Images de page
PDF
ePub

CHAPITRE XL.

LA RÉFORME MODÉRÉE.

Montesquieu. - Buffon.

Montesquieu.

Tandis que la réforme hardie, impétueuse, excessive, s'élançait de Voltaire à Rousseau en descendant à Helvétius et d'Holbach, pour remonter à Mably, un autre mouvement philosophique, plus réservé dans ses moyens, plus modeste dans ses résultats, s'accomplissait au-dessous d'elle avec moins de bruit mais non moins de gloire.

Montesquieu, dans sa brillante carrière, en réunit seul les deux points extrêmes. Ses Lettres persanes en signalent le début, son Esprit des lois en fixe la limite. Il est à la fois le Voltaire et le Rousseau de la révolution modérée, mais un Voltaire timide, circonspect, tout enveloppé d'allusions et d'insaisissables malices, traversant le rôle d'agresseur sans s'y arrêter plus d'un jour; un Rousseau jurisconsulte et historien, sans passion, sans rêve d'idéal, observant les faits et les réa lités du passé, satisfait de trouver la raison de toutes choses, et aimant à expliquer les institutions présentes, pour échapper au désir de les changer.

C'est en 1721, six ans après la mort de Louis XIV, au moment où, assoupie par la vieillesse du feu roi, la France s'éveillait à toutes les témérités de la régence, que le président Charles Secondat, baron de Montesquieu et de la Brède, lança dans le monde un ouvrage anonyme dont le plan, emprunté aux Amusements sérieux et comiques du spirituel Dufresny, offrait un cadre commode à une mordante satire.

4. Né à la Brède, près Bordeaux, en 1689, un siècle précisément avant l'année où éclata la révolution française; mort en 1775.

La correspondance de plusieurs Persans résidant à Paris, à Venise, à Ispahan, permettait à l'auteur de faire contraster les mœurs de l'Occident avec celles de la Perse. Une voluptueuse intrigue de sérail servait de lien général à l'ouvrage, et aiguillonnait la curiosité sensuelle des lecteurs. Au milieu de ces peintures orientales se déroulait le tableau de tous les travers et de tous les ridicules vrais et supposés de la société européenne, nos disputes littéraires, nos conversations bruyantes et futiles, notre engouement pour les étrangers joint à notre estime exclusive de nous-mêmes; la prétendue frivolité des solutions morales données par les religions positives, la ressemblance des cérémonies catholiques avec les superstitions mahométanes, la docilité crédule des peuples. En mettant ces critiques dans une bouche infidèle, l'auteur échappait à la responsabilité directe de ses hardiesses. Mille portraits brillants et moqueurs venaient orner cette riche galerie; c'était un géomètre exclusif, absurdement savant dans ses ridicules distractions, puis un fermier général tout fier des mérites de son cuisinier, ou bien encore un prédicateur et, << qui pis est, un directeur au teint fleuri, au doucereux langage. Montesquieu empruntait le pinceau de La Bruyère et s'en servait de manière à rendre Voltaire lui-même jaloux. Les temps avaient bien changé depuis qu'un homme né chrétien et Français se trouvait contraint dans la satire, et que les grands sujets lui étaient défendus: ici c'était un grave conseiller, un homme dont la vie devait être consacrée aux plus sérieuses études de la politique et de la législation, qui jugeait ne pouvoir gagner l'attention d'une époque frivole qu'en commençant par lui parler son langage. Mais déjà de grandes questions s'agitaient sous cette forme légère. La plupart des institutions sociales qui devaient former la matière de l'Esprit des lois se présentent ici à Montesquieu, mais sous l'aspect de fantaisies locales, dignes de fixer la curiosité du penseur. Religion, philosophie, gouvernement, commerce, finances, agriculture, mariage, économie poli

«

a

4. « Ces Lettres persanes, si faciles à faire, dit-il quelque part. 2. La Bruyère, Caractères, chap. rer.

tique, tout y est indiqué, effleuré légèrement. L'auteur des Lettres persanes voit déjà l'énigme; il n'en a pas encore trouvé le mot, il n'aperçoit que les bizarreries des établissements divers. Son ton est léger, tranchant, dédaigneux; tout lui semble ridicule ou digne de pitié. C'est un jeune esprit dont le premier regard ne porte pas assez loin pour découvrir le bien même du mal. L'auteur de l'Esprit des lois tombera peut-être dans l'excès contraire. Son premier ouvrage peut être considéré comme un programme moqueur, auquel le dernier vint donner une réponse sérieuse.

Le génie observateur de Montesquieu, sa méthode essentiellement historique se révèle dans les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains (1734). C'est l'Esprit des lois essayé sur un seul, mais sur un grand et admirable peuple, avant d'être appliqué à l'humanité tout entière. Le sujet était heureusement choisi. La destinée de Rome présente les évolutions d'une politique raisonnée, un système suivi d'agrandissement qui ne permet pas d'attribuer au hasard la fortune de cette glorieuse ville. Bossuet lui-même, dans l'Histoire universelle, malgré son parti pris de rapporter tous les événements à l'intervention surnaturelle de Dieu, ne peut s'empêcher d'expliquer les progrès de cette puissance par la force des institutions et le génie des hommes. Montesquieu n'a eu qu'à marcher sur ses traces. Saisissant les grands principes qu'avait posés son illustre prédécesseur, il les a en quelque sorte renouvelés par l'intelligence profonde des détails. Sans doute la critique historique a jeté de nos jours de nouvelles lumières sur les premiers siècles de Rome; sans doute l'expérience de la vie politique et des agitations. populaires a été pour les hommes du dix-neuvième siècle un commentaire de l'antiquité qui manquait aux plus grands génies des âges précédents; toutefois, si l'on considère la sagacité qui rapproche et interprète les documents qu'elle possède, le talent d'artiste qui distribue et mélange la lumière pour placer chaque vérité suivant les lois de la perspective, la précision élégante, privilége de la vraie richesse, le style en un mot, le don de faire un livre, de frapper les faits extérieurs à l'empreinte de son esprit et de sa pensée, nul, dans

l'histoire de Rome, n'a encore surpassé Montesquieu, si ce n'est Bossuet.

Cet ouvrage néanmoins, n'était que le prélude de celui qui devait révéler Montesquieu tout entier. C'est au bout de vingt années de travail, après de longs et utiles voyages dans toutes les contrées de l'Europe, après avoir mille fois abandonné son entreprise et « envoyé aux vents les feuilles déjà écrites, qu'il vit enfin l'Esprit des lois commencer, croître, s'avancer et finir.» (1748.)

α

La manière dont Montesquieu conçoit son sujet est déjà une preuve de son génie. La loi, à ses yeux, n'est plus le fruit de la volonté arbitraire soit d'un homme, soit d'une nation. « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, et dans ce sens tous les êtres ont leurs lois, la Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois.... » Mais ne craignez pas qu'entraîné par cette vue sublime, l'auteur se perde dans une obscure métaphysique. Au lieu d'aller chercher ces rapports nécessaires daus la région des idées, c'est dans l'étude positive des faits qu'il prétend les trouver. Il ne considère pas l'homme comme un être abstrait créé par la pensée, il l'observe dans l'état réel où le montre l'histoire. Il examine les lois dans leur rapport avec le gouvernement, les mœurs, le climat, la religion et le commerce. Il s'empare des faits comme un maître qui a la puissance d'en disposer à son gré. La chronologie a disparu, les annales des différentes nations se brisent et se confondent, un ordre nouveau, donné par la raison, s'impose à l'histoire. « On dirait une vaste et délicieuse contrée dont les accidents heureux sont inépuisables; dès les premiers pas vous êtes surpris et captivé; un indéfinissable attrait vous attire et vous pousse. Vous marchez devant vous; cependant les sentiers se croisent; leur multiplicité charmante vous embarrasse quelquefois, mais jamais vous n'êtes déçu par le chemin que vous avez pris; il vous conduit toujours à un point de vue pittoresque qui vous découvre quelque chose. Dès qu'on a séjourné dans cet Éden, où l'on rencontre plus de variété que d'unité, on ne sait plus s'en arracher; on veut toujours y vivre pour y jouir continuellement de cette douce

lumière dont un ciel pur récrée les yeux, et qui, se réfléchissant dans l'imagination, l'échauffe et la fait tressaillir d'allégresse'. >»

Le caractère personnel de Montesquieu se découvre partout dans son ouvrage; plus curieux que dogmatique, plus intelligent que passionné, sans convictions bien profondes et sans intérêt de système, il observe le monde moral, comme Newton le monde physique, cherchant la raison des choses sans appeler les choses à une théorie; il est dans cette indifférence du cœur si nécessaire pour bien juger. Il apporte dans l'histoire les habitudes de sa profession: tel il s'était montré dans ses voyages, tel il fut dans ses appréciations.

[ocr errors]

Quand je suis en France, nous dit-il, je fais amitié à tout le monde; en Angleterre, je n'en fais à personne; en Italie, je fais des compliments à tout le monde; en Allemagne, je bois avec tout le monde. » Cette souplesse de caractère, que l'antiquité avait admirée dans Alcibiade, Montesquieu la porta dans l'étude des différentes législations. Je n'écris pas pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes. » Aussi nul désir de changement et de révolution. C'est assez pour lui de comprendre les choses et de les expliquer. Sou. vent même leur intelligence devient à ses yeux une justification. Il amnistie jusqu'aux abus du régime de l'ancienne monarchie, la vénalité des charges, « les dépenses, les longueurs et les dangers mêmes de la justice. Il ne dit pas qu'il ne faille point punir l'hérésie; il dit qu'il faut être très-circonspect à la punir. » Enfin, malgré sa répulsion évidente pour le despotisme, il va jusqu'à en tracer l'idéal, en rédiger les lois, sans lesquelles, ajoute-t-il, ce gouvernement sera imparfait.

[ocr errors]

Cette modération timide, utile pour bien voir, nuit quelquefois à l'expression franche de ce qu'on a vu. Il se fait entre l'impartialité du juge et la circonspection de l'écrivain je ne sais quelle capitulation de conscience, dont lui-même

4. Lerminier, De l'influence de la philosophie du dix-huitième siècle sur la législation, chap. vii.

« PrécédentContinuer »