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Les yeux riants et bien faits les sourcis ;
C'est la plus belle qui oncques mais naquit.
Sur ses épaules tombent en longs replis
Ses cheveux blonds, qu'un chapelet petit
D'or et de pierres joliment lui couvrit.
Toutes les rues s'emplissent de Paris.
L'un dit à l'autre : Come belle dame à ci!
Elle devrait un royaume tenir !

Pleût à Dieu que l'empereur Pépin

L'eût à femme! nous serions tous garis (sauvés).

L'empereur Pépin l'aura en effet à femme; et pourtant ce n'est pas à lui que le père de la jeune fille l'avait destinée en

mourant :

Le riche roi Thierris

Qui navré est (Dieu lui fasse merci!)
De ses péchés s'étant bien repenti,
Ses hommes liges fait devant lui venir.
Dieu! dit le père, comme serais gari
Si Blancheflor, ma fille, eût un mari,
Un franc baron qui son bien défendit,
Sachez que m'âme plus à l'aise partist.

On lui désigna le Lorrain Garin, le plus beau chevalier de son temps:

Plus beau vassal, en ce siècle ne vis.

C'était probablement l'avis de Blancheflor; car plus tard même, devenue impératrice et femme de Pépin, elle jetait sur son ancien fiancé des regards qui n'étaient rien moins qu'indifférents.

Il eut le corps moulé et échevi (élancé):
En nulle terre plus beau que lui ne vis.
Bien le regarde la franche empéréris.
Fortement lui sied, et molt lui abélit (plaft).

Le duc de Lorraine accepte du vieillard mourant la main de Blancheflor, sous la réserve du consentement de l'empereur Pépin le mariage entraînant la transmission des fiefs, nul vassal, si haut placé qu'il soit, ne doit prendre femme sans le congé de son seigneur; mais il promet à la jeune fille, sans

condition aucune, et quel que soit son époux, la protection de son courage contre tous ses ennemis.

N'y a-t-il pas dans toutes ces peintures quelque chose de gracieux et même de touchant? On y voit poindre le sentiment chevaleresque, qui joua plus tard un si grand rôle dans la poésie du moyen âge. Ici il ne paraît encore que rarement et par exception: tout le reste est mâle, énergique et rude. Les femmes ne sont point encore sorties du gynécée antique. Les hommes seuls remplissent le poëme de leur bravoure.

Qu'ils sont braves, en effet, ces deux Lorrains, Garin et Begues, son frère! Begues surtout, comme un autre Achille, s'annonce d'abord par les désastres et les regrets de ses alliés pendant sa longue absence. Il s'approche peu à peu, ravageant des terres lointaines, et semant sur sa route la désolation et l'effroi. Et cependant toute l'armée lorraine languit au siége de Saint-Quentin, l'empereur désespère de prendre cette ville, Garin lui-même ne peut décider la victoire. Enfin, Begues arrive, la fortune change, l'ennemi tremble dans ses murs, et le vassal a protégé son empereur.

Il faut les voir tous ces bons chevaliers, le heaume en tête, le corps chargé du blanc haubert, tout resplendissants du fer de leur armure, et s'élançant d'un seul bond sur leurs forts destriers. Quelle fête pour eux qu'un combat! « Sur toutes choses un tel jeu me ravit!» s'écrie Begues. C'est en effet pour eux un jeu magnanime que la guerre. Ils se contemplent, ils s'admirent entre ennemis, le combat se confond avec le tournoi, ils se tuent sans se haïr. Le combat, toujours le combat, c'est ici, comme dans Homère, l'objet principal, l'objet continuel du poëme; et toujours le poëte, comme ses héros, retrouve de nouvelles forces pour ces luttes incessantes. Il est infatigable comme eux, et tel est l'intérêt de son récit, qu'il communique le même don à ses lecteurs.

A côté de cette générosité chevaleresque, que nous voyons déjà naître entre la gloire et le danger, se retrouvent des traces remarquables de l'antique férocité qui disparaît tous les jours, et semble déposer de l'ancienneté des traditions que chante notre épopée. Un chevalier envoie à Fromont la tête d'un des parents de ce chef qu'il a tué. Begues lui-même, le

noble, le courageux Lorrain, irrité de la cruauté de Guillaume, qui excitait Isoré, son antagoniste, à lui couper la tête, tue Isoré, et, lui prenant à deux mains les entrailles, il en frappe Guillaume au visage :

Tenez, vassal, le cœur votre cousin,

Or le pouvez et saler et rôtir.

Rien n'égale l'orgueil sauvage du baron dans son château. Ces murs épais sont sa seconde armure: ils ne font qu'un avec lui. Il n'est lui-même et tout entier que dans sa tour. Là, libre, indépendant, il brave et son roi et souvent son Dieu.

Si je tenais un pied en paradis,

Si j'avais l'autre au château de Naisil,
Je retrairais celui du paradis

Et le mettrais arrière dans Naisil.

C'est que rien n'est plus propre à enivrer l'homme du sentiment de son importance personnelle, que les guerres de ce nouvel âge héroïque où l'individu est tout, où le bras d'un seul chevalier décide du sort d'une bataille; où une armée s'enfuit à cause de la chute d'un seul homme. Alors redeviennent naturels les provocations, les combats singuliers, les hauts faits d'armes, toutes ces choses, en un mot, que la poésie semblait avoir perdues pour toujours depuis Homère.

Citons encore un passage où Jehan de Flagy (c'est l'auteur d'au moins une des branches de la chanson des Loherains) se rencontre une fois de plus avec son illustre devancier qu'il n'avait peut-être jamais entendu nommer. Nous allons voir comment l'Hector barbare se sépare de son Andromaque pour marcher aux combats. Il est vrai que cet adieu n'est pas encore le dernier. A priori c'est une beauté de moins : c'est aussi une excuse pour l'infériorité du morceau français.

Vous eussiez vu le chastel estormir (se troubler, strürmen)
Et les bourgeois aux défenses venir,

Les chevaliers armer et fer-vêtir,
Car ils pensaient qu'on dût les assaillir.

Begues s'apprête, à la hâte il le fit,
Lace une chausse, nul plus belle ne vit;
Sur les talons lui ont éperons mis;
Vêt un haubert, lace un heaume bruni.
Et Béatrix lui ceint le brand fourbi:

1

Ce fut Floberge 1 la belle au pont (garde) d'or fin.
Sire, fait-elle; Dieu qu'en la croix fut mis
Vous défende hui de mort et de péril! »
Et dit le duc « Dame, bien avez dit! »
Il la regarde, moult grand pitié l'en prit.

Relevée est de nouvel de Gérin (elle venait de donner le jou

<< Dame, dit-il entendez ça à mi:

Pour Dieu vous prie que pensiez de mon fils 2.

Elle répond: « Biaus sire, à vos plaisirs! »

[à Gérin]

On lui amène un destrier arabi (ardent, arrabbiato).
De pleine terre est aux arçons sailli (élancé);

L'écu au col, il a un épieux pris,

Dont le fer fut d'un vert acier bruni.

Mais quand Begues quitte réellement son château pour la dernière fois, quand il part pour ne plus revenir, c'est sur un autre plan que le poëte dessine la scène. La famille féodale est réunie, tranquille et heureuse. Le trouvère nous présente un tableau d'intérieur plein de charmes et de grâce; tout est en paix, tout semble sourire, et c'est à ce moment que, par un contraste terrible, le malheur va frapper cette maison.

Un jour fut Begues au chastel de Belin :
Auprès de lui la belle Biatrix.

Le duc lui baise et la bouche et la main,
Et la duchesse moult doucement sourit.
Parmi la salle vit ses deux fils venir
(Ce dit l'histoire) : l'aîné eut nom Gérin,
Et le second s'appelait Hernaudin :
L'un eut douze ans, et l'autre en avait dix.
Sont avec eux six damoiseaux de prix,

Vont l'un vers l'autre et coure et tressaillir,

Jouer et rire et mener leurs délits (amusements).

Par une observation bien vraie et bien poétique du cœur humain, au milieu de tout ce bonheur, Jehan Flagy nous

1. Le nom de son épée, dont nous avons fait flamberge.

2. Les Anglais ont conservé cette construction: You would think of my son

montre le duc qui se prend à soupirer. Il est loin de son frère, de ses amis, des bords du Rhin et de la Moselle, dans le sud de la France, ce pays étranger. Il veut aller revoir scs bons vieux Lorrains, il veut aller porter à son frère Garin un présent digne de lui, la hure d'un énorme sanglier dont la renommée n'est pas moins étendue que celle de maint vaillant baron; car c'est à deux cents lieues de là, auprès de Valenciennes, qu'il vieillit et grossit depuis plus de vingt années. En vain Beatrix, en proie à un triste pressentiment, le prie de renoncer à cette chasse :

Le cœur me dit, il ne peut pas mentir,
Si tu y vas, tu n'en dois revenir.

Begue ne tient compte de ce sombre pressentiment, il prépare sa chasse avec tout le luxe féodal: trente-six chevaliers l'accompagnent, dix chevaux le suivent, chargés d'or et d'argent; viennent ensuite la meute, les valets. Le duc va donc. partir :

A Dieu commande la belle Biatrix,

Ses deux enfants Hernaudet et Gérin.
Dieu! quel douleur! onques puis ne les vit!

On arrive à Valenciennes, la chasse est commencée. Le sanglier fatigue toute la troupe, et, après quinze lieues de poursuites, il arrive épuisé lui-même, en face de Begues, qui seul n'a point perdu sa trace:

Dessous un hêtre est le porc arrêté,
Là but de l'eau et puis s'est reposé,
Et les bons chiens sont autour lui allés.
Le porc les voit, a les sourcis levés,
Les yeux il roule, se rebiffe du nez,
Fait une hure, et s'est vers eux tourné.

Puis il éventre, il déchire les chiens, il s'élance sur Begues lui-même, qui le frappe de son épieu et l'étend mort à ses pieds. Ce n'était pas même dans cette lutte que devait périr le noble, le brave duc échappé à tant de batailles. Quelques voleurs qu'il a mis en fuite quand ils ont osé l'approcher, vont

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