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surtout la poésie n'étaient à leurs yeux qu'un jeu brillant, complément nécessaire des festins et des tournois. Quant aux affaires de l'âme, à celles qui concernaient le dogme, la philosophie, la conscience, les passions profondes, en un mot, la vie morale tout entière, elles étaient enlevées à l'examen du simple fidèle et livrées entièrement au prêtre. Le laïque n'avait pas besoin de penser: il lui suffisait de croire. L'Eglise pensait, discutait, décidait pour lui. L'intelligence séculière, affaiblie par cet état de perpétuelle minorité, retombait dans un vide profond, ou usait son activité sur les combinaisons les plus frivoles. Tresser des paroles, inventer des allégories, saisir et peindre des sentiments à fleur d'âme, telle fut la poésie des laïques les plus ingénieux, dès qu'elle cessa d'être inspirée par l'enthousiasme guerrier. Elle ne sut rien des éternelles destinées de l'homme, des ses aspirations les plus ardentes, de ses plus nobles émotions.

Ce n'est jamais impunément que l'homme renonce aux plus saintes facultés de son âme. La poésie féodale se rendit coupable de cette funeste abdication: elle en fut punie par l'impuissance.

CHAPITRE XIV.

SOCIÉTÉ CLERICALE AU MOYEN AGE.

Supériorité de la société cléricale. — Abbayes normandes.
Ecoles de Paris; universités. Ordres religieux.

Supériorité de la société cléricale.

A côté de cette société mondaine et féodale, qui n'employait sa jeune langue qu'à des chants de guerre et d'amour et semblait croire que la parole n'est donnée à l'homme que pour charmer ses heures de loisir, il existait une autre société grave, sévère, composée des plus hautes intelligences, des esprits les plus actifs, les plus influents du moyen âge. Pour

elle la parole était l'instrument du pouvoir : c'était elle qui formulait les dogmes, c'est-à-dire l'opinion publique, qui prêchait, qui confessait, qui dirigeait les âmes, c'est-à-dire gouvernait les nations. Elle n'avait point adopté les nouveaux idiomes de l'Europe, trop frêles encore pour ses fortes pensées; enracinée dans le passé, elle en parlait la langue : elle gardait l'idiome impérissable de Rome, comme une garantie d'immortalité, ou par un vague instinct de domination. Elle conservait pieusement la sainte tradition des lettres antiques, dépôt fatal qui devait un jour faire explosion dans ses

mains.

La puissance du clergé au moyen âge était des plus légitimes. Lui seul apportait quelque unité dans le chaos féodal: unité de foi, de mœurs, et, jusqu'à un certain point, de langage. Considéré d'un point de vue purement profane, le culte catholique fut pour l'Europe ce que les jeux olympiques avaient été pour la Grèce : les conciles furent ses assemblées amphictyoniques. La papauté joua le rôle de l'hégémonie macédonienne: elle lança une seconde fois toute l'Europe contre l'Asie. Malgré ces analogies, une importante différence éclate entre les deux époques : la fédération catholique repose, en principe du moins, sur une idée toute spirituelle. L'Église n'est plus l'empire de la force: c'est l'association libre des intelligences. Fidèle à son programme, elle eût atteint du premier pas le but que nous poursuivons encore, l'ordre par la liberté. Elle sut du moins y tendre quelquefois : tandis que le monde laïque était livré à tous les priviléges de la force, à tous les hasards de la naissance, l'Église seule admettait le principe de l'élection : l'évêque était choisi par les prêtres, l'abbé par les moines, le pape par le collége des cardinaux. Quelquefois l'élection descendait du supérieur à l'inférieur ; mais qu'elle montât ou descendit, c'était toujours l'élection. L'Église chrétienne était la société la plus populaire, la plus accessible à tous les talents, à toutes les nobles ambitions. C'était là surtout le principe de sa force, la vraie cause de son incontestable supériorité.

Néanmoins cette société avait eu le tort de s'isoler trop complétement de la masse des fidèles. Les laïques assistaient,

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comme simples spectateurs, au gouvernement de l'Église. Les affaires et les discussions religieuses étaient le domaine privilégié des clercs: même au point de vue littéraire, il résulta de ce divorce un grand mal pour les deux sociétés : l'une demeura plus ignorante, l'autre plus pédantesque. A celle-là manqua l'instruction et l'élan de l'intelligence; à celle-ci le sens pratique et le mouvement de la vie. La séparation des deux sociétés était au douzième siècle à peu près consommée. Sans Grégoire VII et le célibat des prêtres, le clergé serait devenu

une caste.

Ce fut au moins une classe bien distincte, dont nous devons étudier séparément la physionomie, les travaux, l'influence.

Abbayes normandes.

Les temps carlovingiens avaient légué au moyen âge un grand nombre d'écoles épiscopales, dont les plus célèbres étaient celles de Tours, restaurée par Alcuin, celle de Reims, qui partageait la splendeur du premier siége épiscopal de France, celle du Mans, d'Angers, de Liége. Le onzième siècle en vit naître ou refleurir un grand nombre; au pied de chaque cathédrale s'éleva un séminaire. C'est surtout au nord et au centre de la France qu'ils prennent un plus riche développement. Le Midi, plus élégant, plus adonné au culte des arts, semble avoir déjà moins de cette patience laborieuse qu'exige l'érudition. Il a plus de cours d'amour que d'écoles célèbres, plus de troubadours que de théologiens.

La Normandie est le principal foyer de la science. Les enfants des pirates scandinaves qui, un siècle auparavant portaient dans toute la Gaule franque la dévastation et l'effroi, sont, dès le onzième, les propagateurs les plus zélés de la civilisation. Ils ne savent plus la langue de leurs pères : ils ont oublié leur sanglante religion, et apportent au service du christianisme toute l'ardeur, toute l'énergie d'un jeune peuple. Guillaume le Conquérant, qui mérita le nom de Grand batisseur, avait multiplié les écoles en multipliant les églises et les monastères. La Normandie comptait avec orgueil, outre

les écoles de Rouen, celles de Caen, de Fontenelle, de Lisieux, de Fécamp, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer ici.

Souvent c'était loin des villes, dans les solitudes profondes, au sein d'épaisses forêts que s'ouvrait l'asile de la prière et de l'étude. Dans une presqu'ile de la Seine, entourée de prairies, d'ombrage et de silence, s'élevait la fameuse abbaye de Jumiége. L'abbaye du Bec, plus célèbre encore, était située dans une vallée déserte de la Normandie. On en voit aujourd'hui les restes : à quelque distance de la petite ville de Brionne, une tour s'élève parmi les arbres sur le bord d'un ruisseau: c'est là que vécurent, avant leurs promotions successives au siége épiscopal de Cantorbéry, l'Italien Lanfranc et le Piémontais Anselme, son disciple; c'est de là que partit le signal du mouvement intellectuel qui agita le douzième siècle.

Lanfranc est purement théologien; c'est l'adversaire de Bérenger, dont le doute hardi devança Luther dans ses attaques contre l'eucharistie. Anselme est déjà philosophe, mais orthodoxe. Un de ses ouvrages, intitulé Monologue, suppose un homme ignorant qui cherche la vérité par les seules forces de la raison, fiction hardie pour le temps, dit M. Cousin, bien que ce ne fût qu'une fiction'. Cette audace d'examen n'était pas chez saint Anselme un sentiment fortuit et fugitif, un éclair de liberté au milieu des saintes ténèbres de la foi. Il nous apprend lui-même que le Monologue n'est que le résumé de son enseignement. Les moines du Bec lui ont demandé de rédiger ce qu'il leur avait dit dans des entretiens familiers. Ils lui ont imposé cette condition: que rien ne fût établi par l'autorité de l'Écriture; mais que toutes les assertions fussent démontrées par la nécessité de la raison et par l'évidence de la vérité. Ainsi, pour la première fois dans les temps modernes, la théologie parlait le langage de la philosophie. Le Monologue d'Anselme était un antécédent des Méditations de Descartes, avec lequel il a plusieurs idées communes. Un autre écrit du même saint présente un rapport

4. Histoire de la philosophie au dix-huitième siècle, 1x leçon.

non moins étrange avec ceux du père de la philosophie moderne. On y trouve le fameux argument où de la seule idée de Dieu dérive la démonstration de son existence. Le titre même de cet ouvrage d'Anselme en révèle déjà la tendance. Il est intitulé la Foi cherchant à comprendre, Proslogium, seu fides quærens intellectum.

:

Si la Normandie eut au moyen âge l'honneur de réveiller la vie de l'intelligence, Paris en fut déjà le plus ardent foyer. C'est là qu'autour des maîtres les plus fameux accouraient de toute l'Europe une foule de disciples; c'est là que se livrèrent les grands tournois de la scolastique; que s'élaborèrent des doctrines qui agitaient l'opinion de toute la chrétienté, provoquaient des conciles, inquiétaient et réjouissaient tour à tour le pape sur son trône apostolique.

Écoles de Paris; universités.

A Paris, comme partout, ce fut à l'ombre de l'église épiscopale que naquit l'enseignement. Il se donnait d'abord dans la maison de l'évêque, ou dans le cloître de la cathédrale : mais bientôt les chanoines, trouvant la science trop bruyante, la reléguèrent sur le parvis Notre-Dame, entre le palais épiscopal et l'Hôtel-Dieu. Il y eut pourtant une exception dans cet arrêt de bannissement on garda dans l'intérieur du cloître les jeunes étudiants attachés au service de l'église; on leur adjoignit les enfants de haute naissance, lesquels sans doute ne faisaient aucun bruit. Nous trouvons entre autres privilégiés les deux fils de Louis le Gros, dont l'un fut roi de France sous le nom de Louis VII, l'autre devint archidiacre de la même église. Les races royales allaient déjà chercher dans les écoles publiques la popularité non moins que l'instruction.

A côté de l'école épiscopale s'en formèrent bientôt d'autres qui jetèrent un plus vif éclat. Guillaume de Champeaux, l'un des plus célèbres docteurs du douzième siècle, après avoir enseigné dans le cloître, transporta sa chaire au prieuré de Saint-Victor. C'était une simple chapelle desservie par des chanoines réguliers, et qui, située hors de la ville, semblait offrir à l'enseignement le calme et la solitude. Guillaume s'y

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