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vivre toutes les vies et de réfléchir en lui-même le monde entier. Une seule de ses tragédies est complétement belle par l'inspiration, par l'ensemble, par les personnages, par le style, c'est celle où le caractère personnel de Ducis se retrouve tout entier, Abufar, cette fleur sauvage du désert, qui exhale tous les parfums de vertu d'une famille patriarcale. On y reconnaît l'homme qui écrivait : « La solitude est pour mon âme ce que les cheveux de Samson étaient pour sa force corporelle. Oui, mon ami, j'ai épousé le désert, comme le doge de Venise épousait la mer Adriatique : j'ai jeté mon anneau dans les forêts. » Et ailleurs : « Mon père était un homme rare et digne du temps des patriarches. C'est lui qui, par son sang et par ses exemples, a transmis à mon âme ses principaux traits et ses maîtresses formes. Aussi je remercie Dieu de m'avoir donné un tel père. Il n'y a pas de jour où je ne pense à lui, et, quand je ne suis pas trop mécontent de moimême, il m'arrive quelquefois de dire: « Es-tu content, mon père? Il me semble alors qu'un signe de sa vénérable tête me réponde et me serve de prix. » La tragédie d'Abufar était là en germe.

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Ainsi, dès la fin du dix-huitième siècle, des signes précurseurs de rénovation se manifestaient dans la tragédie classique. La traduction des œuvres dramatiques de Shakspeare par Letourneur, quelque infidèle et insuffisante qu'elle pût être, avait contribué à ébranler l'opinion publique. Sédaine, l'aimable auteur du Philosophe sans le savoir, et qu'on aurait pu appeler lui-même le poëte sans le savoir, éprouva à cette lecture, selon l'expression de Grimm, « la joie d'un fils en retrouvant son père qu'il n'a jamais vu; » il écrivait à Ducis : « Celui qui n'a pris que Zaïre dans Othello, a laissé le meilleur1. »

Comédie.

La comédie avait dû moins souffrir que la tragédie des préju gés étroits de l'école pseudo-classique. Les vices et les ridicules de la société sont un idéal trop rapproché du poëte pour donner

4. Mais il y a ajouté Lusignan.

prise à l'esprit d'exclusion et de système. Aussi les comédies de l'époque impériale sont-elles généralement très-supérieures à ses tragédies. Picard' en est à la fois le plus fécond et le plus excellent auteur. Laborieux écrivain, travaillant douze ou quatorze heures par jour, doué d'une imagination infatigable et d'une charmante gaieté, il réussissait mieux à saisir les ridicules fugitifs des contemporains que les défauts et les folies héréditaires de l'homme. Il fut le peintre de la vie ordinaire. Pour mieux se pénétrer du caractère des personnages fictifs qu'il devait employer, il s'assujettissait à rédiger par écrit leur biographie avant de commencer à les faire parler. Il se rattache néanmoins aux principes dramatiques de son époque par l'attention qu'il apporte à faire du théâtre un enseignement. Chacune de ses comédies est le développement d'une maxime de morale pratique ou de prudence vulgaire. Ses pièces sont des apologues dramatiques: c'est Ésope sur le théâtre. Un peu avant lui, Collin d'Harleville avait été l'un des plus aimables écrivains de la scène comique. Mais, trop docile à l'influence de la poésie descriptive, dont la mode régnait alors partout, il affaiblit souvent l'effet dramatique de ses caractères en les racontant au lieu de les faire agir. Il le cède sous ce rapport à Fabre d'Églantine, son contemporain, poëte d'un talent remarquable, mais toujours incomplet. Andrieux' se distingue par la finesse et l'élégance de sa plaisanterie. S'il n'a pas la puissance d'invention et l'abondance inépuisable de son ami Picard, ni la chaleur cachée qui vivifie la composition de son ami Collin, il les surpasse l'un et l'autre par la correction et la grâce. En outre, il a écrit des contes qui petillent d'esprit et d'une malicieuse bonhomie; et tous les hommes de notre âge se souviennent de ses spirituelles causeries du Collège de France, que nous prenions alors pour des leçons, et que, malgré la faible voix du professeur, le public parvenait à entendre à force de les écouter.

Nommons encore ici Alexandre Duval, dont le talent et les goûts ne furent jamais d'accord: l'un lui assurant le succès dans les petites comédies sans prétention, les autres l'entraî

4. 4769-1828. 2.4755-1806. 3. 1739-1833.

nant toujours vers les genres sérieux et graves; et Étienne, l'auteur des Deux gendres, plus ingénieux, plus habile en combinaisons dramatiques, genre de mérite où il n'est inférieur qu'à Beaumarchais.

La comédie eut aussi dans l'école impériale son deminovateur, en la personne de Népomucène Lemercier, classique indocile, ennemi de la jeune école qui grandissait sous ses yeux, et tourmenté d'un vague besoin de régénération, qu'il ne sut satisfaire que par des bizarreries: il se vantait d'avoir créé la comédie historique, contre-partie burlesque de la tragédie bourgeoise de Diderot. En même temps il inventait toute une mythologie dans son épopée intitulée l'Atlantiade. L'oxygène, le calorique, la gravitation, le phosphore étaient, sous des noms grecs, les divinités de son nouvel Olympe. Lemercier eut du moins le mérite de parler beaucoup des anciens et de juger que ses contemporains leur ressemblaient fort peu.

Poésie lyrique; Écouchard Lebrun.

Nous avons peu de chose à dire de la poésie lyrique de cette époque. Écouchard Lebrun1 est le seul qui, dans ce genre, mérite une haute estime. On peut seulement regretter que ce poëte soit né trop tard pour être un vrai classique, trop tôt pour appartenir à l'école nouvelle. Bien supérieur à J. B. Rousseau pour l'énergie et la précision, il a quelque chose d'abstrait dans la pensée, de rude et de forcé dans le langage. Comme Alfieri, comme le peintre David, sa touche manque d'aisance et de naturel : il fait des bas-reliefs plutôt que des tableaux. Son style est travaillé avec un soin déplorable. Lebrun semble croire que les vers peuvent avoir un mérite indépendant de la pensée. De là cet effort continuel pour donner à l'expression une apparence extraordinaire; de là ces alliances bizarres de mots qui se repoussent; de là surtout cette séchreesse d'une poésie où l'on ne sent aucun mouvement de l'âme, aucun abandon, aucune naïveté.

4. 4729-1807.

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Nous venons de fatiguer le lecteur par des détails purement techniques nous avons fait de la critique littéraire à la manière de La Harpe, sans avoir son talent pour excuse. Nous subissions ainsi une des nécessités de notre sujet; nous avions à apprécier des hommes pour qui la forme était tout, et qui la perdaient en l'adorant. Le public lui-même était complice de cette littérature toute verbale. On se défiait des idées. La philosophie semblait n'avoir produit que des crimes; on la craignait. Le malheur le plus durable qu'entraînent les excès, ce sont les réactions. L'intelligence, comme indignée du résultat de ses nobles efforts, cherchait une autre voie plus sûre. Les sciences exactes reparurent avec tout leur éclat : la pensée libre, la science du cœur humain et des destinées de l'homme furent délaissées.

Mais l'âme ne s'abdique point elle-même. Quand elle abandonne une forme, elle court en vivifier une autre. Les malheurs de la révolution avaient laissé au fond des cœurs les émotions les plus profondes. Chaque parti avait eu ses douleurs, chaque croyance ses martyrs. Les uns revenaient tristement de l'exil, d'autres sortaient des cachots; tous avaient contemplé de terribles vicissitudes, qui semblaient trop nombreuses pour une seule vie. Il y avait un drame dans chaque existence, un roman dans chaque fortune. L'atmosphère était pleine, pour ainsi dire, d'une flottante et vague poésie de douleurs, de regrets, d'espérances trompées.

Les versificateurs eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher d'être quelquefois poëtes de cette poésie nouvelle. Delille écrivait la Pitié, Michaud, dans son Printemps d'un proscrit, mêlait d'une manière un peu monotone les impressions de l'exil aux tableaux de sa poésie descriptive. On revoyait avec bonheur, même à travers ces faibles pages, les pompes sereines de la nature, dont le calme et l'impassible majesté contrastaient si vivement avec les révolutions des hommes; on se reprenait à aimer ces bois dont tous nos chagrins ne font pas tomber une feuille, dont tous nos crimes ne ternissent pas l'éblouissante verdure. A cet amour pour la nature inanimée, se mêlait volontiers un certain dégoût pour l'espèce humaine flétrie par tant de crimes, avilie par tant de bassesses. La tendresse innée du cœur se trouvant sans objet, se repliait sur elle-même et se nourrissait de ses rêves. Un besoin secret d'émotions, une sentimentalité indécise, remplaçait les transports de l'amour et les joies de l'amitié. Le nouveau siècle était tout disposé à comprendre les mystérieuses douleurs de René, aussi bien que la sauvage nature de la patrie d'Atala.

Les âmes fatiguées de tant d'agitations, cherchaient les choses inébranlables; elles se tournèrent vers la religion. Le premier consul venait de rouvrir les églises. Le peuple y rentra en foule, heureux d'y retrouver le Dieu de ses pères qui lui tendait les bras. L'esprit du dix-huitième siècle vivait toujours, mais semblait consterné de ses œuvres il laissait la parole à qui voudrait et pourrait ramener la foule à ses vieilles croyances. Le Génie du christianisme était possible.

Parmi les émigrés auxquels Bonaparte venait de rouvrir la France (1800), se trouvait un jeune noble breton, dont la nature et le malheur avaient fait un poëte : c'était le dernier rejeton de la maison de Chateaubriand'. Une enfance rêveuse et comprimée avait concentré et enflammé ses passions. Épris, comme tous ses contemporains, comme le vieux Malesherbes, son protecteur et son ami, des doctrines de J. J. Rousseau, le chevalier de Chateaubriand avait conçu dès son adolescence l'épopée de la vie sauvage. L'Amérique avait encore ses Hu

4. Né en 1768, mort en 1849.

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