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le public selon son goût, et d'enfermer, comme Lope de Vega, Térence et Plaute sous clef quand ils se mettaient à écrire. Celui qui vit pour plaire est forcé de plaire pour vivre, a dit un poëte anglais. On se mit donc à tuer, à pendre, à brûler sur la scène. Dans une tragédie de Cambyse, par Preston, pièce que Shakspeare persifle plus tard avec bien d'autres, un honnête vieillard était écorché vivant en présence des spectateurs et de son propre fils, qui s'écriait pathétiquement en vers de quatorze syllabes:

Quel fils ayant un cœur humain, peut voir ainsi
Son père écorché vif! Oh! pour moi quel souci'!

Le poëte ajoutait dans une rubrique naïve : « Écorchez-le avec une fausse peau. » Ailleurs une femme, narguant l'Art poétique d'Horace, dévorait sur la scène ses propres enfants après les avoir fait cuire et bouillir à point. Les poëtes qui satisfaisaient ainsi aux exigences de leur public avaient bien quelque scrupule sur ces égarements de la souveraineté populaire en matière de goût. Voici comment l'un deux, George Whetstone, apprécie le ton général des compositions dramatiques de son époque (1578): « L'Anglais, en cette qualité, est très-vain, indiscret, désordonné. Il commence par fonder son ouvrage sur des impossibilités; ensuite, en trois heures, il parcourt le monde, marie son héros, lui donne des enfants, en fait des hommes; de ces hommes il fait des conquérants; il immole des monstres, fait descendre les dieux du ciel, et monter les diables de l'enfer. Ce qu'il y a de pis, c'est que leur plan n'est pas encore si imparfait que leur manière de le traiter n'est ridicule; pourvu que le public rie, peu leur importe que ce soit à leurs dépens. Maintes fois, pour égayer le parterre, ils mettent un bouffon à côté d'un roi; dans leurs graves assemblées ils font parler un fou; enfin ils n'observent jamais le caractère ni le rôle du personnage qu'ils introduisent. »

• What child is he of nature's mould could bide to see
His father fleaed in this wise? Ol how it grieweth me!»

Ces premiers poëtes dramatiques suivaient donc l'instinct du peuple, au lieu de le comprendre et de le maîtriser: c'étaient les démagogues et non les démocrates du théâtre. Cependant d'éclatantes beautés jaillissaient parfois déjà comme l'éclair de ces sombres nuages, et suffisaient pour provoquer l'émulation d'un grand homme.

Shakspeare accepta en poëte l'héritage de ses devanciers. Il sut, sans changer leur système, en tirer tous ses avantages. Ses défauts furent ceux de son temps: son génie n'appartient qu'à lui-même. Il consiste surtout dans le don de sentir et d'exprimer la vie sous toutes ses formes et dans toutes ses variétés. Shakspeare sympathise avec toutes les existences, toutes les idées : il semble que l'homme tout entier vive en lui. Il se transforme successivement dans tous ses personnages, et oublie ses propres sentiments pour adopter les leurs. Il crée véritablement ses héros, il leur donne une vie indépendante, qui n'est gênée ni par la volonté arbitraire du poëte, ni même par l'exigence de l'action. Une fois conçus etanimés d'une existence personnelle, il les lance sans arrièrepensée à travers les événements : c'est à eux de se faire librement leur destinée. Maintes fois la fable dramatique semble plier sous le faix des caractères : les unités aristotéliques crient et se rompent. Le poëte s'en soucie peu, il est trop sûr que la vérité des personnages entraînera celle de l'intrigue. La loi suprême qu'il pourra quelquefois enfreindre, mais qu'il aura du moins la gloire de proclamer, c'est, « de ne point dépasser les bornes du naturel; car tout ce qui va au delà s'écarte du but de la scène, qui a été de tout temps et est encore maintenant de réfléchir la nature comme un miroir1. » Ajoutons, avec M. V. Hugo, que le drame doit être un miroir de concentration, qui, loin d'affaiblir la couleur et la lumière, les condense et en augmente l'éclat.

Considérer Shakspeare ainsi que l'ont fait plusieurs adeptes du système romantique, comme le patron des nouveautés barbares, c'était prendre précisément le contre-pied du rôle de ce grand poëte. Loin d'exagérer la licence du théâtre an

4. Hamlet, acte II, scène f**.

glais Shakspeare l'avait restreinte. Iciencore notre jeune école tombait dans la même faute que les disciples de Ronsard ; elle imitait la forme du théâtre anglais, comme Jodelle avait imité celle du théâtre grec, sans saisir l'esprit caché qui l'animait, sans tenir compte de la différence des époques et des mœurs. Elle transportait la plante en négligeant les racines.

La réalité est impitoyable pour les systèmes. Un fait de peu d'importance apparente dut faire réfléchir nos jeunes novateurs et leur apprendre où en était le public. En 1829, M. Alfred de Vigny commença le feu en donnant au ThéâtreFrançais sa belle traduction du véritable Othello, masqué jusqu'alors par les timidités inconséquentes de Ducis. A coup sûr, c'était une choix habile que celui d'Othello. Nulle part Shakspeare ne se rapproche davantage du théâtre classique dans la conduite du drame et dans le culte des deux unités. D'un autre côté la traduction était aussi prudente que poétique, et plus sage encore que fidèle. Tout alla bien dans les premiers actes, et la représentation marchait sinon sans étonner, du moins sans choquer le parterre. Quelques endroits enlevèrent même des applaudissements. Mais lorsqu'on arriva à la terrible scène où se décide la destinée de Desdémona, où son mari lui redemande avec jalousie, avec colère le gage d'amour qu'il lui a donné, le mouchoir qu'a su dérober la ruse infernale d'Iago, à ce mot que le poëte français avait tout simplement traduit de l'anglais handkerchief, ce ne ! furent plus qu'éclats de rire, que sifflets, que tumulte : les habitués de la rue Richelieu ne purent souffrir ce Maure mal élevé qui, dans l'accès de sa fureur, ne savait pas trouver une élégante périphrase à la manière de Delille, une jolie charade dont le mot fût un mouchoir.

Ici c'est le public qui avait tort : les poëtes prirent leur revanche. M. Victor Hugo composa avant la fin de la Restau.. ration deux de ses drames, Marion Delorme en juin 1829, et Hernani en septembre: Hernani seul fut représenté en 1830, le 25 février), Marion ne le fut que dix-huit mois plus tard. Ces deux pièces contenaient déjà presque tous les défauts qui se développèrent successivement dans les compositions dra

LITT. FR.

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matiques du même poëte, depuis Cromwell1 jusqu'aux Burgraves. Ce que je blâme le plus sérieusement en lui, ce n'est point d'imiter Shakspeare, c'est de ne pas lui ressembler

assez.

En effet, les innovations dans la forme dramatique, dont les premiers spectateurs furent surtout choqués, sont, à tout prendre, habiles et mesurées. Le lieu de la scène ne change que d'acte en acte, licence accordée même par Marmontel, et que nul aujourd'hui ne s'aviserait de contester. Le temps qu'envahit l'action n'a rien d'exagéré, rien qui empêche l'esprit du spectateur d'embrasser l'unité d'intérêt, seule chose essentielle dans une œuvre destinée au théâtre. M. Hugo, avec son instinct de grand artiste, aime mieux à intérêt égal un sujet concentré qu'un sujet éparpillé3. » La mélange du grotesque au sérieux est un point déjà plus vulnérable. Le poëte, fidèle à sa théorie, subordonne quelquefois trop peu le premier de ces deux éléments au second. La bouffonerie y refroidit déjà le pathétique, au lieu de le préparer. On sent un secret besoin de réaction contre la pruderie classique, besoin tempéré par la crainte salutaire des sifflets et par le souvenir du terrible mouchoir.

D

Tout cela méritait ou les éloges ou l'indulgence. Voici selon nous le vice réel. Le poëte est toujours trop lyrique. Au rebours de Shakspeare, il fait dominer sa personne dans ses rôles. Ses acteurs disent souvent de belles choses, mais on sent trop qu'ils récitent une leçon. C'est M. Victor Hugo qui parle, et non Gomez, et non Didier. Vous retrouvez dans les drames le trait éclatant et ambitieux des Odes, les développements épanouis des Orientales, quelquefois les notes attendries et touchantes des Feuilles d'automne; mais on peut dire au poëte, quelque nom historique qu'il emprunte,

C'est toi, c'est toujours toi!

Il n'est pas jusqu'au contraste, ce procédé ordinaire du style 192

4. Cromwell, qui n'avait pas été fait pour la représentation fut imprime

en 1817.

2. Préface de Cromwell,

de notre poëte, qui ne revienne sous une forme agrandie et extraordinaire dans ses pièces théâtrales. Ce sont des antithèses, non plus de mots, mais de rôles; un roi opposé à un brigand, un bouffon à un grand seigneur, un amour de jeune homme à un amour de vieillard. Cela était encore excusable; l'antithèse va plus loin, elle se pose violente et criarde dans la conception d'un seul personnage, dans les développements du même rôle. Qu'est-ce que Cromwell? « une sorte de Tibère Dandin. C'est M. Hugo qui l'a dit. Qu'est-ce que Hernani? un bandit plein d'honneur. Qu'est-ce que Marion Delorme? une courtisane pleine d'amour. Mais écoutons le poëte luimême.

« Quelle est la pensée intime.... dans le Roi s'amuse? La voici. Prenez la difformité physique la plus hideuse.... éclairez de tous les côtés, par le jour sinistre des contrastes, cette misérable créature; et puis jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l'homme.... le sentiment paternel; l'être difforme deviendra beau. Qu'est-ce que Lucrèce Borgia? Prenez la difformité morale la plus hideuse.... placez-la où elle ressort le mieux, dans le cœur d'une femme.... et maintenant mêlez à toute cette difformité morale, un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel.... et le monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux.... La maternité purifiant la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia. »

C'est ainsi que M. Victor Hugo compose ses personnages, d'après une espèce de formule a priori; il accumule sous le même nom deux éléments qui se repoussent. Sans doute les contradictions sont naturelles au cœur de l'homme, et c'était un des vices de la tragédie voltairienne de ne l'avoir pas senti; mais ces contrastes naissent spontanément des différents principes que renferme notre âme; il ne faut pas que le poëte les fasse entrer violemment du dehors. Ici encore la réaction fut excessive, parce qu'elle était une réaction les personnages pseudo-classiques étaient des abstractions; ceux de M. Hugo sont trop souvent des tours de force.

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