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Le règne de Louis XIV, après avoir jeté sur la France des splendeurs chèrement payées, s'était terminé tristement au milieu de revers militaires et d'humiliations diplomatiques. Il avait laissé la nation dépeuplée, fatiguée, appauvrie, le crédit privé perdu comme le crédit public, les terres en friche, les maisons en ruines, une population agitée par les émeutes de la faim. Le roi lui-même, aussi malheureux dans sa famille que dans son gouvernement, avait vu la mort faucher autour de lui trois générations en moins d'un an; et le sceptre qu'il venait de faire peser si longtemps sur le peuple français, tomba entre des mains auxquelles un jouet eût mieux.conveâu, celles ́à'un enfant de cinq ans.

CARNOT.

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Il fallait un tuteur à cette minorité : ce fut Philippe, duc d'Orléans. La régence! Ce mot a passé dans notre langue avec une signification honteuse. La régence acheva de dépouiller le pays en cherchant à rétablir la fortune publique par des expédients financiers et des manœuvres d'agiotage. La diplomatie devint une intrigue, et la galanterie majestueuse de Louis XIV fit place à un libertinage effronté : « Pauvre royaume! par qui es-tu gouverné?» s'écria le régent lui-même, un jour qu'il n'était pas ivre.

Louis XV atteint sa majorité, et avec lui la monarchie descend encore d'un degré. « C'est la régence, moins l'esprit, » dit un historien. Les courtisanes règnent; elles font la guerre et la paix; elles distribuent les emplois et les faveurs; leurs magistrats déshonorent la robe, leurs généraux se font battre, leurs financiers se gorgent d'or aux frais de l'État banqueroutier et du peuple ruiné.

Cette décadence de la monarchie n'était qu'un symptôme de la décadence d'une société tout entière, au milieu de laquelle se formait déjà celle qui devait la remplacer. Aux privilèges de la naissance et à la foi volontairement aveugle allaient succéder la liberté d'examen et les droits de la valeur personnelle. Les progrès accomplis par l'esprit humain depuis plusieurs siècles avaient préparé cet avènement; il était proche, chacun le pressentait, et beaucoup de voix s'élevaient pour le signaler d'avance.

Les grands événements qui doivent renouveler la société sont toujours l'objet de semblables prédictions, dans lesquelles on aime à voir du merveilleux. Rien de plus naturel cependant: ces grands événements ne s'accomplissent que lorsqu'ils sont nécessités par une situation dont presque tout le monde souffre. Presque tout le monde alors désire et prévoit une crise, et le sentiment général s'exprime par l'organe de quel

ques-uns. C'est ainsi qu'à l'approche des tremblements de terre, certaines créatures éprouvent une angoisse extraordinaire, et leur agitation prophétique ne s'explique pour le grand nombre qu'après l'accident. Nous allons recueillir quelques-unes des prophéties qui annoncèrent la révolution française; non pas, comme on le pense bien, pour donner un aliment à la crédulité, mais pour montrer une fois de plus que cette révolution, loin de venir inopinément, était dès longtemps appelée par les uns, redoutée par les autres, en idée chez tout le monde.

L'idée engendre le fait cela est d'une telle évidence que l'on pourrait presque déterminer, dans l'œuvre de 1789, la part de chacun des grands penseurs de l'époque précédente. L'influence de deux d'entre eux surtout s'y révèle d'une manière triomphante; rien n'est plus vrai que le refrain ironique de cette chanson populaire qui dit de la révolution française : C'est la faute de Voltaire, c'est la faute de Rousseau : leurs écrits avaient été un évangile familier pour la génération qui l'accomplit.

Mais ces deux hommes n'ont pas seulement provoqué, ils ont aussi pronostiqué la transformation que leur philosophie portait dans ses flancs. « Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution, » écrivait Voltaire en 1764, « la lumière s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont heureux : ils verront bien des choses. » Et Rousseau, deux ans auparavant : « Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions. » Puis vient ce commentaire : « Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Europe aient encore longtemps à durer; » et Rousseau conseillait aux nobles de faire apprendre un métier à leurs enfants par mesure de précaution,

<< Dansez, messieurs, dansez; vous ferez bientôt une culbute universelle, » leur criait le père de Mirabeau; mais, dans la bouche de ce vieil aristocrate, c'était un cri d'alarme et de détresse. Quant au roi Louis XV, qui entrevoyait la même perspective à travers son égoïsme grossier, il se contentait de répéter : « Pourvu que cela dure autant que nous! » et la Pompadour ajoutait; « Après nous le déluge. »>

Bien des témoignages analogues avaient précédé ceux-là: « La France ne vit plus que par miracle, disait Fénelon; c'est une vieille machine délabrée qui va encore par l'ancien branle qu'on lui a donné, et qui achèvera de se briser au premier choc. » Puis, adressant cet avis aux rois eux-mêmes : « Il viendra une révolution violente, qui, au lieu de modérer simplement l'autorité excessive des souverains, l'abattra sans

ressource. »

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On pourrait remonter beaucoup plus haut que Fénelon. Le président de Selve, ambassadeur de François Ier, proposait déjà une sainte-alliance des rois contre les peuples pour préserver l'Europe d'un dérangement général. « La révolution est certaine en cet Etat-ci; il croule par ses fondements, »> disait le marquis d'Argenson, un ministre de la guerre. · Et Mme de Châteauroux, une maîtresse de roi : « Il y aura un grand bouleversement si on n'y apporte remède. »

Et Mme de Tencin, dont le salon réunissait la société la plus éclairée de Paris : « A moins que Dieu n'y mette visiblement la main, il est physiquement impossible que l'État ne culbute. >>

Et Mlle Aïssé, jeune fille plus occupée de son amour que de la politique : « Tout ce qui arrive dans cette monarchie annonce bien sa destruction. »

La moins curieuse de ces prophéties n'est pas celle du chevalier de Folard, le célèbre ingénieur : « Les

puissances de l'Europe ont de bien mauvaises lorgnettes pour ne pas apercevoir l'orage qui les me

nace. »

Hommes d'État, hommes d'Église, hommes de science, femmes du monde, tous vivaient donc depuis longtemps sous l'empire des mêmes pressentiments.

Et quel esprit sensé n'aurait pas, en effet, prévu la chute d'une société telle que nous la peignent les contemporains?

« La culture des terres est presque abandonnée; les villes et les campagnes se dépeuplent; la France entière n'est plus qu'un grand hôpital désolé et sans provisions; les magistrats sont avilis..... » « C'est une résolution prise de fermer les yeux pour ne pas voir notre état et d'ouvrir la main pour prendre toujours. »>

Fénelon parlait ainsi, un siècle avant la révolution. Le duc de Saint-Simon, dans ses Mémoires, emploie presque les mêmes termes : << Le royaume est devenu un hôpital de mourants et de désespérés, à qui on prend tout chaque année en pleine paix. » Et il finit par s'écrier: «< Tout bien à faire est impossible. » << Profonde comme la mer, et comme l'enfer toujours béante,» dit une chanson bretonne en parlant de la bourse du roi.

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Bossuet, du haut de la chaire, laissait tomber des paroles également douloureuses et accusatrices « Quand je considère les calamités qui nous environnent, la pauvreté, la désolation, le désespoir de tant de familles ruinées, il me semble que de toutes parts s'élève un cri de misère qui devrait nous fendre le

cœur. >>

<< C'est pitié de voir comme le peuple meurt de faim! >> s'écriait déjà Henri IV. Il est vrai qu'on était au milieu des guerres civiles. Mais ces guerres avaient cessé quand Richelieu disait que le peuple était mangé jusqu'aux os. Au commencement du XVIIIe siècle,

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