gouvernement et les résultats connus qu'il a déjà produits sont malheureusement trop conformes aux pitoyables théories qu'on essaie de soutenir. Quelle influence exerce, en effet, en Europe, la diplomatie française ? Où sont les preuves de ses sollicitudes, de sa prévoyance, de sa force? Quelle est l'idée que représente aujourd'hui la France? Qu'en pensent ses amis et ses ennemis? Quels sentimens son nom éveille-t-il en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Pologne, en Turquie même? En arrière, en arrière ! » Mais nous disparaissons dans un précipice, nous nous enfonçons dans la boue! En arrière. › C'est aujourd'hui la devise de la France; sorte de binome politique à l'aide duquel on résout, les yeux fermés, tous les problèmes d'utilité, de sécurité, de dignité nationale. Ne dirait-on pas que nous nous croyons seuls au monde? que les souvenirs de la veille et les menaces du lendemain, sans cohérence morale désormais et sans liaison logique, ne sont plus que des fantasmagories pour nos heures de loisir, des arabesques pour nos salons? Quand tout annonce que la face du monde va changer, quand une secousse prochaine menace d'ébranler l'Europe et la France sur leurs antiques fondemens, les pères conscrits de la grande nation, tranquilles sur leurs chaises curules, ne croient bien mériter de la patrie qu'en causant économie, chemins de fer, tabac, opéra, panem et circenses, ou en se perdant dans ces nombreuses futilités théoriques du principe de la liberté et de la souveraineté sociales. C'est précisément ainsi, il y a de cela quatre siècles, que les Grecs du Bas-Empire, représentans pusillanimes, échos expirans de la civilisation et du christianisme en Orient, se querellaient sur les subtilités de la foi, à l'heure même où la hache de l'islamisme brisait les portes de cette ville fatale, dont la possession est aujourd'hui le mot de l'énigme des destinées de l'Europe. La Russie marche, grandit, se produit avec toute sa force en dehors, comme

un essaim d'abeilles par une belle journée d'été. En présence de cette activité expansive et menaçante, la France se retranche en elle-même. Elle affecte une indifférence paresseuse et molle, une profonde sécurité. Bourgeois parcimonieux et égoïste, elle prépare elle-même sa couche, sourit à son sommeil, s'arrange le mieux qu'elle peut pour savourer long-temps le siècle d'or qu'elle s'est fait. Économie! réduction! belles et seules vertus civiques du jour! Si c'est vraiment le besoin unique de la France, soyez donc conséquens licenciez vos armées, abandonnez l'Afrique, désertez l'Italie; oubliez l'Allemagne, la Pologne, la Turquie ; fondez vos canons, et de ce bronze improductif conquis par le génie de l'épargne sur le vieux préjugé de l'honneur et de la gloire, forgez une statue au dieu de la liberté. A votre aise, messieurs; la Grèce éleva bien des autels au dieu inconnu.

L'indignation nous arrache ces paroles, c'est vrai; mais, bon dieu! voyez ce que nous sommes et ce qu'on fait de nous. Je ne sais, mais il me semble qu'il est impossible › de se défendre d'un juste orgueil à la vue de cette puis› sance française au-dessus de laquelle aucune puissance ne › s'élève. Ce royaume de 52,600,000 habitans, riche de 1,133,870,547 fr.; cette population guerrière et agricole, dotée de toutes les forces du sol, du commerce, de l'industrie et de la civilisation la plus avancée; cette armée de 410,000 soldats admirables de courage et de discipline; cette marine de 33 vaisseaux de ligne, 77 fré› gates et 213 bàtimens inférieurs; ces frontières, si heu› reusement jetées par la nature; ces ports, qui nous met› tent en communications avec tous les peuples, laissent-ils › autre chose à désirer pour la prospérité et la sécurité de › notre beau pays, que la réunion de tous les esprits dans › une même communion d'ordre et de liberté? Parcourez > toute l'échelle des nations, et dites-moi s'il en est une › seule qui puisse marcher rivale de la France (1). › (1) Journal des Débats, 2 mai 1835.`

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A ce magnifique étalage statistique de nos forces ajoutez l'union de la France et de l'Angleterre, seule rivale digne de balancer notre suprématie politique, et dites si la Providence s'est divertie à former cette alliance des deux États les plus puissans et les plus civilisés du monde, pour les faire passer plus ignominieusement l'une et l'autre sous la loi du despotisme et de la barbarie.

Voilà la question fondamentale de notre époque; la voilà simple, claire et catégorique. On l'a compliquée, obscurcie, mal résolue! A qui la faute?

La Charte, ne l'oublions pas, n'est qu'une voie tracée, une forme d'existence, un sanctuaire. Pour qu'il y ait mouvement dans cette voie, vie sous cette forme, culte dans ce sanctuaire, il faut que la nation en masse soit à même de les inspirer et de les nourrir; et c'est de cette manière toute morale qu'il est possible de concevoir la souveraineté du peuple. Le vaisseau de l'État n'est pas un bateau à vapeur où, la force motrice une fois emmagasinée, les passagers peuvent, les bras croisés, naviguer tranquillement sur la parole du pilote. Une société sans vie morale a pour analogue un pouvoir sans action politique. Nul pouvoir ne peut se soustraire à l'influence du peuple qu'il conduit, c'est un baromètre qui obéit, avec une précision infaillible, aux variations de l'atmosphère sociale. Aussi reproche-t-on aux ministres l'état peu satisfaisant de la France? Que nous voulez-vous? disent-ils : » tel nous trouvons le peuple et tel nous le prenons. Nous › ne sommes pas professeurs, nous sommes ministres. › Puis, avec une suffisance amèrement ironique : « Voyez ! la rente monte!!! »

Comment répliquer à cet argument? Où est en France cette voix imposante d'oracle et de vérité, voix du peuple, voix de Dieu, qui vivifie les actes du gouvernement, ou ennoblit l'attitude de l'opposition. Voyez le cas flagrant du jour, l'intervention en Espague. Cette grande et solennelle affaire ne paraît-elle pas subordonnée à la mesquine

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