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de la chevalerie. François Ier avait fait de cette lecture le charme de sa captivité; son imagination ardente et noble s'éprit facilement de ces poétiques peintures. Amadis redevint français sous la plume d'Herberay des Essarts, et ramena avec lui tous les vieux héros endormis depuis longtemps dans nos chansons de geste, comme dans un palais enchanté; mais il les ramena mieux parés et plus amollis. Ils se ressouvinrent plutôt de la licence des temps de la chevalerie que de ses prouesses. Les femmes, déifiées sans cesser d'être faibles, n'en eurent que plus de grâce aux yeux des courtisans français, et entrèrent de plain-pied à la cour élégante e: peu sévère de François Ier et de Marguerite de Valois.

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Amadis fut la souche d'une dynastie nombreuse, et si son trône finit par s'écrouler, ce ne fut pas faute de descendants. A sa suite vinrent Esplandian, Lisuarte, Amadis de Grèce et bien d'autres chevaliers errants qui infestèrent l'Espagne de leur héroïsme et nourrirent le feu de joie du bon curé de Cervantes. Le chef de la famille avait trouvé grâce devant ses yeux, comme le premier et le meilleur de son espèce. Mais l'indulgence de cette inquisition du bon sens ne s'étendit pas jusqu'au fils, qui fut jeté impitoyablement dans la cour. Amadis de Grèce et toute sa postérité excitèrent la sainte colère du digne prêtre. « A la cour! à la cour! s'écria-t-il, car plutôt que de ne pas brûler la reine Pintiquinestra et le berger Darinel avec ses églogues et le diabolique enchevêtrement des discours de l'auteur, j'aimerais mieux jeter au feu le père qui m'a engendré, si je le rencontrais dans l'accoutrement d'un chevalier errant. »

Le bûcher de Cervantes n'étouffa pas toute la race chevaleresque. Le roman héroïque, malencontreux phénix, en sortit sain et sauf pour l'ennui du dix-septième siècle. Les Polexandre, les Cléopatre, les Cassandre, les Ibrahim, les Clélie, tous ces fastidieux imbroglios en dix volumes succédèrent en France à la domination des Amadis et la firent regretter.

Balzac, Voiture et auteurs secondaires.

La littérature de la première moitié du dix-septième siècle

fut plus que jamais l'expression de la société. Elle commença par la lettre, qui est une conversation écrite, et se couronna par la tragédie française, qui est une conversation héroïque.

Deux hommes brilient au premier rang parmi les beaux esprits qui illustrèrent les ruelles, Balzac et Voiture. Tous deux doivent à leurs lettres la meilleure part de leur célébrité; tous deux usent et abusent du don charmant et dangereux de l'esprit. Balzac est plus sérieux, plus noble; Voiture plus facile, plus ingénieux; le premier plus auteur, le second plus homme du monde; l'un rappelle davantage la gravité emphatique des Espagnols, l'autre l'élégance factice des Italiens. La phrase de Balzac a une allure lente et compassée, son esprit est pesamment armé : il sourit, mais avec effort; il plaisante, mais sans gaieté. Ses bons mots sont tous commis avec préméditation. Chez lui chaque pensée est un trait, mais un trait émoussé par la rondeur de la période. Chacune de ses phrases a au moins deux membres; elle s'avance avec une dignité toute castillane, apporte au lecteur sa petite réflexion plus ou moins ingénieuse, puis cède la place à une autre qui affecte exactement la même marche, la même tournure. Ses périodes se produisant par système et non par inspiration, semblent toutes jetées dans le même moule: on sent dans chacune d'elles le travail d'une composition détachée et indépendante. Elles se succèdent comme autant de sonnets cadencés, harmonieux et couronnés par une pensée brillante. Ce style a quelque chose de la monotonie solennelle des vagues qui viennent régulièrement frapper la plage, apportant pour tribut, l'une de brillantes coquilles, l'autre une algue stérile. On sent un homme qui écrit pour écrire; ce n'est point la pensée qui pousse la plume, c'est la plume qui va chercher la pensée, et qui s'en passe quand elle ne la trouve pas. Aussi point de dessein général, point d'ensemble ni de plan; son style ne se nourrit que de ce qu'il rencontre sur sa route: il vit au tour le tour. Il ne marche point vers

1. Balzac, né en 1588, mort en 1654. OEuvres dissertations littéraires, plusieurs odes latines, différents traités, Aristippe, le Prince, le Socrate chrétien, le Barbon, Dissertations, Lettres sur divers sujets,

2. «Nocte paratum ridebit, » Perse.

un but, il se promène; pour lui le chemin est l'essentiel : peu lui importe d'arriver. Il cueille, en passant, les contrastes, les antithèses, les comparaisons, les parallélismes. Il y a déjà du Fléchier dans Balzac. Il prend autant de peine à travailler ses ouvrages que les anciens sculpteurs à faire les dieux1. A ce beau corps il ne manque qu'une âme, qu'une idée grande, un intérêt sérieux. Quand par hasard il le rencontré, la véritable éloquence éclate aussitôt sous sa plume. Dans son Socrate chrétien, que M. Sainte-Beuve appelle spirituellement l'Isocrate chrétien, on trouve quelques pages admirables, celles où l'auteur développe la merveilleuse diffusion de l'Évangile, celles encore où il montre la main de Dieu cachée derrière les événements de l'histoire. Dans ses lettres même, dès qu'il s'occupe d'une affaire, si petite qu'elle soit, comme par exemple de la publication de ses œuvres, confiée au prudent et silencieux Conrart, le style devient infiniment meilleur. Ces dernières lettres sont de 1648, 1649, 1650; l'auteur est vieux, fatigué, malade; il écrit à un ami, il ne prend pas la peine de mal faire. D'ailleurs, le Cid, suivi des autres chefs-d'œuvre de Corneille, a paru depuis plus de douze ans (1636), et il y a presque aussi longtemps que Descartes a publié sa Méthode (1637) et ses Méditations (1641).

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Le malheur de Balzac fut de n'avoir pas souvent à traiter d'affaires sérieuses. Son éloquence est généralement creuse et vide. Elle ne s'occupe que d'elle-même et porte dans sa stérilité la peine de son égoïsme. Retiré orgueilleusement près d'Angoulême, dans son château, Balzac communique à peine avec ses semblables. Il est aux antipodes, où il n'y a que l'air, de la terre et une rivière. Pour trouver un homme, il faut faire plus de dix journées; partant, il n'a de communication qu'avec les morts. Ne voyant quasi que des objets qui ne parlent point, et passant sa vie parmi des choses mortes et inanimées, il chemine sans guide et sans compagnie; tous les secours qu'un autre pourrait avoir lui manquent. Encore si

4. Lettres diverses de M. de Balzac, livre I, lettre xvi.

2. Discours III et discours VIII.

3. Lettres diverses, livre I, lettre I

4. Le Prince, chap. I.

cette retraite était celle du philosophe! Mais Balzac n'est point un Descartes. De plus, il est aussi indifférent au genre humain qu'il en est éloigné. Il regarde ce qui se passe chez nous et chez nos voisins comme l'histoire du Japon ou les affaires d'un autre siècle. Il pense que nous n'aurions jamais fait si nous voulions prendre à cœur les affaires du monde et avoir de la passion pour le public, dont nous ne faisons qu'une petite partie1. Les arts sont pour lui aussi muets que la société. S'il va à Rome, il jette à peine un regard dédaigneux sur les chefs-d'œuvre qu'elle renferme. Il n'a pas beaucoup de curiosité pour ces choses-là, et admire peu du marbre qui ne parle point et des peintures qui ne sont point si belles que ia vérité. Il faut, dit-il, laisser cela au peuple. Il lui laisse probablement aussi les sentiments de famille. « Depuis ma dernière lettre, écrit-il négligemment à un correspondant, j'ai perdu mon bonhomme de père. » Voilà toute sa sensibilité. Un pareil être ne risquait pas de tenir tous les hommes pour ses parents et de porter le deuil tout le temps de sa vie.

Aussi son éloquence ressemble-t-elle trop souvent au portrait qu'il a tracé lui-même. « L'éclat ne suppose pas toujours la solidité, et les paroles qui brillent le plus sont souvent celles qui pèsent le moins. Il y a une faiseuse de bouquets et une tourneuse de périodes, je ne l'ose nommer éloquence, qui est toute peinte et toute dorée; qui semble toujours sortir d'une boîte, qui n'a soin que de s'ajuster et ne songe qu'à faire la belle; qui, par conséquent, est plus propre pour les fêtes que pour les combats, et plaît davantage qu'elle ne sert, quoique néanmoins il y ait des fêtes dont elle déshonorerait la solennité, et des personnes à qui elle ne donnerait point de plaisir2. »

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Malgré ce qui manque à Balzac pour être véritablement éloquent, il faut néanmoins reconnaître en lui le créateur des formes nobles et harmonieuses dont l'éloquence devait bientôt se revêtir. Il a préparé la langue oratoire des Pascal et des Bossuet; il est le Malherbe de la prose.

4. Lettres diverses, liv. 11, lettre 1.

2. Paraphrase, ou De la grande éloquence, discours vi.

Voiture en fut le Desportes, mais avec plus d'esprit et d'afféterie encore. Il serait injuste de le juger comme un auteur. Voiture n'a jamais eu l'intention de l'être : il n'a jamais rien imprimé. C'est après sa mort que son neveu Pinchesue a publié de lui quelques lettres et quelques vers de société. Pour lui, il ne songea qu'à jouir agréablement de la vie; il plaça tout son talent en viager, et devint l'homme le plus aimable et le plus recherché de son temps. Simple roturier, il vécut sur le pied de l'égalité avec les plus grands noms, fut l'idole de l'hôtel de Rambouillet, qui mourut pour ainsi diro avec lui.

Il écrivit comme il fallait écrire pour charmer ses aimables et spirituelles correspondantes. Ne lui demandez ni le sérieux de la pensée ni la gravité du langage. Tout ce qu'il en dit n'est que pour trouver moyen de remplir ses lettres. Et en vérité n'est-il pas excusable? Car, pour parler franchement, on est souvent bien empêché à trouver que dire, et, sans quelques inventions comme cela, des personnes qui n'ont amour, ni affaires ensemble ne se peuvent écrire souvent 2.

Le grand moyen de Voiture, c'est la surprise; le parfait pour lui, c'est l'inattendu, fût-il bizarre ou absurde. La forme de ses lettres ressemble à celle qu'avait adoptée Balzac, si ce n'est qu'il substitue la vivacité à l'ampleur. Balzac arrondissait le madrigal, Voiture l'aiguise. Ce dernier est plus libre, plus sautillant dans son allure, plus recherché dans ses concetti, plus entortillé dans les replis parfumés de ses compliments; il creuse davantage un frivole rapport, il est plus profond dans le faux, plus riche de clinquant, plus étincelant de paillettes. Il dit encore moins de choses en plus de paroles. Il s'entend mieux à combiner les allusions légères, les jolies caprices de langage qui ont cours dans sa société. Balzac avait au moins quelques idées générales : ici tout est local, c'est l'esprit d'une réunion d'initiés, c'est un papillotage de petits riens jolis, d'imperceptibles détails, d'énigmes de galanterie

1. Né en 1598 à Amiens; mort en 1648.-OEuvres : des lettres et des poésies; Histoire d'Alcidalis et de Zelide, roman non achevé; quelques poésies latines, espagnoles, italiennes. Édition 1729, 8 vol in-12,

2. Lettre de Voiture à Mie de Rambouillet.

LITT. FR.

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