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M. Alexandre Dumas,

Dès les premiers mois de 1829 (le 11 février), un autre jeune poëte avait débuté au Théâtre-Français par une pièce conçue d'après les théories nouvelles. Le titre était : Henri III ct sa cour, drame historique et en prose. L'année suivante (30 mars 1830), il donna à l'Odéon Stockholm, Fontainebleau et Rome, trilogie dramatique sur la vie de Christine, en cinq actes et en vers, avec prologue et épilogue. L'auteur, inconnu jusqu'alors, était, comme Victor Hugo, de race militaire, il avait pour père l'un de nos braves généraux de la république et se nommait Alexandre Dumas1. Un sang de créole coulait dans ses veines : le général Dumas était mulâtre, fils d'un Français établi à Saint-Domingue et d'une femme de couleur. Il semble que toute l'ardeur du climat des tropiques avait passé dans le sang du jeune poëte, avec quelque chose de sauvage, d'insubordonné, de violemment matériel. Une grande puissance de création, une verve passionnée et sans aucun sentiment idéal, une force en quelque sorte brutale, la poésie de l'instinct et de la sensation, telles étaient les tendances qui se révélèrent de plus en plus dans la carrière dramatique de M. Dumas. Henri III était, à tout prendre, un assez faible essai. Ce drame n'avait d'historique que les costumes, les noms, des anecdotes, quelques détails de mœurs. Une intrigue des plus minces s'encadrait dans un vaste appareil de scènes ambitieuses, comme un petit pied dans un large cothurne. Le caractère de Henri III, qui ne se rattachait qu'épisodiquement à l'intrigue, était le seul qui fût saisi avec vérité, grâce peut-être à M. Vitet, qui dans ses Scènes historiques, l'avait antérieurement dessiné. La trilogie de Christine, conçue dans le même esprit, était travaillée avec plus d'art. La partie du milieu, le meurtre de Monaldeschi, offre un intérêt dramatique. Mais déjà dans cette pièce on sentait l'absence de tout élan poétique, de toute affection mo

4. Né en 1803, mort en 1870,

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rale. C'est aux nerfs des spectateurs qu'en veut le poëte: c'est le corps qui parle au corps, comme dit Buffon. Du reste, l'auteur montrait déjà cette profonde entente de la scène, cette science de l'effet que nul ne possède mieux que lui, et grâce à laquelle l'art devient facilement une lucrative industrie.

M. Dumas inaugurait ainsi la période qui suit celle où nous nous arrêtons. Après tout grand effort il y a un moment de repos et pour ainsi dire de prostration. L'école romantique, après avoir conquis pour la poésie la liberté de la forme, avait atteint son but : elle se licencia comme une armée victorieuse. L'attention publique fut appelée vers des objets plus graves, vers une nouvelle révolution (juillet 1830). Les doctrines religieuses, l'industrie, l'économie politique, l'amélioration du bien-être des masses, la fondation d'un gouvernement rationnel et juste réclamèrent toutes les pensées. La littérature avait rempli sa tâche dans le premier quart du dix-neuvième siècle, c'était maintenant le tour de l'application. De même le siècle précédent s'était divisé en deux parts: la première avait appartenu aux penseurs, la seconde aux hommes d'action. Sous la branche cadette, les lettres se contentèrent d'un rôle secondaire: elles se firent marchandise, comme tout le reste: la forme s'abaissa ainsi que la pensée : au poëme succéda le roman, au roman le feuilleton, au drame le vaudeville. Nos légères esquisses dramatiques régnèrent toujours dans toute l'Europe par le droit de l'esprit et d'une grâce maligne. Eugène Scribe', le plus fécond de nos vaudevillistes pendant et après la Restauration, jeta plus que jamais dans ses cadres fragiles et sans cesse renouvelés, la facilité inépuisable de ses conceptions, et la verve piquante de son dialogue. De Madrid à Pétersbourg on continua d'emprunter nos couplets comme nos modes. L'intelligence française ne s'était pas anéantie, elle s'était transformée. Des écrivains du plus grand talent, l'un d'eux poëte de génie dans son admirable prose, illustrèrent encore notre littérature. Mais que pouvaient-ils contre l'esprit général de l'époque? Le public ne cherchait plus dans

4. Né en 1794, mort en 1864,

les lettres qu'une distraction plus ou moins honnête, l'esprit du temps était ailleurs.

Conclusion.

Après cette course à travers les monuments littéraires de notre histoire, après avoir visité avec nous tant de pensées, tant des formes diverses, le lecteur nous demandera peut-être de conclure, ou plutôt de résumer nos conclusions. Če mobile spectacle des travaux de tous les âges n'est-il pour nous qu'une succession fortuite de phénomènes plus ou moins brillants ou bien les créations les plus libres de la fantaisie sont-elles soumises à une loi et enchaînées dans un certain ordre? La -littérature s'agite sans doute, peut-on dire qu'elle marche?

En général, nous sommes de ceux qui croient au progrès. Mais cette profession de foi demande quelques explications. Le progrès est sans doute la loi de l'individu, des nations, de l'espèce tout entière. Croître en perfection, exister en quelque sorte à un pius haut degré, c'est la tâche que Dieu impose à l'homme, c'est la continuation de l'œuvre de Dieu même, c'est le complément de la création. Mais cette croissance morale, ce besoin de grandir peut, comme toutes les forces de la nature, céder à une force plus grande; c'est une impulsion plutôt qu'une nécessité; elle sollicite et ne contraint pas. Mille obstacles en arrêtent le développement dans les individus et dans les sociétés : la liberté morale peut en ralentir ou en accélérer les effets. Le progrès est donc une loi qu'on n'abroge point, mais à laquelle on cesse quelquefois d'obéir.

Cependant plus la masse des individus est grande, plus les caprices du hasard et de la liberté se neutralisent, pour laisser prédominer l'action providentielle qui préside à nos destinées. A voir l'ensemble de la vie du monde, l'humanité avance incontestablement; il y a de nos jours moins de misères morales, moins de misères physiques que le passé n'en a connu. L'art et la littérature, qui expriment les divers états des sociétés, doivent donc participer en quelque degré à cette marche progressive.

Mais il y a deux choses dans une œuvre littéraire : d'une part les idées et les mœurs sociales qu'elle exprime; de l'autre,

vratelligence, le sentiment, l'imagination de l'écrivainque

fait l'interprète. Si le premier de ces éléments tend sans cesse à une perfection plus grande, le second est sujet à tous les hasards du génie individuel. Le progrès en littérature est donc seulement dans l'inspiration et pour ainsi dire dans la matière; il peut, il doit n'être pas continu dans la forme.

Bien plus, dans les sociétés très-avancées, la grandeur même des idées, l'abondance des modèles, la satiété du public rendent de plus en plus difficile la tâche de l'artiste. Lui-même n'a plus cet enthousiasme des premiers âges, cette jeunesse de l'imagination et du cœur ; c'est un vieillard dont la richesse s'est accrue, mais qui jouit moins de sa richesse.

Si l'on considère dans leur ensemble toutes les époques d'une littérature, on verra qu'elles se succèdent dans un ordre constant. Après celle où l'idée et la forme se sont combinées d'une manière harmonieuse, en vient une autre où l'idée sociale surabonde et détruit la forme littéraire de l'époque précédente.

Le moyen âge introduit dans l'art le spiritualisme : devant cette idée nouvelle s'envolent effrayés tous les riants mensonges de la poésie grecque. La forme classique, si belle, si pure, ne peut contenir la haute pensée catholique. Un art nouveau se forme: il ne parvient pas, de ce côté des Alpes, à la maturité qui produit les chefs-d'œuvre, mais l'Europe est alors une seule patrie: l'Italie se charge de compléter la France.

La Renaissance amène dans la civilisation des éléments nouveaux; elle ressuscite les traditions de la science antique, et cherche à les unir aux vérités du christianisme. L'art du moyen âge, comme un vase trop étroit, se brise sous les flots qui s'y précipitent. Ces idées diverses s'agitent et se combattent au seizième siècle; elles se coordonnent et arrivent à une admirable expression dans l'âge suivant.

Au dix-huitième siècle, nouvelle invasion d'idées : tout est examiné, remis en question: religion, gouvernement, société, tout devient matière à discussion pour l'école dite philosophique. La belle forme littéraire de Louis XIV s'altère encore au conflit de ces turbulentes nouveautés. La langue devient abstraite et incolore; la poésie pure se meurt, l'histoire se dessèche et se fausse.

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Une partie du dix-neuvième siècle semble prendre à tâche de reconstruire l'édifice moral et de rendre à la pensée une large forme. Le résultat littéraire de ses efforts c'est la renaissance de la poésie lyrique avec un admirable développement de l'histoire.

Un fait qui nous frappe dans cette succession d'époques alternativement agitées et calmes, actives et littéraires, c'est qu'elles précipitent leur marche à mesure qu'elles avancent. Le moyen âge dure quatre siècles, la Renaissance en compte tout au plus deux; la période monarchique est mesurée par les deux règnes de Richelieu et de Louis XIV; l'âge philosophique par celui de Voltaire; enfin l'époque réparatrice du dix-neuvième siècle semble en avoir duré à peine le quart. Les nations vivent aujourd'hui plus vite. Vingt ans suffisent où il fallait jadis plusieurs siècles: la presse est le chemin de fer des idées.

Sommes-nous rentrés depuis 1830 dans une de ces époques où les doctrines se heurtent avec violence, et produisent le désordre et la confusion, jusqu'à ce qu'une organisation puissante les pacifie en les embrassant? bien des indices nous permettent de le croire : la postérité seule pourra l'affirmer.

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