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erreurs, les citations tronquées, les ignorances grossières y sont aggravées par d'indécentes plaisanteries, tout à fait indignes de la majesté de l'histoire.

Le Siècle de Louis XIV est la plus parfaite des œuvres historiques de Voltaire. Plein d'une admiration sincère pour cette brillante époque, il l'étudie avec amour et la raconte avec gravité. La pensée philosophique qui le dirigeait était la même qui avait inspiré l'Essai sur les mœurs. « Ce n'est point seulement la vie de ce prince que j'écris, ce ne sont point les annales de son règne, c'est plutôt l'histoire de l'esprit humain, puisée dans le siècle le plus glorieux à l'esprit humain1. » Il rassembla longtemps les matériaux de ce grand travail, longtemps il s'occupa à donner chaque jour quelque coup de pinceau à ce beau siècle de Louis XIV dont il voulait être le peintre et non l'historien2. On regrette seulement qu'un plan mal conçu ait divisé les différentes parties d'un tableau qui devait surtout frapper par son ensemble. Voltaire expose d'abord les événements politiques; puis il rapporte les anecdotes relatives à la vie privée du monarque; il examine ensuite les questions de finances, l'état des lettres et des arts, et finit par les affaires ecclésiastiques. « Puisque tout s'enchaîne dans les choses humaines, dit Gibbon, et que les unes ne sont souvent que la cause ou la conséquence des autres, pourquoi les séparer dans l'histoire ? » L'historien anglais remarque ensuite avec justesse que la première partie de l'ouvrage est beaucoup moins intéressante que la seconde. Les lettres, les arts et les mœurs offraient à l'écrivain une matière presque entièrement neuve, tandis que les siéges et les batailles, traités déjà dans une foule de récits, ne permettaient à Voltaire d'autre supériorité que celle du style et de la précision.

Sa philosophie,

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De même que de la Henriade s'était détachée la poésie morale de Voltaire, ainsi sa philosophie se sépara de l'his

♦. Correspondance générale, t. II, lettre XXXVIII. 2. Idem, t. I, lettre CXLVIII.

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toire, dont elle supportait impatiemment la noblesse. Elle se constitua un domaine isolé, indépendant, agréable par sa forme et puissant par sa frivolité. Quand on a reproché à Voltaire d'être superficiel, on n'a pas songé que c'était là une partie de sa force. L'influence, la popularité était à ce prix. « Les Français ne savent pas, dit-il quelque part, combien je prends de peine pour ne leur en point donner. » C'est en effet un prodige que cette clarté soudaine jetée sur les questions les plus obscures. Il est vrai qu'elle est loin d'en illuminer les profondeurs; mais c'était déjà quelque chose d'en rendre les abords accessibles. « Si mon ouvrage n'est pas aussi clair qu'une fable de La Fontaine, dit-il dans un sentiment exagéré de ce besoin, il faut le jeter au feu1. » Au reste nul n'a jugé mieux que lui et avoué avec plus de grâce le caractère de sa clarté philosophique. Je suis comme les petits ruisseaux, écrit-il à un ami; ils sont transparents parce qu'ils sont peu profonds. Voltaire après tout n'est pas un philosophe : il n'a point de système, et guère de méthode, il lui arrive souvent de changer d'opinion sur les points les plus essentiels, et alors il vous dit naïvement: « L'ignorant qui pense ainsi n'a pas toujours pensé de même; mais il est enfin contraint de se rendre3; quitte à changer encore d'avis à la première occasion. En général, Locke a le don de lui plaire, peut-être parce qu'il est le moins philosophe de ceux qui portent ce titre. Avec lui on peut douter à son aise, et même aller assez loin dans la route du scepticisme. « Il me semble qu'il a fait comme Auguste, qui donna un édit de coercendo intra fines imperio. Locke a resserré l'empire de la science pour l'affermir. » Ce que Voltaire aime surtout chez lui, ce qu'il répète et vante sans cesse, c'est la fameuse opinion que Dieu, dans sa toute-puissance, pourrait accorder à la matière la faculté de penser. Toutefois au milieu de ses doutes, de ses hésitations, de ses ignorances, Voltaire a toujours près de lui son exquis bon sens qui, comme un ange

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4. Correspondance générale, t. I, lettre cxxxiv.
2. Idem, t. I, lettre CCXLII.

3. Philosophie, t. I; le philosophe ignorant.
4. Correspondance générale, t. II, lettre xvii.

gardien, le préserve des résultats extrêmes de quelques-uns de ses principes. On l'a accusé d'inconséquence: il fallait le louer de sa haute raison. Au lieu de rattacher hasardeusement' ses croyances au premier et douteux anneau de sa logique,' il saisit fortement le milieu de la chaîne, l'endroit que Dieu a le plus rapproché de nous, l'opinion du bon sens. Tant pis pour la métaphysique si ce n'est pas là qu'elle conduit.

Il est une partie de la prétendue philosophie de Voltaire que nous ne saurions excuser: c'est celle où il poursuit de ses sarcasmes des croyances aussi vénérables que nécessaires, et tourne en ridicule le plus beau et le plus saint des livres. La plupart de ces pages échappèrent à Voltaire déjà vieux, aigri, irrité. Lui-même porte alors la peine de ses indécentes bouffonneries: l'athlète courroucé se roule dans la fange pour écraser son ennemi. Du moins faut-il reconnaître qu'au milieu de ses égarements, parmi les débauches d'irréligion de ses amis et confrères, les aumôniers de S. M. le roi de Prusse, jamais Voltaire ne descendit jusqu'à l'athéisme. Sa ferme croyance en Dieu irritait ses complices d'incrédulité : « Le patriarche, écrit quelque part Grimm, ne veut pas se départir de son rémunérateur vengeur. Cette vérité seule (tant est salutaire à l'âme la présence même d'une seule vérité!) suffisait pour l'arracher quelquefois à son amère et sèche ironie, et donner à son cœur ces poétiques et religieuses émotions que J. J. Rousseau a si éloquemment exprimées1. ›

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4. Lord Brougham rapporte dans son ouvrage sur les littérateurs et les savants du dix-huitième siècle (Men of Letters and Science of the time of George III), une anecdote encore inédite, et qui 'explique mieux que bien des raisonnements les dispositions religieuses de Voltaire. Le noble lord en garantit l'authenticité :

<< Une matinée du mois de mai, M. de Voltaire fait demander au jeune M. le comte de Latour s'il veut être de sa promenade (trois heures du matin sonnaient). Etonné de cette fantaisie, M. de Latour croyait achever un rêve, quand un second message vint confirmer la vérité du premier. Il n'hésite pas à se rendre dans le cabinet du patriarche, qui, vêtu de son habit de cérémonie, habit et veste mordorés, et culotte d'un petit-gris tendre, se disposait à partir: « Mon cher comte, lui dit-il, je sors pour voir un peu le lever du soleil : « cette Profession de foi d'un vicaire savoyard m'en a donné envie. Voyons si << Rousseau a dit vrai. » Ils partent par le temps le plus noir; ils s'acheminent; un guide les éclairait avec sa lanterne, meuble assez singulier pour

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Disons aussi que Voltaire fut presque toujours bienfaisant, généreux, ardent ami de la justice et des hommes; qu'il n'épargna ni son temps ni sa peine pour secourir les opprimés; qu'il réclama l'adoucissement des lois comme des mœurs, la réforme de la procédure criminelle, l'abolition de la torture, l'indispensable sanction du souverain pour tous les arrêts de mort; enfin la plus précieuse et la plus définitive de ses conquêtes, c'est d'avoir gagné même l'adhésion de ses adversaires au grand principe de la tolérance religieuse. Sans doute, dans son élan, Voltaire a dépassé le but; mais c'est grâce à lui que nous l'avons atteint.

chercher le soleil! Enfin, après deux heures d'excursion fatigante le jour commence à poindre. Voltaire frappe des mains avec une véritable joie d'enfant. Ils étaient alors dans un creux. Ils grimpent assez péniblement vers les hauteurs les quatre-vingt-un ans du philosophe pesant sur lui, on n'avançait guère, et la clarté arrivait vite. Déjà quelques teintes vives et rougeâtres se projetaient à l'horizon. Voltaire s'accroche au bras du guide, se soutient sur M. de Latour, et les contemplateurs s'arrêtent sur le sommet d'une petite montagne. De là le spectacle était magnifique : les rochers du Jura, les sapins verts se découpant sur le bleu du ciel dans les cimes, ou sur le jaune chaud et âpre des terres au loin des prairies, des ruisseaux; les mille accidents de ce suave paysage qui précède la Suisse et l'annonce si bien; enfin, la vue qui se prolonge encore dans un horizon sans bornes, et un immense cercle de feu empourprant tout le ciel. Devant cette sublimité de la nature, Voltaire est saisi de respect il se découvre, se prosterne, et quand il peut parler, ses paroles sont un hymne : « Je crois, je crois en toi!» s'ecria-t-il avec enthousiasme; puis décrivant, avec son génie de poëte et la force de son âme le tableau qui réveillait en lui tant d'émotions, au bout de chacune des véritables strophes qu'il improvisait : « Dieu puissant, je crois! » répétait-il encore. »

Mais le témoin de cette scène disait que Voltaire se releva ensuite vivement, secoua la poussière de ses genoux, et reprenant sa figure plissée, ajouta quel ques irrévérencieuses paroles contre la religion révélée.

CHAPITRE XXXVIII.

LUTTE DE DOCTRINES.

L'encyclopédie; Diderot; d'Alembert. Condillac. Helvétius; d'Hol bach. Ecrivains du parti religieux; d'Aguesseau; Rollin; Saint-Simon. Disciples du dix-septième siècle; Lesage; Prévost.- Auteurs dramatiques. Naissance de la poésie descriptive.

L'encyclopédie; Diderot; d'Alembert.

Voltaire avait avidement saisi l'arme dangereuse de Descartes, le droit de ne relever que de la raison, et il avait porté en toutes choses le principe du libre examen. Cette pensée de rénovation était tellement celle de l'époque, qu'elle réunit dans une entreprise immense l'élite des auteurs contemporains. Rassembler dans un vaste ouvrage toutes les connaissances humaines; juger le passé au point de vue de la science moderne; lier ensemble, par la confraternité d'un même travail, les talents les plus divers et les plus brillants, en former un faisceau formidable qui pût briser toutes les résistances des anciennes opinions, telle fut la pensée qui inspira l'Encyclopédie. L'esprit général qui devait l'animer était celui du dix-huitième siècle lui-même : la haine ou le dédain du passé, l'éloignement des doctrines spiritualistes, une prédilection marquée pour les idées dont les sens et l'expérience semblaient être la source, pour les arts, pour les sciences, pour l'industrie. La forme du livre devait se prêter au défaut d'ensemble, à l'absence d'unité qui ne pouvait manquer de caractériser une telle œuvre inspirée par de tels principes. L'Encyclopédie fut un dictionnaire. La liaison naturelle des sciences, la classification des idées et des faits, la synthèse, en un mot, qui rattachant entre elles toutes les parties d'un système, en forme un vaste ensemble, digne image du grand tout qu'elle aspire à exprimer, fut remplacée par l'ordre alphabétique :

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