Images de page
PDF
ePub

surtout, c'est une gaieté soutenue, un fonds inépuisable d saillies, de traits plaisants. Il ne fait pas souvent penser, ma il fait toujours rire. » Un homme de lettres prétendait qu Regnard était un auteur médiocre : « il n'est pas médiocre ment gai, répondit Boileau.

[ocr errors]
[blocks in formation]

Nous avons déjà indiqué deux des points de vue sous les quels la littérature reproduit la société de Louis XIV. Le mémoires et surtout les correspondances en retracent l'imag réelle; les poëtes, la peinture idéale. Il nous reste à montre comment les philosophes, c'est-à-dire surtout les orateur chrétiens, en révèlent les principes. Les écrivains déjà par courus nous disent les uns ce qu'était, les autres ce que rêvai leur siècle : ceux qui nous restent à voir exposent ce qu'i croyait. Le grand règne est un arbre majestueux dont nous avons entrevu jusqu'ici la tige et les rameaux fleuris; nous n'avons plus qu'à en étudier les principales racines.

L'ombre de Descartes plane sur le siècle entier : sa pensée vit dans les poëtes, sa méthode triomphe chez les savants; les gens du monde eux-mêmes font une mode de ses doctrines; dans les sociétés les plus frivoles, on parle de métaphysique, on se passionne pour les tourbillons. Cependant Descartes ne sera pas admis sans réserve par une époque où la tradition catholique exerce tant de puissance; on pressent que ses prin cipes seront plus forts que sa prudence; ce sont ces principes

4. La Harpe, Cours de littérature, t. IV, p. 407.

qu'on redoute. Ses œuvres avaient été mises provisoirement à l'index à Rome (donec corrigerentur). Louis XIV aussi mit en quelque sorte sa mémoire à l'index. Lorsque, en 1667, les restes du philosophe furent rapportés de Suède, ses funérailles solennelles furent ajournées; le roi protecteur des lettres et des arts défendit de prononcer publiquement l'éloge funèbre du plus grand génie qui ait illustré la pensée de la France.

Le cartésianisme du règne de Louis XIV prit un aspect à la fois plus religieux et plus poétique; Malebranche en fut l'hiérophante1. Doué d'une âme passionnée, il éprouvait de violents battements de cœur à la lecture d'un ouvrage de Descartes; il décriait sans cesse l'imagination, comme on se plaint d'une personne trop aimée, dont on redoute l'empire. Cartésien, mais comme Descartes, il paraissait avoir rencontré plutôt que suivi son maître. « Du reste, excessif et téméraire, étroit et extrême, mais toujours sublime; n'exprimant qu'un seul côté de Platon, mais l'exprimant dans une âme chrétienne et dans un langage angélique, Malebranche, c'est Descartes qui s'égare, ayant trouvé des ailes divines, et perdu tout commerce avec la terre 2. D

Malebranche, comme Descartes, est encore un philosophe. Sa doctrine, c'est la parole humaine, c'est-à-dire l'examen, la discussion. Ce n'est pas sous cette forme que doit éclater la croyance d'une époque aussi synthétique. Elle va s'imposer avec une autorité divine, et, pour s'emparer souverainement des âmes, déployer le plus magnifique langage que la bouche de l'homme ait jamais parlé; c'est d'avance nommer Bossuet.

Bossuet.

Ce grand homme est, pour ainsi dire, l'âme du siècle de Louis XIV: il règne à côté du grand roi; il règne sur le roi lui-même par la double puissance de la doctrine et du génie.

1. Né en 1634; mort en 1715. OEuvres Recherche de la vérité; Conversations chrétiennes; Meditations chrétiennes et métaphysiques; Traité de morale; Entretien sur la metaphysique et la religion; Traité de l'amour de Dieu.

2. V. Cousin, introduction du Rapport sur les Pensées de Pascal.

Athlète infatigable, on le retrouve partout et toujours victorieux dans la chaire, où il triomphe; près du trône, dont il forme l'héritier; à la cour, dont il renverse saintement les favorites; au théâtre, qu'il condamne et proscrit; dans les assemblées du clergé, dont il dicte les résolutions; dans son diocèse, qu'il nourrit de la parole de vie; dans les plus humbles monastères de filles, dont il élève les esprits au niveau des mystères du christianisme, et qu'il édifie par de pieuses méditations. Il semble que l'époque tout entière soit pénétrée par sa pensée, et que, pour bien connaître les principes du siècle, il suffise de comprendre Bossuet'.

Il s'empare de toutes les idées, de tous les progrès de son temps et les absorbe dans la grande unité de la foi catholique. Ennemi des esprits ardents et excessifs, plus propres à commettre ensemble les vérités chrétiennes qu'à les réduire à leur unité naturelle2, » il s'attache de toute la puissance de sa logique et de son immense érudition aux doctrines les plus vieilles et les plus générales du catholicisme. Son originalité, c'est de n'avoir point d'originalité dans le dogme: il en résulte que son autorité prend un caractère impersonnel et divin, et que sa parole devient, pour ainsi dire, la voix même de l'Église.

Toutefois, dans cette imposante universalité de doctrine, dans cette hautaine prétention à la vérité absolue, se reconnaissent, distincts encore, les divers courants d'opinions contemporaines qui sont venus s'y confondre.

Cet esprit altéré de discipline et d'unité accepte avec ardeur la transformation monarchique que Louis XIV à fait subir à la France. Pour lui, comme pour la plupart de ses contemporains, la monarchie absolue est l'idéal du gouvernement. « Le prince est un personnage public; tout l'État est en lui; la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Voyez un peuple immense réuni en une seule personne; voyez cette puissance sacrée, paternelle et absolue; voyez la raison secrète, qui gouverne tout le corps de l'État, renfermée dans

1. Jacques-Bénigne Bossuet naquit le 27 septembre 1627, à Dijon, et mourut à Paris le 16 avril 1704.

2. Bossuet, Oraison funèbre de Nicolas Cornet (1663).

une seule tête! vous voyez l'image de Dieu dans les rois, et vous avez l'idée de la majesté royale'. » Plein de cette idée, Bossuet ira en demander la confirmation au livre des livres, à la Bible; et de cet inépuisable arsenal, d'où les indépendants anglais ont tiré naguère la hache républicaine, il fera sortir une armure impénétrable pour couvrir la royauté.

Les tendances cartésiennes se découvrent aussi dans cet incorruptible adversaire de toute nouveauté. Le traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même appartient tout entier à cette inspiration. D'ailleurs, l'étude de l'homme individuel, la science de l'âme, qui domine toute la philosophie et toute la poésie du dix-septième siècle, ne se montre nulle part avec plus d'éclat que dans cette glorieuse génération d'orateurs chrétiens. à la tête de laquelle marche Bossuet. Mais pour lui, il se sent à l'étroit dans cet objet fini. Disciple de la Bible bien plus que de Descartes, fils des prophètes hébreux, jeté par sa naissance à la cour polie de Louis XIV, il est pris d'une immense pitié, quand du haut du Sinaï, où il a contemplé Jéhovah, il abaisse les yeux sur ce néant qu'on appelle l'homme; et dès sa jeunesse il porte dans son sein ce sublime contrasto, cette magnifique antithèse qui fera son génie.

Il est remarquable que les lacunes mêmes de la doctrine philosophique de Bossuet deviennent le principe des plus brillants éclats de son éloquence. Il ne croit point au progrès, au développement successif de l'humanité. Tout ici-bas est immobile dans son néant, comme là-haut dans l'infinité. Les générations humaines dorment leur sommeil. Un abime éternel sépare la terre du ciel : Bossuet, génie hébraïque, songe peut-être même trop peu que le Christ a comblé l'intervalle. Il semble inspiré plutôt par la grandeur terrible de l'Ancien Testament que par la mansuétude de la loi nouvelle. De là cet austère dédain de toute chose mortelle, cette fierté pleine de grandeur, cette sublime rudesse de parole, qui frappe, étonne et laisse dans l'âme un long ébranlement d'admiration. . Son discours se répand à la manière d'un torrent; et, s'il trouve en son chemin les fleurs de l'élocution, il les entraîne

4. Bossuet, Politique tirée de l'Ecriture sainte.

D

plutôt après lui par sa propre impétuosité, qu'il ne les cueill avec choix pour se parer d'un tel ornement1. » Souvent so style s'abaisse, avec une admirable insouciance du succès jusqu'au langage familier qui eût effrayé tout autre orateur mais, alors même, on sent que c'est l'aigle qui s'abat sur s proie, et qu'il descend du ciel tout prêt à y remonter d'u seul bond. Une puissance surnaturelle qui se plaît à releve ce que les superbes méprisent, s'est répandue et mêlée dan l'auguste simplicité de ses paroles.... et lui donne, pour per suader, des moyens que la Grèce n'enseigne pas et que Rom n'a pas appris. »

Ce fut en 1661 que Bossuet prêcha pour la première foi devant Louis XIV, dans la chapelle du Louvre. Dès le pre mier abord, ces deux hommes se comprirent. Le roi, saisi d'u élan de sympathie rare dans un esprit si réservé, fit écrire a père de Bossuet pour le féliciter d'avoir un tel fils. De 165 à 1669, le jeune orateur se montra dans toutes les chaires Paris. La cour, la ville entière affluaient à ses sermons : le deux reines sortaient du palais pour l'entendre; les solitaire de Port-Royal quittaient eux-mêmes leur désert; les Turenne les Condé se mêlaient à la foule. Alors le prêtre paraissai dans sa chaire; ou plutôt sur son tribunal, car il se posai devant ces illustres assemblées comme un apôtre, comme u juge Mon discours, leur disait-il, dont vous vous croyez le juges, vous jugera au dernier jour; et, si vous n'en sorte plus chrétiens, vous en sortirez plus coupables 3. »

с

Dans le silence profond de toute tribune politique, la puis sance de la tribune sacrée grandissait de son isolement. Seule, elle faisait entendre une voix libre au milieu du concert monotone de toutes les admirations. La noble figure de Bossuet préparait le succès de sa parole. « Son regard était doux et perçant; sa voix paraissait toujours sortir d'une âme passionnée; ses gestes étaient modestes, tranquilles et naturels : tout parlait en lui, avant même qu'il commençât à parler. » I'

Bossuet, Oraison funèbre du P. Bourgoing (1662).

2. Bossuet, Panegyrique de saint Paul.

3. Bossuet, Oraison funèbre de la princesse Palatine.

4. Mémoires et Journal de l'abbé Ledieu, secrétaire de Bossuet.

« PrécédentContinuer »