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y perce à chaque page. Savante comme on l'était alors, mais sans le pédantisme qui gâtait la science, naïve et sympathique dans le sentiment, claire et dégagée dans le tour, précise et délicate dans l'expression, elle forme la transition entre le quinzième et le dix-septième siècle, entre Christine de Pisan et Mme de Sévigné '.

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L'historien de Thou.

Les mémoires sont les dépositions des témoins : l'histoire est la sentence du juge. Jacques-Auguste de Thou fut l'historien du seizième siècle. Membre de cette stoïque noblesse parlementaire dont nous avons déjà parlé, fils du premier président Christophe de Thou, beau-frère d'Achille de Harlay, ainsi que du chancelier Chiverny, et président lui-même, il porta dans la composition de l'histoire l'impartialité de ses autres fonctions, et se fit du rôle d'écrivain une seconde magistrature. Lui-même s'était formé la plus haute idée de ses nouveaux devoirs et confondait dans sa pensée la justice de l'histoire et la justice des tribunaux, dont il réunissait en lui la double majesté. Ce que doit faire, dit-il, un juge intègre quand il va prononcer sur la vie ou sur la fortune des citoyens, je l'ai fait avant de mettre la main à cette histoire; j'ai interrogé ma conscience et me suis demandé, à plusieurs reprises, si je n'étois pas ému de quelque ressentiment trop vif qui pût m'emporter hors des voies de la justice et de la vérité. » Cette préparation morale n'était que l'indice et l'augure des études par lesquelles de Thou devait préluder à son grand travail. Quinze années de sa vie furent employées à en rassembler les matériaux. Il visita les champs de bataille, fouilla les archives et les bibliothèques, feuilleta tous les journaux des généraux d'armée, tous les actes des ambassadeurs, les mémoires et les instructions des secrétaires d'État; il ramassa de toutes parts ce qu'il pouvait y avoir d'histoires imprimées, et fit copier pour

1. Baron, Histoire abrégée de la littérature française jusqu'au seizième siècle, t. 11, p. 200. Cet ouvrage nous semble un des plus consciencieux et des meilleurs qu'on ait publiés sur notre littérature nationale.

2 Né à Paris en 1553, mort en 1617.

son usage celles qui ne l'étaient pas; enfin sa position sociale, ses nombreuses et honorables relations lui permirent de consulter les personnages les plus marquants de la France et de l'Europe, et l'introduisirent dans la connaissance la plus profonde des mystères de la politique. Dirigée par tant de con. science, éclairée par tant de travaux, la magistrature historique de Jacques de Thou fut acceptée par ses contemporains dans les termes où il l'avait posée lui-même : les hommes d'État attendaient ses décisions comme des arrêts; ils plaidaient devant lui la cause de leur gloire. « Je vais travailler à m'obtenir une place dans quelque petit coin de votre histoire,» disait à de Thou, en partant pour la guerre, le maréchal de la Châtre. Jacques Ier, roi d'Angleterre, entretint avec l'historien une négociation presque diplomatique pour obtenir qu'il effaçât quelques mots de son livre. De Thou sortit de cette épreuve respectueux, mais inflexible : le roi perdit son procès; les mots fatals restèrent.

Impartialité, lumières, amour de l'humanité, tout semblait concourir à faire de l'histoire du président de Thou une de ces œuvres définitives qu'on copie, qu'on abrége, mais qu'on ne refait pas. Cependant elle n'échappe point à la destinée commune qui pèse sur tous les ouvrages de cette époque : elle manque de ces proportions régulières et élégantes que les anciens savaient donner aux compositions littéraires, ainsi qu'aux productions de l'art. Ce vaste récit, qui embrasse dans son étendue immense les annales du monde policé, pendant toute la seconde moitié du seizième siècle, reproduit le mouvement, l'agitation, la diversité, mais aussi le désordre de son sujet. L'auteur multiplie les détails avec une profusion indiscrète. L'importance relative des événements, cette perspective de la narration, y est presque toujours négligée. De Thou est, pour ainsi parler, trop consciencieux : il veut tout dire, et efface le relief sous la confusion. L'illusion du point de vue aide celle du scrupule. De Thou est trop près des faits qu'il raconte : certains détails usurpent dans ses pages, comme dans l'opinion contemporaine, une importance exagérée. Enfin, comme il écrit l'histoire à mesure que les événements la font, il ne peut embrasser d'un seul regard l'ensemble et la signification de

l'époque, ni subordonner les faits aux idées qu'ils développent. Il suit péniblement l'ordre chronologique et chemine à tâtons dans les destinées du siècle, en s'appuyant sur chaque année. On sent que l'histoire touche encore aux mémoires qui l'environnent: elle ne s'en détache que par sa grandeur, sa science, son impartialité.

Elle s'en sépare encore par la langue qu'elle parle. Pour rendre dans toute sa majesté cette grande symphonie de l'histoire, de Thou manquait d'instrument: la France n'avait pas encore de langue noble. Il eut recours à l'idiome antique qui avait revêtu tant de chefs-d'œuvre, et qui, rendu désormais à la vie, servait de lien à toute l'Europe savante. Loin d'être un retour au passé, l'emploi de la langue latine dans une histoire universelle était une généreuse aspiration vers l'avenir, un noble appel à l'unité future. Mais si l'intention était louable, le succès était impossible. L'usage d'une langue ancienne, outre qu'il a nui à la popularité de l'œuvre, a même altéré en quelque chose la vérité de l'expression et la naïveté de l'image. L'originalité de la pensée ne se conserve qu'à demi dans ce style d'emprunt qui l'interprète plu.. tôt qu'il ne l'exprime. On sent quelque chose de contraint et de gêné qui arrête le libre mouvement de l'éloquence; et les événements semblent perdre leurs formes et leurs couleurs naturelles au contact toujours glacé d'une langue morte 1.

L'histoire nous ramène donc, avec le président de Thou, au point où nous avaient déjà conduits les pamphlets avec la Satire Ménippée: nous touchons, sans y entrer encore, à cette époque heureuse pour les arts, où tous les éléments de la civilisation moderne, unis enfin dans une harmonie parfaite, vont produire de véritables chefs-d'œuvre; où l'expression, où la langue elle-même, assouplie par les longues études de l'âge précédent, ne sera plus qu'un voile souple et transparent, propre à accuser toute la richesse et toute l'originalité

4. Voyez, Sur la Vie et les OEuvres de J. A. de Thou, les discours de MM. Patin et Ph. Chasles, qui ont partagé le prix d'éloquence de l'Académie française en 1824.

des idées. Avant d'aborder cette période unique dans notre histoire, nous devons exposer les efforts des poëtes artistes du seizième siècle pour créer à la pensée la forme qui lui manquait; nous devons suivre dans son cours parallèle l'histoire de l'élocution, jusqu'au jour où les deux fleuves, idées et paroles, réunis pour un temps, donnèrent à la France son grand siècle.

CHAPITRE XXVI.

LA POÉSIE AU SEIZIÈME SIÈCLE.

Besoin d'une réforme littéraire; Marot; Saint-Gelais. français; Marguerite de Navarre; Despériers.

Les Novellieri

Besoin d'une réforme littéraire ; Marot; Saint-Gelais. La poésie française s'ouvre, au seizième siècle, par le nom de Clément Marot1. Cet aimable poëte absorbe et résume en lui, sous une forme plus pure, toutes les qualités de notre vieille poésie, il en possède tous les charmes, mais il en a aussi toutes les limites. Il n'élargit point le cercle qu'avaient tracé ses prédécesseurs, il est Gaulois comme eux, mais il l'est mieux et plus vivement; il l'est seul autant qu'eux tous à la fois. On retrouve en lui la couleur de Villon, la gentillesse de Froissart, la délicatesse de Charles d'Orléans, le bon sens d'Alain Chartier, et la verve mordante de Jean de Meung: tout cela est rapproché, concentré dans une originalité piquante, et réuni par un don précieux qui forme comme le fond de cette broderie brillante, l'esprit. Marot est le premier type véritable de l'esprit français dans son acception la plus restreinte, mais la plus distinctive. Il semble que la poésie du quatorzième et du quinzième siècle, sur le point de s'é

1. Né à Cahors en 1495; mort en 1554

clipser devant l'éclat nouveau de la Renaissance, ait ramassé toutes ses richesses pour en douer cet heureux héritier des trouvères.

Le hasard, qui donna Marot pour page à la sœur de François Ier, semblait conspirer à ennoblir les inspirations naïves de notre vieille muse. Villon quittait enfin les rues de Paris pour la cour de France. Toutes les délicatesses d'une société noble et galante, toutes les intrigues d'un monde ingénieux et désœuvré, mais jeune encore et naïf, et où le plaisir supplantait l'étiquette, vinrent se refléter dans les vers du jeune poëte de vingt ans, qu'un jeune roi de dix-neuf ans, plein d'amour pour les arts et la gloire, daignait lire et encourager.

Clément Marot eut au seizième siècle, comme Boileau à l'époque la plus brillante de notre littérature, le bonheur ou le bon sens de s'enfermer dans le cercle des idées et des sentiments qu'il était apte à rendre, et de les exprimer d'une manière parfaite. L'un et l'autre sont au premier rang dans des genres secondaires. Après quelques compositions de jeunesse, où il payait tribut à la mode des allégories morales, et ressuscitait, quoique avec plus d'esprit, Dangier et Bel-Accueil, Marot s'abandonna tout entier à son heureuse fantaisie.

Nous ne parlons point de sa traduction des Psaumes, composition tardive et peu inspirée, œuvre de parti plutôt que de sentiment, et dont le succès fut aussi l'ouvrage d'une secte. On sent assez que ni le caractère de l'homme ni celui de la langue ne se prêtaient encore à une pareille tentative : « Marot avait, comme dit Pasquier, une veine grandement fluide, un vers non affecté, un fort bon sens.... Il fit plusieurs œuvres tant de son invention que traduction avec un très-heureux génius: mais, entre ses inventions, je trouve le livre de ses épigrammes très-plaisant.

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De spirituelles et gracieuses épîtres, des élégies où la sensibilité ne sert que d'assaisonnement à l'esprit, des épigrammes enfin pleines de verve et de malice, tels sont les genres poétiques qu'affectionne sa légère pensée. L'instrument dont il pouvait disposer suffisait à de pareilles œuvres; la poésie des fabliaux, polie par l'usage d'une cour brillante, n'est ja

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