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entremêle avec art l'hiftoire du Portugal. On y voit dans le troifiéme Chant la mort de la célèbre Inès de Caftro, épouse du Roi Dom Pédre, dont l'avenzure déguisée a été jouée depuis peu fur le Théâtre de Paris. C'eft à mon gré le plus beau morceau du Camouens; il y a peu d'endroits dans Virgile plus attendriffans & mieux écrits.

La fimplicité du Poëme est réhauffée par des fictions auffi neuves que le fujet. En voici une, qui, je l'ofe dire, doit réuffir dans tous les tems & chez toutes les Nations.

Lorfque la flotte eft prête à doubler le Cap de Bonne-Espérance, appellé alors le Promontoire des tempêtes, on apperçoit tout-à-coup un formidable objet. C'eft un fantôme qui s'éleve du fond de la mer, fa tête touche aux nues, les tempêtes, les vents, les tonnerres font autour de lui, fes bras s'étendent au loin fur la furface des eaux : ce monfzre, ou ce Dieu, eft le gardien de cet Océan, dont aucun vaiffeau n'avoit encore fendu les flots ; il ménace la flotte, il fe plaint de l'audace des Portugais, qui viennent lui difputer l'empire de ces mers; il leur annonce toutes les calamités qu'ils doivent effuïer dans leur entreprise. Cela eft grand en tout païs fans doute.

Voici une autre fiction, qui fut extrêmement du goût des Portugais & qui me parait conforme au génie Italien; c'eft une Ifle enchantée, qui fort de la mer, le rafraîchiffement de Gama & de fa flotte. Cette Ifle a fervi, dit-on, de modéle à l'Ile d'Ar

mide, décrite qnelques années après par le Taffe.

C'eft-là que Vénus, aidée des confeils du Pere éternel, & fecondée en même-tems des fléches de Cupidon, rend les Néréïdes amoureufes des Portugais. Les plaifirs les plus lafcifs y font peints fans. ménagement; chaque Portugais embraffe une Néréïde, & Thétis obtient Vafco de Gama pour fon partage. Cette Déeffe le transporte fur une haute montagne, qui eft l'endroit le plus délicieux de P'Ifle, & de-là lui montre tous les Roïaumes de la: terre & lui prédit les destinées du Portugal.

Camouens, après s'être abandonné fans réferve à la defcription voluptueuse de cette Ifle & des plaifirs où les Portugais font plongés, s'avife d'informer le lecteur que toute cette fiction ne signifie autre chofe que le plaifir qu'un honnête-homme fent à faire fon devoir. Mais il faut avouer qu'une Isle enchantée, dont Vénus eft la Déeffe & où des Nymphes careffent des matelots après un voïage de long cours, reffemble plus à un musico d'Amsterdam qu'à quelque chofe d'honnête. J'apprends qu'un traducteur du Camouens prétend que dans ce Poëme Vénus fignifie la Sainte-Vierge, & que Mars eft évidemment JefusChrift. A la bonne heure, je ne m'y oppofe pas; mais j'avoue que je ne m'en ferois pas apperçu. Cette allégorie nouvelle rendra raifon de tout; en ne fera plus tant furpris que Gama dans une tempête adrefle fes prieres à Jefus-Chrift, & que ce soit Vénus qui vienne à son secours. Bacchus

& la Vierge Marie fe trouveront tout naturellement enfemble.

Le principal but des Portugais, après l'établisfement de leur commerce, eft la propagation de la Foi, & Vénus fe charge du fuccès de l'entreprife. A parler férieufement, un merveilleux fi absurde défigure tout l'ouvrage aux yeux des lecteurs fenfés; il femble que ce grand défaut eût dû faire tomber ce Poëte; mais la Poëfie du ftile, & l'imagination dans l'expreffion l'ont foutenu, de même que les beautés de l'exécution one placé Paul Véronefe parmi les grands Peintres.

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Le Camouens tombe prefque toûjours dans de telles difparates. Je me fouviens que Vafco après avoir raconté fes aventures au Roi de Mélinde, lui dit: O Roi, juge fi Ulyffe & Enée ont voïagé auffi loin que moi & couru autant de périls comme fi un barbare Africain des cótes de Zanguebar favoit fon Homére & fon Virgile. Mais de tous les défauts de ce Poëme, le plus grand eft le peu de liaison qui régne dans toutes fes parties; il reffemble au voïage dont il eft le fujet. Les aventures fe fuccédent les unes aux autres, & le Poëte n'a d'autre art que celui de bien conter les détails. Mais cet art feul, par le plaifir qu'il donne, tient quelquefois lieu de tous les autres. Tout cela prouve enfin que l'ouvrage eft plein de grandes beautés, puisque depuis deux cens ans il fait les délices d'une Nation fpirituelle qui doit,en connaître les fautes.

CHAPITRE VII

LETAS SE.

TORQUATO TASSO commença sa Gierufalemme

Liberata dans le tems que la Lufiade du Camouens commença à paraître. Il entendoit affez le Portugais pour lire ce Poëme & pour en être jaloux: il difoit que le Camouens étoit le feul rival en Europe qu'il craignit. Cette crainte, fi elle étoit fincére, étoit très-mal fondée. Le Taffe étoit autant audeffus du Camouens, que le Portugais étoit fupérieur à fes Compatriotes.

Le Taffe eut eu plus de raifon d'avouer qu'il étoit jaloux de l'Ariofte, par qui fa réputation fut fi long-tems balancée, & qui lui eft encore préféré par bien des Italiens. Il y aura même quelques lecteurs qui s'étonneront que l'on ne place point ici l'Ariofte parmi les Poëtes Epiques; mais il faut qu'ils fongent qu'en fait de Tragédie, il feroit hors de propos de citer l'Avare ou le Grondeur; & quoique plufieurs Italiens en difent, l'Europe ne mettra l'Ariofte avec le Taffe, que lorsqu'on placera l'Eneide avec Dom Quichotte, & Calot avec le Corrége.

Le Taffe nâquit à Surrento en 1544. Ponziéme Mars, de Bernardo Taffo & de Portia de Roffi. La

Maifon dont il fortoit étoit une des plus illuftres d'Italie,& avoit été long-tems une des plus puiffanres. Sa grand'-mere étoit une Cornaro : on fait affez qu'une noble Vénitienne a d'ordinaire la vanité de ne point époufer un homme d'une qualité médiocre: mais toute cette grandeur paffée ne fervit peutêtre qu'à le rendre malheureux.

Son pere, né dans le déclin de fa maison, s'étoit attaché au Prince de Salerne, qui fut dépouillé de fa Principauté par Charles-Quint. De plus, Bernardo étoit Poëte lui-même ; avec ce talent, & le malheur qu'il eut d'être domeftique d'un petit Prince, il n'eft pas étonnant qu'il ait été pauvre & malheureux.

Torquato fut d'abord élevé à Naples. Son génie Poëtique, la feule richeffe qu'il avoit reçûe de fon pere, fé manifefta dès fon enfance. Il faifoit des Vers à l'âge de fept ans. Bernardo, banni de Naples avec les Partifans du Prince de Salerne, & qui. connaiffait par une dure expérience le danger de la Poëfie & d'être attaché aux Grands, voulut éloigner fon fils de ces deux fortes d'efclavages. Il Penvoïa étudier le Droit à Padoue. Le jeune Taffe y réaffit, parce qu'il avoit un génie qui s'étendoit à tout : il reçut même ses dégrés en Philofophie & en Théologie. C'étoit alors un grand honneur ; car on regardoit comme favant un homme qui favoit par eœur la Logique d'Ariftote, & ce bel art de difputer pour & contre en termes inintelligibles fur des ma-rieres qu'on ne comprend point.

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