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Et d'où venaient donc les penchants désordonnés qui se sont si violemment développés dans les premières années de cette révolution, si ce n'est de cent ans de superstition et d'arbitaire? Il n'est point de période comparable aux quatorze mois de la Terreur, ajoutet-elle; que faut-il en conclure? Qu'aucun peuple n'avait été aussi malheureux depuis cent ans que le peuple français. » (Considérations sur la Révolution française.)

CHAPITRE II

LE PROGRÈS PAR LE DESPOTISME ET LE PROGRÈS
PAR LA LIBERTÉ

Les souffrances matérielles d'un peuple ne suffisent pas pour expliquer ses agitations : ce sont les blessures. de l'âme qui saignent le plus. Ici encore, l'emportement de la révolte nous donne la mesure de la compression éprouvée. Si la France rejeta son passé en masse, si elle démolit pêle-mêle ses traditions religieuses et politiques, si elle voulut effacer jusqu'aux noms de baptême, renouveler jusqu'à ceux des mois et des jours; c'est que l'ancien régime avait mérité toutes ces antipathies en opprimant les intelligences, en outrageant la dignité humaine.

Quel spectacle offrait-il, en effet, cet ancien régime, au moment où la raison publique se souleva contre lui?

Dans l'ordre religieux, l'intolérance, les persécutions, les exils, les bûchers même : celui du malheureux Labarre, un enfant, condamné pour avoir manqué de respect aux images du culte, date de 1766, et il n'est pas le dernier; dans l'ordre politique, une absence de libertés qui autorisait le jurisconsulte anglais Blackstone à mettre au même rang la France

et la Turquie; - dans l'ordre moral, l'exemple pestilentiel de la Cour et des hautes classes, qui arrachait à d'Alembert ce cri d'indignation: « La France ressemble à une vipère : tout en est bon, hors la tête; » et à M. de Guibert ce cri de découragement : « Lorsque la corruption a fait de tels ravages, il est presque impossible d'espérer une régénération; » dans l'exercice de la justice, la prodigalité de la peine de mort, avec ses gradations de tortures et ses variétés de formes, selon le rang des condamnés, les mutilations, la marque au fer rouge, les cachots, le secret des procédures, la réversibilité des peines sur les familles par la confiscation et par l'infamie; — enfin, dans l'ordre civil, des inégalités sociales de toute nature, les humiliations de la personne et les servitudes de la terre.

C'est là qu'il faut chercher les causes de la révolution, plus encore que dans les misères dont nous venons d'entendre la litanie.

Elle s'est faite pour conquérir la liberté, bien plus que pour gagner des améliorations matérielles. Une preuve, c'est ce fait, qu'au moment où elle éclata, grâce aux progrès de la marine française, une période de prospérité, du moins en ce qui regardait le commerce extérieur, venait de s'écouler. Une autre preuve, c'est que la régénération nationale trouva ses principaux artisans dans la classe bourgeoise, celle qu'atteignaient le moins les fléaux de la pauvreté et de la dépravation.

La bourgeoisie, jugée au point de vue économique, se compose d'hommes qui vivent en partie de leur travail actuel, en partie sur le produit amassé de travaux antérieurs. Cette classe moyenne se recrute incessamment par l'accession des prolétaires intelligents et prévoyants. Elle était, avant la révolution, beaucoup moins considérable qu'aujourd'hui; cependant,

depuis longtemps déjà, elle remplissait toutes les carrières industrielles et la plupart des carrières libérales. C'était bien réellement, comme on la nommait, le tiers état; et lorsque Sieyès, dans un pamphlet fameux, proclama que le tiers état était la nation, il traduisit en une formule nette et simple la pensée de tout le monde. Préservée de l'extrême misère qui abrutit, et des dangereuses séductions de l'oisiveté, la bourgeoisie est disposée à considérer les maux de la société sous leur côté moral : c'est chez elle que le despotisme de Louis XIV avait laissé le plus de ressentiments et que les vices de Louis XV inspiraient le plus de mépris.

Le rôle joué par la bourgeoisie dans la révolution n'était pas nouveau pour elle : l'histoire le constate.

Aux états généraux de 1356, on l'avait vue demander une égale répartition d'impôts; en 1413, elle avait contraint révolutionnairement Charles VI à décréter des mesures pour protéger l'habitant des campagnes contre les abus de la force; aux états de 1560, elle réclama la suppression des péages à l'intérieur et des douanes aux frontières; l'année suivante, à Pontoise, elle fit poser en principe le droit de l'Etat sur les propriétés du clergé; aux états de 1614, les derniers tenus en France, le tiers parla en faveur de l'indépendance religieuse; il proposa « la liberté du commerce, trafic et manufactures; » demanda l'abolition de la taille, impôt accablant; demanda aussi l'abolition de la vénalité des charges, dont la bourgeoisie profitait à peu près seule : « C'est pour le peuple que nous travaillons, dit un de ses orateurs, Jean Savaron, c'est contre nos intérêts que nous combattons. »

« Les marchands eux-mêmes étaient infectés de l'amour du bien public, qu'ils estimaient plus que leur avantage particulier, » dit Mme de Motteville, amie de la régente Anne d'Autriche.

Voilà les états de service de la bourgeoisie. On n'a rien obtenu et on n'obtiendra rien sans le concert de ses efforts et de ceux du peuple (pour nous servir de l'expression consacrée par l'usage), c'est-à-dire sans l'union de la démocratie émancipée déjà par le travail, avec celle que le travail émancipe chaque jour.

L'aristocratie fournit aussi des chefs à la révolution. C'est dans les salons aristocratiques que s'aiguisa l'épée destinée à tuer la noblesse. C'est à la cour des monarques absolus que se réfugiaient les écrivains persécutés pour des livres qui devaient renverser les trônes. Reconnaissons ici l'irrésistible puissance du juste et du vrai, qui domine les intelligences à leur insu, qui commande en dépit des intérêts. Depuis longtemps la classe privilégiée n'avait plus foi dans l'équité de ses priviléges quand la classe déshéritée se révolta contre eux. Le progrès ne s'effectuerait pas sans des conversions sincères, sans de courageuses défections les Gracques étaient des gentilshommes comme Lafayette et Mirabeau.

Bien des gens se figurent que Louis XVI, par des actes de répression, aurait pu arrêter ce mouvement. On n'arrête pas la pensée d'un siècle.

Il vint un moment, sans doute, où ceux qui avaient ouvert les portes à la démocratie, effrayés de son irruption, tâchèrent de les refermer beaucoup de prétendus philosophes commencèrent à renier leurs principes quand le peuple commença à les réaliser.

Mais, au temps dont nous parlons, tout le monde rêvait de progrès sur presque tous les trônes de l'Europe, ou à côté des trônes, comme ministres et conseillers, siégeaient des hommes plus ou moins gagnés aux idées modernes et qui travaillaient à les faire pénétrer dans le gouvernement des Etats.

Toutefois, on ne concevait guère alors les réformes que, comme un octroi du souverain. On ne supposait

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