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Au reproche de légèreté et d'inconstance dans ses doctrines, Lamennais lui-même opposait cette énergique apologie: • Ceux qui annoncent hautement la prétention d'être invariables, qui disent: « Pour moi, je n'ai jamais changé, ceux-là s'abusent; ils ont trop de foi dans leur imbécillité; l'idiotisme humain, même soigné, cultivé sans relâche, avec un infatigable amour, ne va pas jusque-là, ne saurait atteindre à cette perfection idéale1. » On peut faire valoir en faveur du célèbre écrivain une autre excuse moins amère, mais non moins puissante. C'est que les changements de ses opinions, quelque complets qu'ils puissent paraître, n'en sont pas moins des développements logiques, naturels, et tous compris en germe dans le premier de ses ouvrages.

Ce fut en 1817 que parut le premier volume de l'Essai sur l'indifférence en matière de religion. Cette œuvre répondait au besoin secret du temps. « Le titre de cet ouvrage est lui seul un trait de lumière, écrivait alors M. de Genoude, et il est aussi bien approprié à ce moment-ci, que le nom que donna Bossuet à son histoire de la Réforme, quand il l'appela l'Histoire des Variations. L'indifférence doit finir par cela seul qu'on l'a signalée. » Le siècle se sentait malade d'absence de foi, dégoûté d'un grossier athéisme, d'un déisme égoïste et sans influence sociale, d'un protestantisme inconséquent et illogique. Le premier volume de l'Essai était entièrement critique; il montrait l'importance de la religion pour l'individu, pour la société, et en quelque sorte pour Dieu, dévoilait la folie de ceux qui, incrédules eux-mêmes, ne veulent la religion que pour le peuple; il combattait le système des indifférents qui repoussent toutes les religions révélées, et ne veulent admettre qu'une prétendue religion naturelle; enfin, reprenant les armes de Bossuet, il prétendait forcer les membres des églises dissidentes à renoncer même au nom de chrétiens, et à reculer au simple déisme. Jusque-là le sentiment public était avec M. de Lamennais. A part quelques exagérations, quelques erreurs de détail, une argumentation un peu étroite et trop semblable à la dialectique de séminaire,

4. Préface des Troisièmes mélanges.

'Essai

touchait au vif la plaie de notre société. De plus, l'auteur, dans toute la fougue de l'âge et du talent, écrivait avec une verve depuis longtemps inconnue dans l'Église. Il transportait du côté de la foi l'éloquence ardente de Jean-Jacques, illuminée d'un reflet de Bossuet. Tout au plus pouvait-on reprocher à ce style un trop grand luxe d'images et quelque chose de trop continuellement tendu, qui accusait un peu. d'inexpérience. Aussi l'ouvrage fit-il, dès qu'il parut, une impression profonde, que constatait ainsi, dans une revue du temps, un jeune écrivain qui allait devenir un grand poëte: • Chose frappante! ce livre était un besoin de notre époque, et la mode s'est mêlée de son succès.... La frivolité des gens du monde et la préoccupation des hommes d'État ont disparu un instant devant un débat scolastique et religieux. On a cru voir un moment la Sorbonne renaître entre les deux chambres 1. »

Bien des partisans de ce premier volume s'étaient trop hâtés d'applaudir: Lamennais n'avait pas dessein de s'en tenir au rôle facile de la négation. Avec le tome second commence la partie positive du système. L'auteur y examine les fondements de la certitude: il repousse le sentiment ou la révélation immédiate, il rejette le raisonnement ou la discussion, et proclame l'autorité, comme le moyen général que Dieu donne aux hommes pour connaître toute vérité, enfin comme l'unique fondement de toute certitude.

Ici se révélait déjà la tendance sociale de ce généreux esprit, qui ne conçoit pas la vérité comme la conquête égoïste de quelques privilégiés du génie, mais comme le patrimoine commun de tous les enfants de Dieu. Toutefois, où placerat-il cette autorité infaillible, cette souveraineté du vrai, qui doit briller comme une couronne aux yeux des peuples. En religion le problème n'est pas douteux; le prêtre catholique mettra cette autorité dans l'Église, et, pour la concentrer davantage, dans le pape, son chef. Mais une solution partielle ne satisfait pas les intelligences d'une certaine hauteur: ce n'est pas seulement le domaine de la religion, mais celui

4. M. V. Hugo, Muse française, t. I, p. 95,

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de la vérité tout entière que Lamennais voudrait éclairer de son principe. Sciences, arts, gouvernements, tout doit relever d'une seule et même loi. Eh bien! l'autorité absolue en toute question, religieuse, morale, politique, réside dans le sens commun, dans l'opinion du genre humain; le catholicisme, fidèle à son nom glorieux, n'est que l'organisation divine de ce suffrage universel du monde : le pape en est l'infaillible interprète.

L'Église elle-même, on le sait, fut effrayée de cette sublime ambition qu'on avait pour elle. Rome, dans son auguste vieillesse, se voyait conviée à un rôle plus grand que celui des Grégoire VII et des Innocent III. Elle secoua tristement la tête et désavoua son magnanime champion. Dès lors l'édifice démocratique auquel Lamennais avait voulu donner pour faîte la toute-puissance pontificale, resta dans sa pensée purement et simplement démocratique. Des deux infaillibilités qu'il avait voulu réunir, l'une paraissant se récuser elle-même, le philosophe s'attachait éperdument à l'autre. L'apôtre n'était plus qu'un tribun.

C'est un beau et douloureux spectacle que ces efforts d'un homme de génie pour relever l'édifice de la société spirituelle, en l'élargissant assez pour qu'il puisse embrasser dans une seule enceinte tous les progrès et toutes les idées. On compatit avec admiration à ses espérances, à ses désenchantements, à ses nobles angoisses. Enfin, quand on franchit les limites de l'époque où nous terminons cette revue littéraire, on se repose avec bonheur dans le beau livre des Esquisses, où l'auteur semble avoir atteint, dans le calme de la méditation, la forme sereine et définitive de sa pensée1.

4. Les principaux écrits de Lamennais, outre l'Essai sur l'indifférence (4 vol. in-8), qui parut de 1817 à 1823, sont: De la religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil (2 vol. in-8), 1825-1826; Des progrès de la révolution et de la guerre contre l'Eglise, 1829. Ces ouvrages caractérisent la première période de la pensée de l'auteur, la seule qui coïncide avec l'époque dont nous étudions ici la littérature.

Les articles de l'Avenir, 1830 4834, forment la transition, et montrent l'écrivain comme appartenant à l'opinion libérale et encore catholique. Viennent ensuite les Paroles d'un Croyant, 1833; les Affaires de Rome, 1836; le Livre du Peuple, et le journal le Monde, 1938; enfin l'Esquisse d'une philosophie (4 vol. in-8), qui commença à paraitre en 1840.

Benjamin Constant.

Lamennais est, pour ainsi dire, catholique jusque dans ses erreurs. Benjamin Constant1 est toujours protestant, individuel en tout, en politique, en littérature, comme en religion. Ses deux romans (car cet esprit universel a su descendre jusqu'à la fiction) Adolphe et Cécile, ne sont que des circonstances de sa vie, revêtues d'une forme idéale : leur développement est une étude psychologique. Publiciste et orateur, Constant fut le chef de l'école libérale la liberté individuelle, les garanties du citoyen et de la vie privée, l'indépendance de l'homme et de la pensée, voilà le but de tous ses efforts. Sa politique est toute négative; on peut la résumer en un mot : restreindre l'autorité. Né à Lausanne, d'une famille française bannie dans le temps des persécutions religieuses, nourri dans la haine de l'aristocratie de Berne qui opprimait le canton, élevé partie en Allemagne, à l'université d'Erlangen, partie en Angleterre, aux écoles d'Oxford et d'Édimbourg, en compagnie de Mackintosh, de Wilde, de Graham, d'Erskine; plein d'admiration pour la constitution qui faisait la force de la Grande-Bretagne, témoin des abus de notre ancien régime, du règne brutal et meurtrier de la Terreur, du glorieux despotisme de l'Empire, Constant conçut une vive défiance contre la force sociale. Il considéra le gouvernement quel qu'il fût comme un mal nécessaire, qu'il fallait limiter de telle sorte qu'il pût nuire le moins possible.

Même tendance dans ses opinions religieuses. Rousseau fut son point de départ : Jacobi, Kant et l'école écossaise aidèrent la croissance de sa pensée. Avec Rousseau, il considéra la religion comme un sentiment qui s'élève dans le cœur de l'homme et cherche à nouer avec Dieu un rapport individuel.

4. Né en 1767; mort en 1830. La plupart de ses brochures politiques ont été réunies par lui-même sous le titre de Cours de Politique constitutionnelle. J. P. Pagès en a publié une deuxième édition, Paris, 1833, 2 vol. in-8. --Le même Pagès a recueilli des discours prononcés par Constant à la Chambre des députés, 1832 et 1833, 3 vol. in-8.-Ouvrages philosophiques: De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements, 1824 à 1830. 5 vol. in-8. tragédie.

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OEuvres littéraires: Adolphe, Cécile, romans; Waldstein,

Mais de ce point, commun aux deux philosophes, Constant s'élève plus haut par l'étude de l'histoire. Il suit les transformations successives du sentiment religieux chez tous les peuples, et, au lieu de voir, comme le dix-huitième siècle, dans les diverses institutions sacerdotales autant de fourberies systématiques, il y trouve autant d'essais plus ou moins imparfaits pour satisfaire, par des doctrines, par des symboles, par un culte, à l'impérissable instinct qui nous entraîne vers les choses infinies. A la tolérance vulgaire, qui n'était que de l'indifférence, comme l'a si bien senti Lamennais, il oppose une tolérance philosophique qui honore dans tout système une portion de la vérité. La seule chose qu'il refuse aux formes religieuses, c'est l'immortalité; le sentiment qui les inspire est seul impérissable. Toute forme positive, quelque satisfaisante qu'elle soit pour le présent, contient un germe d'opposition aux progrès de l'avenir. Elle contracte, par l'effet même de sa durée, un caractère dogmatique et stationnaire qui refuse de suivre l'intelligence dans ses découvertes, et l'âme dans ses émotions, que chaque jour rend plus épurées et plus délicates.... Le sentiment religieux se sépare alors de cette forme pour ainsi dire pétrifiée. Il en réclame une autre qui ne le blesse pas, et il s'agite jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée 1. » Veut-on mesurer la distance qui sépare Benjamin Constant de l'école du dix-huitième siècle? qu'on nous permette encore quelques citations:

« Le christianisme a introduit dans le monde la liberté morale et politique.

Si le christianisme a été souvent dédaigné, c'est parce qu'on ne l'a pas compris. Lucien était incapable de comprendre Homère Voltaire n'a jamais pu comprendre la Bible.

«La philosophie ne peut jamais remplacer la religion que d'une manière théorique, parce qu'elle ne commande pas la foi, et ne peut devenir populaire.

Pour employer la religion comme un instrument, il faut n'avoir pas de religion.

4. De la religion, t.1, chap. n.

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