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les habillemens & les meubles de fes Héros : mais il ne dit pas un mot de leurs caractéres.

Cependant je ne fais pas mention de lui pour remarquer feulement fes fautes; mais pour lui donner l'élore qu'il mérite, d'avoir été le premier Moderne en Europe qui ait fait un Poëme Epique régulier & fenfé, quoique faible, & qui ait ofé fécouer le joug de la rime. De plus, il est le seul des Poëtes Italiens dans lequel il n'y ait ni jeux de mots, ni pointes, & celui de tous ceux qui a le moins introduit d'Enchanteurs & de Héros enchantés dans fes Ouvrages ; ce qui n'étoit pas un petit mérite.

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CHAPITRE VI.

LE CAMOUENS.

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ANDIS que le Triffin en Italie fuivoit d'un pas timide & faible les traces des Anciens, le Camouens en Portugal ouvroit une carrière toute nouvelle, & s'acquéroit une réputation qui dure encore parmi fes Compatriotes, qui l'appellent le Virgile Portugais.

Camouens ; d'une ancienne famille Portugaise, nâquit en Espagne dans les derniéres années du régne célèbre de Ferdinand & d'Isabelle, tandis que Jean II. régnoit en Portugal; après la mort de Jean il vint à la Cour de Lisbonne, la première année du régne d'Emmanuel le Grand, héritier du Trône & des grands deffeins du Roi Jean; c'étoient alors les beaux jours du Portugal, & le tems marqué pour la gloire de cette Nation.

Emmanuel, déterminé à fuivre le projet qui avoit échoué tant de fois de s'ouvrir, une route aux Indes Orientales par l'Océan, fit partir en 1497. Vafco de Gama avec une Flote pour cette fameufe entreprise, qui étoit regardée comme téméraire & impraticable, parce qu'elle étoit nou velle.

Gama, & ceux qui eurent la hardieffe de s'embarquer avec lui, pafférent pour des insensés qui fe facrifioient de gaïeté de cœur. Ce n'étoit qu'un cri dans la Ville contre le Roi: tout Lisbonne vit par tir avec indignation & avec larmes ces Aventuriers, & les pleura comme morts; cependant l'entreprise réuffit, & fut le premier fondement du commerce que l'Europe fait aujourd'hui, avec les Indes par l'Océan.

Camouens n'accompagna point Vasco de Gama dans fon expédition, comme je l'avois dit dans mes éditions précédentes; il n'alla aux grandes Indes que long-tems après. Un défir vague de voïager & de faire fortune : & l'éclat que faifoient à Lisbonne fes galanteries indifcrétes, fes mécontentemens de la Cour, & fur-tout cette curiofité affez insépa➡ rables d'une grande imagination, l'arrachérent à fa patrie: il fervit d'abord volontaire fur un vaiffeau, & il perdit un œil dans un combat de mer. Les Portugais avoient déja un Vice-Roi dans les Indes; Camouens étant à Goa en fut exilé par le Vice-Roi. Etre exilé d'un lieu, qui pouvoit être regardé luimême comme un exil cruel, étoit un de ces malheurs finguliers que la deftinée réservoit à Camouens. Il languit quelques années dans un coin de terre barbare fur les frontiéres de la Chine, où les Portugais avoient un petit Comptoir & où ils commençoient à bâtir la Ville de Macao. Ce fut-là qu'il compofa fon Poëme de la découverte des Indes, qu'il intitula Lufiade, titre qui a peu de rap

port au fujet, & qui, à proprement parler, fignifie la Portugade.

11 obtint un petit emploi à Macao même, & de✯ retournant ensuite à Goa, il fit naufrage sur les Côtes de la Chine, & fe fauva en nageant d'une main, & de l'autre tenant fon Poëme, feul bien qui lui reftoit. De retour à Goa, il fut mis en prifon; il n'en fortit que pour effuïer un plus grand malheur, celui de fuivre en Afrique un petit Gouverneur arrogant & ayare. Il éprouva toute l'humiliation d'en être protégé. Enfin il revint à Lisbonne avec fon Poëme pour toute reffource. Il obtint une petite penfion d'environ 800 liv. de notre monoïe d'aujourd'hui ; mais on ceffa bien-tôt de la lui païer. Il n'eut d'autre retraite & d'autre fecours qu'un hôpital. Ce fut-là qu'il paffa le refte de fa vie, & qu'il mourut dans un abandon général.

A peine fut-il mort, qu'on s'empressa de le mettre au rang des grands-hommes. Quelques villes fe difputérent l'honneur de lui avoir donné la naiffance; ainfi il éprouva en tout le fort d'Homére. Il voïagea comme lui; il vécut & mourut pauvre, & n'eut de réputation qu'après fa mort. Tant d'exemples doivent apprendre aux hommes de génie que co n'eft point par le génie qu'on fait fa fortune & qu'on vit heureux.

Le fujet de la Lufiade, traité par un efprit auffi vif que le Camouens, ne pouvoit que produire une nouvelle efpece d'Epopée. Le fonds de fon Poëme, n'eft ni une guerre ni une quérelle de Héros, ni le

monde en armes pour une femme ; c'est un nouveau païs découvert à l'aide de la navigation.

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Voici comme il débute: Je chante ces hom „mes au-deffus du vulgaire, qui des rives occiden ,, tales de la Lufitanie, portés fur des mers qui n'a» voient point encore vû de vaisseaux, allérent „, étonner la Trapobane de leur audace: eux dont le ,, courage patient à fouffrir des travaux au-delà des ,, forces humaines, établit un nouvel Empire fous ,, un Ciel inconnu & fous d'autres étoiles. Qu'on ,, ne vante plus les voïages du fameux Troïen, qui " porta les Dieux en Italie, ni ceux du fage Grec, qui revit Itaque après vingt ans d'absence,ni ceux d'Alexandre, cet impétueux conquérant. Disparaissez drapeaux que Trajan déploïoit fur les fron"tiéres de l'Inde : Voici un homme à qui Neptune », a abandonné fon trident: Voici des travaux qui furpaffent tous les vôtres.

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Et vous, Nymphes du Tage, fi jamais, vous ,, m'avez infpiré des fons doux & touchans, fi j'ai chanté les rives de votre aimable fleuve ; don,, nez-moi aujourd'hui des accens fiers & hardis, » qu'ils aïent la force & la clarté de vos cours, » qu'ils foient purs comme vos ondes, & que déformais le Dieu des vers préfére vos eaux à celles de la fontaine facrée.,,

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De là le Poëte conduit la flote Portugaise à l'embouchure du Gange, décrit en paffant les côtes Occidentales, le Midi & l'Orient de l'Afrique, & les différens peuples qui vivent fur cette côte; il

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