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trine, lança anathème contre anathème, et, le 10 décembre 1520, brûla solennellement, à Wittemberg, la bulle du pape Léon X, avec les décrétales de ses prédécesseurs, le corps du droit canon et la Somme de saint Thomas d'Aquin.

Dès lors commença cette guerre implacable de la parole, qui fit naître dans la suite tant de guerres sanglantes. Enfermé dans le château de Wartbourg, Luther pendant neuf mois, ne cessa de remuer l'Allemagne et l'Europe du fond de son asile inconnu. « Ses pamphlets théologiques, imprimés aussitôt que dictés, pénétraient dans les provinces les plus reculées; on les lisait le soir dans les familles, et le prédicateur invisible était entendu de tout l'empire. Jamais écrivain n'avait si vivement sympathisé avec le peuple. Ses violences, ses bouffonneries, ses apostrophes aux puissances du monde, aux évêques, au pape, au roi d'Angleterre, qu'il traitait avec un magnifique mépris d'eux et de Satan, charmaient, enflammaient l'Allemagne, et la partie burlesque de ses drames populaires n'en rendait l'effet que plus sûr.... Ce qui distinguait Luther, c'était moins sa vaste science qu'une éloquence vive et emportée, une facilité alors extraordinaire de traiter les matières philosophiques et religieuses dans sa langue maternelle c'est par où il enlevait tout le monde1. » Ses écrits n'étaient pas moins puissants que ses discours. « C'est la parole, disait-il, qui, pendant que je dormais tranquillement et que je buvais ma bière avec mon cher Mélanchthon, a tellement ébranlé la papauté, que jamais prince ni empereur n'en a fait autant. »

Le nouvel apôtre était bien la voix du génie allemand. Audacieux, ardent par la pensée, à la fois métaphysicien et poëte, il remplaçait les arts plastiques du Midi, la poésie des sens, par l'émotion rêveuse et passionnée de l'âme : de tous les arts il n'aimait que la musique. L'Allemagne a toujours volontiers abdiqué l'action pourvu qu'on lui laissât la pensée: Luther proclamait la justification par la foi et l'impuissance des œuvres. Il niait la liberté morale et jetait les bases du libre examen : car, selon lui, le laïque est l'égal du prêtre ;

4. Michelet, Précis de l'histoire moderne, p. 103 et 407,

plus de pères, plus de conciles; la chaîne de la tradition catholique est rompue : l'Église n'a plus d'autre loi que l'Écriture, et l'Écriture d'autre commentaire que la raison1.

Un Allemand, orateur et poëte, avait créé la réforme; un Français, homme d'action et dialecticien, en coordonna la doctrine. Jean Cauvin 2, fils d'un procureur fiscal et notaire apostolique de Noyon, avait reçu dans la savante université de Bourges l'influence des opinions nouvelles. La suppression du culte extérieur, la destruction de toutes ces pompes imposantes par lesquelles le catholicisme s'adresse au sentiment et à l'imagination, satisfaisaient cet aride esprit. Calvin était raisonneur austère, irréprochable dans sa vie, inflexible dans sa pensée, net et subtil dans sa parole; son visage amaigri, son regard pénétrant et dur annonçaient un homme fait pour devenir le législateur despotique d'une démocratie.» Il n'avait du caractère national que les qualités intellectuelles, la clarté, la précision, la logique; il ne séduisait pas les cœurs comme Luther, il enlaçait les esprits dans les replis serrés de son syllogisme'.

Le 1er août 1535, Calvin dédia au roi François Ier son Institution de la religion chrétienne. C'était l'œuvre la plus importante qu'eût produite encore la réforme, une exposition méthodiqué des dogmes et de la discipline. Ce livre, écrit avec un talent incomparable par un jeune homme de vingt-six ans, prétendait être pour le protestantisme ce que la Somme de saint Thomas, brûlée naguère par Luther, avait été pour la théologie catholique. La dédicace est un chef-d'œuvre, où l'adresse et le raisonnement s'élèvent quelquefois jusqu'à l'éloquence. L'auteur ne dissimule pas qu'il a compris ici quasi une Somme de cette même doctrine que plusieurs estiment devoir être punie par prison, bannissement, proscription. > Mais il fait observer au roi « qu'il ne resteroit innocence au

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1. A la diète de Worms (1524), Luther déclara qn'il ne pouvait rien rétracter, à moins d'être convaincu d'erreur par l'Écriture sainte, ou par des raisons

évidentes.

2. Qui latinisa son nom suivant l'usage des lettrés, et se fit appeler Calvinus ou Calvin. Né en 1509, mort en 1564.

3. Villemain.

4. Henri Martin, Histoire de France, t. IX.

cune n'en (ni en) dits n'en faits, s'il suffisoit d'accuser. » Énumérant ensuite les principales objections qu'on adresse ordinairement à la religion réformée, il leur oppose méthodiquement d'habiles réponses. Il invoque l'attention et la justice. du prince dans un langage d'une dignité impérieuse : « C'est votre office, sire, de ne détouruer vos oreilles ni votre courage d'une si juste défense, principalement quand il est question d'une si grande chose; c'est assavoir comment la gloire de Dieu sera maintenue sur la terre, comment sa vérité retiendra son honneur et dignité, comment le règne de Christ demeurera en son entier. O matière digne de vos oreilles, digne de votre jurisdiction, digne de votre trône royal! Car cette pensée fait un vrai roi, s'il se reconnaît être vrai ministre de Dieu au gouvernement de son royaume; et, au contraire, celui qui ne règne point à cette fin de servir à la gloire de Dieu, n'exerce pas règne mais brigandage. Ce langage altier renferme presque une menace. L'insurrection démocratique était en germe dans la doctrine protestante, mais elle y était seulement en gerne. Ses premiers apôtres étaient loin de l'apercevoir. Luther avait dit : Ne combattez jamais votre maître, fût-il tyran, et sachez que ceux qui l'oseront attaquer trouveront leur juge. «Calvin disait avec saint Paul : « Tout pouvoir vient de Dieu. Et, quoiqu'il préférât le gouvernement aristocra. tique, il ajoutaitque a les rois sont d'institution divine. Si ceux qui, par la volonté de Dieu, vivent sous des princes, et sont leurs sujets naturels, transfèrent cela à eux, pour être tentés de faire quelque révolte ou changement, ce sera non-seulement une folle spéculation et inutile, mais aussi méchante et pernicieuse1. Il pensait tracer à l'indépendance une infranchissable limite en déclarant que la liberté spirituelle peut trèsbien consister avec la servitude civile. » Le temps et l'histoire devaient être encore meilleurs logiciens que Calvin.

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Ce sectaire imposait même à la liberté de conscience d'assez étranges limites. Homme d'ordre et d'organisation, il voulait constituer la réforme et non la développer; tous ses

A. Institution chrétienne, chap. xx.

2. lbidem.

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désirs étaient de substituer Genève à Rome. Il reprochait à l'Église catholique ses prétendues erreurs, et non sa souveraine puissance: Calvin voulait être aussi absolu, mais plus éclairé. Loin d'excuser ses ambitieuses prétentions, sa doctrine porte l'empreinte de la sécheresse de son âme. Poussant à l'extrême les principes de saint Augustin sur la prédestination, il se fait un Dieu impitoyable, plus cruel que le destin antique; car ce Dieu crée volontairement le mal. Il -crée les hommes pour sauver le petit nombre et damner le grand, sans que les prédestinés de l'enfer puissent réagir contre le sort qui les attend; car ils n'ont point de libre arbitre. Calvin laisse pourtant à l'homme une ombre de volonté pour justifier son Dieu et pour motiver le précepte que lui-même donne aux fidèles de haïr les réprouvés, afin de se conformer à la volonté de Dieu qui les damne ! » C'est la religion de la haine entée sur la loi d'amour, sur l'Évangile, comme une plante empoisonnée qui s'enlace aux rameaux de l'arbre de vie. Quelque antipathique que fût cette doctrine au bon sens de notre nation, elle prospéra toutefois chez nous aux dépens du luthéranisme, et absorba tout le mouvement de la réforme. Prêchée en France, par un Français, dans un langage clair et logique, noble et populaire à la fois, elle dut faire de nombreux prosélytes parmi les chrétiens mécontents. D'ailleurs, le génie essentiellement unitaire de la nation répugnait au fractionnement des sectes protestantes, et les esprits qui se séparèrent de l'Église catholique préférèrent, parmi les Églises réformées, celle qui, par son organisation, leur offrait encore une espèce de catholicisme.

Ignace de Loyola et les jésuites.

En face des illogiques ou stériles négations de la Réforme, il restait au catholicisme un noble rôle à remplir : défendre la continuité de la tradition religieuse, revendiquer le dogme de la liberté morale, sauvegarder les droits du sentiment et de l'imagination dans le culte, enfin lutter contre cette force

4. H. Martin, Histoire de France, t. IX, p. 308.

dissolvante qui brisait le lien de la famille européenne : cette œuvre catholique ne pouvait pas être accomplie, comme celle du protestantisme, par des efforts individuels, isolés, contradictoires; une milice nouvelle, disciplinée, obéissante, devait marcher à ce seul but sous la direction d'un seul chef. Ce chef fut un jeune gentilhomme castillan, aussi ardent, aussi passionné, aussi chevaleresque que Calvin était froid et sec, don Inigo Lopez de Recalde y Loyola. Nourri de la lecture des Amadis, Ignace avait reçu le dernier reflet de la mystique chevalerie du Saint-Graal. Blessé au siége de Pampelune (1521), il quitta les romans pour les légendes. Son imagination changea d'objet sans changer de caractère. Il devint chevalier de la sainte Vierge, fit pour elle la Veille des armes; et prit l'habit d'ermite au Mont-Serrat. Ce premier élan de dévotion mystique devait bientôt, sans disparaitre, s'allier à des idées plus positives. Les races néo-latines sont surtout destinées à l'action; le sens pratique ne les abandonne pas au milieu des accès mêmes de l'enthousiasme. A l'âge de trentesix ans, Ignace de Loyola vint à Paris, au retour d'un pèlerinage à Jérusalem, et s'assit pendant sept ans, magnanime écolier, sur les bancs de la vieille université scolastique. Enfin, l'étudiant devint fondateur d'ordre. Le chevaleresque officier créa une société à jamais célèbre, qu'on n'a point accusée d'imprudence et d'irréflexion. C'était spécialement contre la nouvelle hérésie que s'organisait la compagnie nouvelle. Ignace était lui-même l'antithèse vivante de Calvin et de Luther. A la sécheresse de l'un il opposait son ardeur, son imagination d'artiste et de mystique; l'inquisition le soupçonna d'abord d'être affilié aux illuminés; aux tendances toutes personnelles de l'autre, à ses vagues aspirations de liberté, Ignace répondait par une soumission sans réserve à l'Église, par l'habitude de l'obéissance érigée en vertu, par l'abdication complète de toute volonté personnelle entre les mains d'un supérieur. La compagnie de Jésus porta dans sa littérature l'empreinte de ce double caractère. D'un côté ses œuvres se distinguèrent par une élégance recherchée et mondaine, mais un peu contrainte et maniérée. De l'autre elle produisit peu d'individualités marquantes, mais exerça une

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