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ganes de la pensée libre, trop longtemps comprimée; tout le monde voulut voir, entendre les éloquents professeurs. L'âge mûr disputait à la jeunesse ses places dans leur amphithéâtre; la sténographie, qui saisissait leur parole au passage, pour livrer à l'impression, ne suffisait pas à l'empressement du public: il fallut que les journaux même politiques réservassent, après le compte rendu des séances des chambres, une partie de leurs colonnes pour analyser les cours de la Sorbonne. L'union fortuite de ces trois hommes dans la même chaire représentait assez bien les nouvelles destinées de la littérature: elle ne s'isolait plus dans de frivoles discours, mais elle s'appuyait sur la philosophie et sur l'histoire.

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Villemain se distinguait dans ce triumvirat par le charme de sa parole et l'irrésistible attrait de son esprit. C'était un spectacle plein d'intérêt que d'assister, grâce à son improvisation hardie, à l'enfantement toujours heureux de l'idée ; d'entendre un homme plein de savoir, qui, en présence de deux mille auditeurs, s'abandonnait à tous les souffles de l'inspiration, à toutes les saillies de sa facile intelligence, tantôt familier et ingénieux, tantôt inspiré et éloquent; enfin de voir cette figure peu régulière, se transformer tout à coup et s'illuminer d'un rayon de sa pensée. Les écrits de M. Villemain présentent sans doute une lecture pleine d'intérêt à quiconque sait apprécier de vastes connaissances littéraires, un goût pur, une solide raison parée des ornements les plus délicats du style: cependant on peut dire que ceux qui lisent aujourd'hui ses brillantes leçons sans avoir eu le plaisir de les entendre, risquent de n'admirer que la moitié de ce beau talent. Les cours de Villemain n'étaient pas seulement des leçons, mais encore des modèles d'éloquence.

4. Né en 1794, à Paris.-Ouvrages: Cours de littérature française, comprenant le Tableau de la littérature au moyen âge (cours de 1830); le Tableau du dix-huitième siècle, première partie (cours de 1827); deuxième, troisième et quatrième parties (cours 1828 et 1829). Mélanges historiques et littéraires; Lascaris ou les Grecs au quinzième siècle; Histoire de Cromwell (1819). Cet ouvrage, remarquable par l'étendue des recherches et par la sobriété non moins que par l'intérêt du récit, est l'un des premiers en date, et des plus heureux modèles de composition historique qu'ait produits le dixneuvième siècle.

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Nous nous étendrions davantage sur un sujet qui nous entraîne à plus d'un titre, si nous ne nous tenions en garde contre la séduction de nos souvenirs. Pour mettre à couvert notre impartialité d'historien, nous aimons mieux laisser la parole au vieux poëte de Weimar, qui, après avoir donné à l'Allemagne sa littérature, assistait de loin comme un juge glorieux à la renaissance de la nôtre. Goethe, dans ses entretiens familiers, parlait souvent avec admiration des leçons de MM. Cousin, Villemain et Guizot1. « Villemain, disait-il un jour, s'est placé très-haut dans la critique. Les Français ne verront sans doute jamais aucun talent qui soit de la taille de celui de Voltaire, mais on peut dire de Villemain qu'il est supérieur à Voltaire par son point de vue, en sorte qu'il peut le juger dans ses qualités et dans ses défauts 2. » Un autre critique allemand, remarquable par son savoir et quelquefois par la sévérité de ses jugements sur la France, regarde sans hésiter M. Villemain comme « le plus parfait des orateurs contemporains, de la classe que Cicéron caractérise en ces mots: tenues, acuti, omnia docentes et dilucidiora facientes, subtili quadam et pressa oratione limati..., faceti, florentes etiam et leviter ornati... in narrando venusti3. › Nous aimons à emprunter, sur nos auteurs vivants, ces jugements d'au delà du Rhin. Les étrangers sont pour nous une postérité contemporaine.

Tandis que M. Villemain enlevait ainsi l'admiration même de l'Allemagne, son collègue, M. Cousin, en popularisait parmi nous les plus hautes doctrines. Suppléant de RoyerCollard en 1818, ami et disciple de Maine de Biran, il s'attacha d'abord, comme Jouffroy, à l'école écossaise; bientôt il apprit l'allemand, étudia Kant, pass rapidement sur les ouvrages de Fichte, et fit en 1817 une première excursion de

1. Goethe sprach abermals mit Bewunderung von den Vorlesungen der Herren Cousin, Villemain und Guizot. » Eckermann's Gesprache, B. II, S. 78. 2. Ibidem, S. 72.

3. Dr Mager, Geschichte der franzosischen National-Littérature neuerer und neuester Zeit, B. II, S. 299.-Après « dilucidiora » Cicéron ajoutait : « non ampliora facientes. » En appliquant ce texte à M. Villemain, l'omission est une justice.

4. Né en 1792, à Paris. mort en 1867.

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l'autre côté du Rhin. Il visita Berlin, Gættingue, Heidelberg, où il connut Hegel, et Munich, où il voulut étudier à sa source la philosophie de la nature: il lia aussi quelques relations avec Jacobi et ses amis. Son cours de 1818 rappelle les doctrines de toutes les écoles germaniques, excepté celle de Hegel, que le jeune professeur n'avait pas encore osé aborder. En 1824, M. Cousin fit un second voyage en Allemagne. Arrêté à Dresde et emprisonné à Berlin, comme suspect de carbonarisme, il sut mettre à profit les loisirs que lui faisait l'hospitalité du roi de Prusse. Michelet, Gans et Hotho l'initièrent au système de Hegel. De retour en France et rendu à l'enseignement public, M. Cousin sut traduire les théories de ce puissant esprit dans un beau et noble langage; il rendit français, c'est-à-dire européen, universel, ce qui risquait fort de rester toujours allemand, et il excita un enthousiasme incroyable. On peut dire que depuis 1829 il n'a paru en France aucun livre de quelque valeur qui ne portât la trace des idées de Hegel sur la philosophie de l'histoire. En littérature même l'influence de M. Cousin a été grande: ses livres contenaient les principes les plus élevés de l'art. Le titre seul de son premier ouvrage, Sur le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien1, renfermait plus de véritable enseignement littéraire que tous les traités de littérature du siècle précédent. L'auteur enlevait le principe du beau au caprice individuel et à la sensibilité, pour le placer à côté du bien et du vrai, dans la sphère des idées absolues. C'était poser la base de l'esthétique: car pour qu'une théorie des beaux-arts soit possible, il faut qu'il y ait quelque chose d'absolu dans la beauté; comme il faut quelque chose d'absolu dans l'idée du bien, pour qu'il y ait une science morale. » L'auteur montrait ensuite en quoi consiste le beau idéal. Il posait l'infini comme « l'origine et le fondement de tout ce qui est. En descendant de cet être suprême, il trouvait la suprême beauté, qui est la moins éloignée du type

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4. Cours professé en 1818, publié seulement en 1836, d'après les rédactions de ses élèves, par Adolphe Garnier; livré enfin au public par l'auteur lui-même en 1854.

2. Cours de 1848, xix' leçon.

infini, mais qui en est déjà bien loin; de là, de dégradation en dégradation, il descendait à la beauté réelle. Parcourant ainsi une multitude de degrés intermédiaires, il rencontrait l'art et tous les degrés de l'art, l'Apollon, la Vénus, le Jupiter, etc., et au-dessous de l'art la nature et tous les degrés de la beauté naturelle. » M. Cousin, tranchant d'avance une question dont la littérature allait bientôt faire grand bruit, posait dans ce premier ouvrage l'indépendance de l'art. L'art, disait-il comme conclusion d'une leçon admirable, ne doit servir à aucune autre fin il ne tient ni à la morale, ni à la religion; mais, comme elles, il nous approche de l'infini, dont il nous manifeste une des formes. Dieu est la source de toute beauté, comme de toute vérité, de toute religion, de toute morale. Le but le plus élevé de l'art est donc de réveiller à sa manière le sentiment de l'infini. »

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L'enseignement de M. Cousin, quoique purement et même sévèrement philosophique, servait donc, par la fécondité de ses principes, à compléter et pour ainsi dire à couronner les spirituelles et éloquentes causeries de M. Villemain. Il greffait l'Allemagne sur la France.

Le cours de M. Guizot se rattachait au grand mouvement historique qui constitue la gloire la plus incontestée de notre époque. Tout prenait la forme de l'histoire : nous avons vu a critique opposer l'histoire à une poésie dégénérée, et montrer dans l'étude du passé les sources où devait se retremper l'imagination; l'histoire avait envahi toute la litté rature: MM. Villemain et Cousin enseignaient l'un et l'autre l'histoire. M. Guizot, qui la trouvait dans son programme, s'en empara avec tant de supériorité, qu'il mérita d'être regardé comme le chef de l'une des écoles que nous devons indiquer ici.

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Les diverses écoles historiques.

A part quelques grands noms que nous avons cités à leur place, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, l'histoire était restée en France bien au-dessous des autres productions de l'esprit. Nous avions de savants mémoires, de précieuses collections,

d'aventureux systèmes, peu d'œuvres originales d'une raison impartiale et profonde, peu de narrations qui réunissent l'intérêt et la vérité. Les historiens étaient généralement des hommes de cabinet, qui n'avaient jamais vu ni manié les affaires. Ils n'avaient pas d'ailleurs, pour comprendre les événements du passé, ce terrible commentaire des révolutions, qui seul nous a rendu l'histoire nécessaire et possible.

La plupart, comme Vertot et Saint-Réal, ne voyaient dans les faits qu'une matière d'amplification, qu'il s'agissait de revêtir des ornements du style. L'histoire nationale surtout était profondément ignorée. Une rhétorique menteuse avait jeté sur ce qu'elle appelait les quatorze siècles de la monarchie, le voile d'une monotone élégance. Tous nos rois étaient des Louis XIV; tous nos capitaines, de gracieux courtisans. Velly avait porté à un point ridicule ce travestissement des mœurs et des époques1. Avant lui, Mézeray, plus mâle dans la pensée et dans l'expression, avouait lui-même qu'il ne s'était pas donné la peine de remonter aux sources. Daniel, qui les connaissait, n'y avait pas toujours voulu puiser la vérité; et Anquetil, dans sa froide et plate narration, avait réussi à faire de la lecture de notre histoire l'objet d'un insurmontable ennui.

Le même esprit qui renouvela la poésie, rendit aussi la vie à l'histoire. La vérité, qui fait la beauté de l'une, donne à l'autre sa valeur et son intérêt. Chateaubriand, avec son imagination de poëte, sentit que, derrière les pâles formules de nos historiens, il y avait eu des hommes, des nations. Dans ses Martyrs, il dépeignit sous les plus vives couleurs la dissolution du monde ancien et la naissance du nouveau. Ce fut une révélation pour la jeunesse studieuse qui grandis

1. Grégoire de Tours avait écrit: « Childericus quum esset nimia in luxuria dissolutus et regnaret super Francorum gentem, cœpit filias eorum stuprose detrahere. »Voici comment Velly enjolive son thème : « Childéric fut un prince à grandes aventures.... c'était l'homme le mieux fait de son royaume. Il avait de l'esprit, du courage; mais, né avec un cœur tendre, il s'abandon. nait trop à l'amour: ce fut la cause de sa perte. Les seigneurs fiançais, aussi sensibles à l'outrage que leurs femmes l'avaient été aux charmes de ce prince, se liguèrent pour le détrôner. » — Voyez, sur l'insuffisance de ces historiens, les Lettres sur l'histoire de France, par Augustin Thierry.

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