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n'ont point de mémoire, il ne se trouve personne qui ne le sache par coeur; de sorte que sa rareté empêche qu'il ne

soit rare. »

Nous laissons à penser si l'auteur d'Alaric, si le complice des romans héroïques d'Artamène et de Clélie s'évertua pour imiter ce qu'il admirait si bien. Il eut à son tour un tel succès qu'à la première représentation de l'Amour tyrannique, les portiers de la salle furent écrasés par la foule. Quoique fâcheux pour les portiers, cet empressement du public pour les plaisirs de l'esprit est un fait moral de la plus haute importance.

Les poëtes se précipitaient vers la scène avec non moins d'ardeur. Nous retrouvons encore les noms de quatre-vingtseize poëtes dramatiques contemporains de Hardy et témoins des débuts du grand Corneille. Il est vrai qu'il en surnage un bien petit nombre dans ce vaste débordement. L'histoire littéraire doit pourtant un souvenir à Mairet, à Tristan et à Duryer. Mairet tendit une main à l'Italie et l'autre à l'Espagne sa Sophonisbe, empruntée à Trissin, semblait avoir été retouchée par Marino ou par Gongora; son Duc d'Ossone, tiré de Christoval de Silva, avait encore toute sa physionomie castillane. Le traducteur s'était contenté d'ajouter à la versification un peu d'enflure et de trivialité. Tristan avait plus d'âme et de poésie que Mairet : ses succès furent plus sérieux et plus durables. Sa Marianne, imitée du Tetrarca de Jérusalem de Calderon, arracha des larmes au cardinal de Richelieu, et l'auteur qui jouait Hérode faillit succomber à son émotion. Duryer fut très-supérieur à Tristan et à Mairet. Son vers est souvent large, facile, sentencieux; mais une mollesse italienne énerve chez lui les plus belles situations et dénature les plus beaux caractères. Son Saül est la plus remarquable de ses pièces.

Enfin, il est un nom plus glorieux qui, par ses débuts, se rattache à cette période et mériterait une gloire plus grande si ses chefs-d'œuvre devaient y trouver place. Rotrou1, dont

1. Jean de Rotrou, né à Dreux en 1609, mourut en 4650; lieutenant particulier du bailliage de cette ville, il succomba à une épidémie après avoir refusé d'abandonner son poste

la mort héroïque révèle une grande âme, principe d'un vrai talent, avait la main plus ferme que Hardy et ses contemporains. Mais, pressé par la pauvreté, il imita à la hâte les comédies espagnoles, telles que Ocasion perdida, Hermosa Alfreda et autres de Lope de Vega. Il n'avait que dix-neuf ans quand il fit paraître sa première tragi-comédie, l'Ilypocondriaque ou le Mort amoureux (1628). Antigone (1638) et Bélisaire (1643), pièces remplies de vieux défauts et de qualités nouvelles, sont postérieures au Cid de Corneille (1636), ainsi que le Véritable Saint Genais (1646), où se trouve une scène sublime, et Venceslas (1647), tragi-comédie imitée de Francisco de Rojas, qui porte la mâle empreinte du caractère de Rotrou, et qui mit le comble à sa réputation.

Corneille.

Cependant un jeune provincial, avocat médiocre au barreau de Rouen, Pierre Corneille1, arrivait à Paris en 1629, avec une comédie intitulée Mélite, à laquelle il donna bientôt pour sœurs: Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale. Le jeune poëte commençait par imiter ce qu'il devait réformer bientôt. On peut juger du plan de ces pièces par l'argument de la première, qu'il nous donne lui-même en ces termes :

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Éraste, amoureux de Mélite, la fait connaître à son ami Tircis, et devenu peu après jaloux de leur hantise, fait rendre des lettres d'amour supposées de la part de Mélite à Philandre, accordé de Chloris, sœur de Tircis. Philandre s'étant résolu, par l'artifice et les persuasions d'Éraste, de quitter Chloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Ce pauvre amant tombe en désespoir, se retire chez Lysis, qui vient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lysis la désabuse et fait revenir Tircis, qui l'épouse. Cependant Cliton, ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à Éraste aussi bien que la mort de Tircis. Eraste, saisi de

4. Né le 6 juin 1606; mort le 1er octobre 1684.

remords, entre en folie; et remis en son bon sens par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu'elle et Tircis sont vivants, il va lui demander pardon de sa fourbe, et obtient de ces deux amants Chloris, qui ne voulait plus de Philandre après sa légèreté. »

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Cet incroyable imbroglio eut un succès prodigieux. La vogue en fut si grande que les comédiens se virent obligés de se séparer en deux troupes, pour le jouer au Marais en même temps qu'à l'hôtel de Bourgogne. On admirait avec quelle habileté l'auteur avait su brouiller quatre amants par une seule intrigue. On y applaudissait de spirituelles pensées, des analyses de sentiments dignes de plaire à Julie d'Angennes. Un personnage disait :

Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival,

Et toujours balancé d'un contre-poids égal,
J'ai honte de me voir insensible ou perfide:
Si l'amour m'enhardit, l'amitié m'intimide;
Entre ces mouvements mon esprit partagé
Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.

Il écrivait à sa maîtresse, pour se consoler de ses rigueurs :

C'est donc avec raison que mon extrême ardeur
Trouve chez cette belle une extrême froideur,
Et que, sans être aimé, je brûle pour Mélite :
Car de ce que les dieux, nous envoyant au jour,
Donnèrent pour nous deux a'amour et de mérite,
Elle a tout le mérite et moi j'ai tout l'amour.

Sans doute ce n'était point là de la comédie : c'étaient au moins d'ingénieuses choses qui durent ravir les lectrices de Voiture. Ces premières pièces de Corneille avaient un mérite plus vrai, pour lequel l'auteur dut demander grâce au public: son style, comparé à celui des auteurs contemporains, semblait un peu trop naturel. « Il se rencontre, dit-il, un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d'écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. C'était alors un principe reçu que la poésie, dans tous ses genres, était un langage à part, tout différent de celui de la vie réelle; un poëme était un travail de fan

taisie, une espèce de broderie qu'on faisait avec l'esprit. Une fois qu'un écrivain avait arboré la rime, sa pensée, comme son langage, devenait une chose de convention, où la nature n'avait rien à voir. Corneille, dès ses premiers essais, commença à comprendre qu'il n'en devait pas être ainsi. Il chassa de la scène les nourrices, les parasites, les valets bouffons; il s'efforça de faire parler à ses acteurs le langage des honnêtes gens. De toutes les invraisemblances du théâtre, il ne garda que le tutoiement entre les amoureux. Il se moque agréablement, dans sa Galerie, du jargon qui possédait la scène.

....

Je n'ai jamais vu de cervelles bien faites
Qui traitassent l'amour à la façon des poëtes.
C'est tout un autre jeu : le style d'un sonnet
Est fort extravagant dedans un cabinet (salon).
Il y faut bien louer la beauté qu'on adore,
Sans mépriser Vénus, sans médire de Flore,
Sans que l'éclat des lis, des roses, d'un beau jour,
Ait rien à démêler avecque notre amour.
O pauvre comédie, objet de tant de veines,
Si tu n'es qu'un portrait des actions humaines,
On te tire souvent sur un original

A qui, pour dire vrai, tu ressembles fort mal.

Le bon sens et l'esprit, tels sont les deux caractères qui éclatent dans Corneille en attendant la révélation du génie. Le sens commun, qui était d'abord toute sa règle, lui enseigna encore, c'est lui qui nous l'apprend, l'unité d'action, et même l'unité de lieu plus ou moins sévèrement comprise. « Il me donna, dit-il, de l'aversion pour cet horrible déréglement qui mettait Paris, Rome et. Constantinople sur le même théâtre. » Corneille resserra le sien dans une seule ville.

Ainsi l'esprit classique de la Renaissance se réveillait de lui-même en France, sur cette terre de la tradition antique. Corneille apprit bientôt avec étonnement qu'il existait des règles. Tous les doctes, tous les beaux esprits du temps, les Chapelain, les Sarrasin, les Desmaretz, et surtout l'abbé d'Aubignac, le grand législateur du théâtre1, s'étaient déclarés

1. Auteur de la Pratique d

pour le dogme des trois unités. Mairet et Scudéry adhérèrent au symbole aristotélique, qui eut bientôt pour lui un suffrage plus décisif. Armand du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, ambitionnant toutes les gloires, s'était fait auteur dramatique. Il était père ou parrain de Mirame, tragi-comédie signée par Desmarets, pour laquelle il fit construire la salle magnifique du Palais-Cardinal (Royal). Il esquissait parfois, entre deux plans de campagne, un plan de tragédie, qu'il faisait exécuter par sa brigade de poëtes. On en comptait cinq : Corneille, désigné par ses premiers succès, en faisait partie avec Boisrobert, Colletet, de l'Estoile et Rotrou. C'est ainsi que furent composés les Tuileries, l'Aveugle de Smyrne et la Grande Pastorale. Chaque poëte faisait son acte, le cardinal jugeait, corrigeait et payait. Un jour, transporté d'admiration à la lecture de la description que Collete: avait faite du bassin des Tuileries, il lui donna soixante pistoles pour les quatre vers suivants: Le roi, ajoutait-il obligeamment, n'est pas assez riche pour payer les autres. »

A même temps j'ai vu sur le bord d'un ruisseau
La cane s'humecter de la bourbe de l'eau,
D'une voix enrouée et d'un battement d'aile,
Animer le canard qui languit auprès d'elle.

Son Eminence proposait toutefois un changement dans la tirade, elle aurait voulu dire

La cane barbotter dans la bourbe de l'eau.

Colletet ne voulut pas lui donner cette satisfaction, malgré ses soixante pistoles.

Corneille fut plus indocile encore : il s'avisa de changer quelque chose au plan du troisième acte dont il était chargé. Cette indiscipline déplut au cardinal, qui licencia le poëte, disant qu'il n'avait pas l'esprit de suite.

Heureusement pour la tragédie, Richelieu avait raison :

4. Cette salle, brûlée, en 1763 fut reconstruite et incendiée de nouveau en

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