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la physique et la grammaire, le commerce et les belleslettres, les mathématiques et la religion, tout fut jeté pêlemêle suivant le hasard des initiales. L'édifice de la science fut ainsi détruit, brisé, mis en poussière : l'âge de Bacon et de Descartes avait trouvé et proclamé la méthode, celui des encyclopédistes devait la dédaigner et la proscrire.

Le dix-huitième siècle se reconnut dans ce tableau. L'ouvrage fut attendu avec impatience et accueilli avec transport. Amis et ennemis virent dans l'Encyclopédie le point central de la bataille, le carroccio autour duquel la victoire allait se décider. Elle se composait de vingt-deux volumes in-folio: on en tira quatre mille deux cent cinquante exemplaires : pas un ne resta chez les libraires. On s'arrachait les derniers au prix de dix-huit cents livres. Il fallut songer à une seconde édition. Voltaire évalue à près de huit millions le mouvement de circulation produit dès les premières années par l'impression de l'Encyclopédie. En vain s'alarmaient les jansénistes du parlement et les théologiens de la Sorbonne, en vain l'on sonnait à Versailles des tocsins1 qui semblaient annoncer la persécution: l'Encyclopédie trouvait des protecteurs et des amis jusque dans le cabinet du duc de Choiseul, jusque dans le palais du roi. On voyait des personnages recommandables dans tous les rangs, officiers généraux, magistrats, ingénieurs, gens de lettres, s'empresser d'enrichir l'ouvrage de leurs recherches, souscrire et travailler à la fois. Il semblait que la société tout entière voulût mettre la main à la grande Babel.

Le chef de cette colossale entreprise, celui qui l'avait conçue, qui sut la diriger et la mener à terme après un travail de neuf années, était l'esprit le plus patient et le plus enthousiaste à la fois du dix-huitième siècle, Diderot 2. On l'a nommé à juste titre la tête la plus allemande de la France. Artiste et savant, sceptique et passionné, élevé et immoral

4. Expression de d'Alembert dans une de ses lettres à Voltaire.

2. Né à Langres en 1743; mort en 1784. OEuvres principales Lettre sur les sourds-muets; Principes de la philosophie morale; Histoire de la Grèce; Pensées sur l'interprétation de la nature; le Code de la nature; plusieurs ro mans, deux drames: le Fils naturel et le Père de famille, accompagnés d'une théorie dramatique.-M. Bersot a publié, dans ses Études sur le dix-huitième siècle, un excellent travail sur Diderot,

tour à tour, fanfaron d'athéisme, entraîné vers la foi par toutes les puissances de son âme; aimant partout la vie, la beauté, la nature, tous les rayons dont il prétendait nier le foyer divin', lui seul pouvait, par le singulier assemblage de ses qualités et de ses défauts, être le centre et l'âme de la phalange hétérogène des encyclopédistes. Bizarre et généreuse nature, intelligence trop grande pour n'être pas incomplète, prodigue de ses idées et de ses travaux, insoucieux de sa gloire future, il a rempli de ses pages brûlantes tous les ouvrages de ses amis, et laissé à peine sous son propre nom un ouvrage durable.

Près de l'ardent et impétueux Diderot, était le prudent d'Alembert'; géomètre illustre, savant de premier ordre, écrivain exact, élégant et fin, il tempérait, par sa modération calculée, la verve fougueuse de son ami, et serrait habilement la bride aux hardiesses des encyclopédistes. C'est à une telle main qu'il appartenait d'écrire l'introduction de l'Encyclopédie. Il y évita avec soin tout ce qui pouvait faire prendre les auteurs en flagrant délit d'incrédulité : de plus il sentit et tâcha de réparer le vice principal de la collection, l'absence de méthode; et, ne pouvant introduire l'ordre scientifique dans ce palais de ruines, il l'établit au moins à la porte, par son Discours préliminaire. Cette préface est un chef-d'œuvre de netteté, d'élégance simple et d'élévation réservée. D'Alembert appuie sa classification des connaissances humaines sur celle qu'avait créée Bacon dans son traité De la dignité et des accroissements des sciences. Il prend pour guide le philosophe anglais, mais sans s'attacher servilement à ses traces. Il présente le tableau de nos connaissances sous trois points de vue successifs, d'abord subjectivement, d'après l'ordre du développement probable qu'elles ont dû suivre dans l'esprit humain : c'était le point de vue spécial des philosophes de la sensation, et par conséquent du dix-huitième siècle; ensuite objectivement, dans l'ordre logique de

4. Le cœur comprend, disait-il à Grimm; mais l'esprit n'est pas assez haut placé. » 2. Né à Paris en 1717; mort en 1783. Principales œuvres littéraires : Mélanges de lettres et de Philosophie; Éloges lus à l'Académie française.

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leur dépendance mutuelle c'était la classification qu'avai adoptée Bacon; elle se rattachait à la méthode du dix-sep tième siècle; enfin historiquement, en exposant les progrè des sciences et des lettres depuis la Renaissance. C'était pres sentir la disposition que semble préférer notre époque.

Cette triple chaîne des mêmes vérités, qui se renoue troi fois dans une préface, manque, non pas de clarté, mais peutêtre de grandeur. Le Discours préliminaire forme trois édi fices au lieu d'un seul, et trois édifices indépendants l'un d l'autre. De plus, d'Alembert n'a point emprunté à Baco l'enthousiasme éloquent et presque poétique de son exposition Le spectacle magnifique de toutes les sciences naissan l'une après l'autre de l'esprit humain qui s'éveille, puis ap paraissant aux yeux dans leur ensemble comme un arbr immense couronné de ses mille rameaux, ne peut exciter l'enthousiasme du savant géomètre. C'est avec vérité, mais sans enthousiasme, qu'il raconte le progrès de la civilisation depuis le seizième siècle. D'Alembert était tout intelligence il n'écoutait pas assez en écrivant les généreuses inspirations de son âme. Son esprit même porte la peine de ce divorce: il y perd quelque chose de son éclat.

Condillac.

Voltaire, Diderot, d'Alembert dans l'Encyclopédie, tous les philosophes qui marchaient sous leur drapeau, étaient des hommes d'action plutôt que des métaphysiciens. Ils s'occupaient bien plus de gouverner les esprits et de renverser les croyances du passé que d'établir régulièrement et dogmatiquement un système. C'est toutefois un besoin pour une époque de réunir en corps de doctrine les principes sur lesquels elle s'appuie, de se créer un symbole qui soit la théorie de toute sa conduite. L'abbé de Condillac1 se chargea de formuler celui du dix-huitième siècle. Prenant son point de départ dans les opinions de Locke, il s'efforça d'être encore plus 4. Né à Grenoble en 1715; mort en 1780. OEuvres principales: Essai sur l'origine des connaissances humaines; Traité des systèmes; Traité des sen

sations.

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méthodique, plus rigoureux, d'une clarté plus transparente et plus limpide que lui. Son système est une espèce d'algèbre où la simplicité n'est due qu'à l'abstraction. Comme dans les sciences exactes, l'auteur élimine toutes les conditions de la réalité, il fait une âme humaine de pure convention et semble l'éclairer d'une vive lumière, parce qu'il en a retranché toutes les parties obscures. Condillac était poursuivi du besoin de tout ramener à l'unité; mais au lieu d'espérer l'unité véritable au sommet, il s'empressa d'en établir une factice à la base. Il la plaça dans la sensation. La pensée, avec tous ses développements, ne fut que la sensation transformée. Locke avait au moins admis, à côté de ce premier fait passif, la réflexion, qui laisse soupçonner quelque chose de l'activité réelle de l'âme; la réflexion disparut du système de Condillac, qui acquit ainsi un nouveau degré de simplicité apparente, mais l'âme s'anéantit par là même sous sa main. Les encyclopédistes vantèrent une métaphysique dont leur instinct irréligieux pressentait les conséquences; et les gens du monde, ravis de comprendre quelque chose dans une matière réputée si obscure, surent gré à Condillac de leur avoir permis de devenir philosophes.

L'Encyclopédie était l'œuvre officielle et discrète du parti philosophique; les ouvrages de Condillac se bornaient à poser des principes inoffensifs en apparence. Des mains plus téméraires et plus franches en dévoilèrent hardiment les conclusions.

Helvétius ; d'Holbach.

Helvétius, élégant fermier général, homme probe, désintéressé, bienfaisant, que Voltaire, dans ses flatteuses réminiscences de l'histoire, avait surnommé Atticus, se mit en tête de faire un livre; et, pour y parvenir, il recueillit dans les réunions des philosophes qu'il conviait à sa table les doctrines, les aperçus, les paradoxes: habile à provoquer des discussions intéressantes, il savait mettre en jeu tantôt la verve bouillante de Diderot, tantôt la sagacité de Suard, ou la raison spirituelle et piquante de l'abbé Galiani; puis il fondait en un corps de doctrine ces opinions diverses dont il

se faisait ainsi le fidèle rapporteur. Le résultat de ces conversations écoutées, analysées, résumées par Helvétius, c'est le livre de l'Esprit, c'est-à-dire le matérialisme en métaphysique, en morale l'intérêt personnel. D'après Helvétius, l'homme ne diffère de la brute que par la conformation de ses organes, et la vertu n'est que l'égoïsme sagement entendu. Ce franc et brutal résumé de leurs opinions effraya les philosophes eux-mêmes ils trouvèrent l'ouvrage paradoxal, et Voltaire gronda contre la logique inexorable de son disciple.

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Elle devait aller plus loin encore chez un autre Mécène des encyclopédistes. Le baron d'Holbach, qui réunissait chaque semaine à sa table l'élite des hommes de lettres, et qu'on avait surnommé le maître d'hôtel de la philosophie, publia sous le pseudonyme de Mirabaud, le code d'athéisme le plus complet, le plus logiquement absurde qu'on eût encore imaginé. Ce livre, dit Goethe dans ses Mémoires, nous parut si suranné, si chimérique et (qu'on me passe l'expression) si cadavereux, que la vue même nous en était pénible: peu s'en faut que nous n'en eussions peur comme d'un spectre. » Le Système de la nature était le dernier mot de la philosophie sensualiste : c'était la plus complète, la plus froide négation de tout ce qu'il y a de grand, de noble, de vrai dans le cœur de l'homme. Le dix-huitième siècle ne pouvait descendre plus bas; il était enfin parvenu au fond de l'abîme.

Dès lors on put prévoir une énergique réaction contre ces détestables doctrines. L'homme ne peut condamner à un éternel silence la voix de la vérité qui crie au fond de son cœur. La société regardait autour d'elle-même avec anxiété. Le roi Frédéric essaya de réfuter ce funeste livre; Voltaire jeta un cri d'alarme. L'un et l'autre étaient impuissants; l'auteur du Système n'avait fait qu'appliquer rigoureusement leurs principes.

Les premiers coups des philosophes avaient été dirigés contre la religion; ils ne tardèrent pas à attaquer la royauté; le principe d'autorité fut ébranlé sous ses deux formes, et Voltaire dépassé dans toutes ses violences. Le patriarche de Ferney avait dit et probablement cru que la cause des rois était celle des philosophes; il reçut de ses disciples d'auda

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