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que vous n'avez pas même lus, des vers que vous méprisez, des fentimens que vous n'avez point ; il faut être d'un parti, ou bien tous les partis se réüniffent contre vous.

Il y a dans Paris un grand nombre de petites Sociétés, où préfide toujours quelque femme, qui dans le déclin de fa beauté fait briller l'aurore de fon efprit. Un ou deux hommes de Lettres font les premiers Miniftres de ce petit Roïaume. Si vous négligez d'être au rang des Courtifans, vous êtes dans celui des ennemis, & on vous écrafe. Cependant malgré votre mérite vous vieilliffez dans l'opprobre & dans la mifére; les places destinées aux gens de Lettres font données à l'intrigue, non au talent ; ce fera un Précepteur, qui par le moïen de la mere de fon éleve emportera un pofte, que vous n'oferez pas feulement regarder; le parafite d'un Courtifan vous enlévera l'emploi auquel vous êtes propre.

Que le hazard vous amène dans une compagnie, où il fe trouvera quelqu'un de ces Auteurs réprouvés du public, ou de ces demi-fçavans, qui n'ont pas même affez de mérite pour être de médiocres Auteurs; mais qui aura quelque place, ou qui fera intrus dans quelque Corps, vous fentirez par la fupériorité qu'il affe&tera fur vous, que vous êtes juftement dans le dernier dégré du genre-humain.

Au bout de quarante ans de travail, vous vous réfolvez à chercher par les cabales, ce qu'on ne donne jamais au mérite feul; vous vous intriguez

comme les autres pour entrer dans l'Académie Françaife, & pour aller prononcer d'une voix caffée à votre réception un compliment, qui le lendemain fera oublié pour jamais.

Cette Académie Française eft l'objet fecret des vœux de tous les gens de Lettres ; c'est une Maîtreffe contre laquelle ils font des Chanfons & des Epigrammes jufqu'à ce qu'ils aïent obtenu fes faveurs, & qu'ils négligent dès qu'ils en ont la poffeffion.

Il n'eft pas étonnant qu'ils défirent d'entrer dans un Corps, où il y a toujours du mérite, & dont ils efpérent, quoiqu'affez vainement, d'être protégés. Mais vous me demanderez, pourquoi ils en difent tous tant de mal, jusqu'à ce qu'ils y foient admis; & pourquoi le public, qui refpe&te affez l'Académie des Sciences, ménage fi peu l'Académie Française ? C'eft que les travaux de l'Académie Française font exposés aux yeux du grand nombre, & les autres font voilés ; chaque Français croit fçavoir la Langue, & se pique d'avoir du goût; mais il ne fe pique pas d'être Phyficien. Les Mathématiques feront toujours pour la Nation en géneral une espèce de mystére, & par conféquent quelque chofe de refpe&table. Des équations Algébriques ne donnent de prise ni à l'Epigramme, ni à la Chanson, ni à l'envie; mais on juge durement ces énormes recueils de vers médiocres, de complimens, de ha rangues,& ces éloges, qui font auffi faux quelquefois que l'éloquence avec laquelle on les débite. On eft fâché de voir la Dévise de l'Immortalité à la tête de

tant de déclamations, qui n'annoncent rien d'éternel, que l'oubli auquel elles font condamnées.

Il eft très-certain que l'Académie Française pourroit fervir à fixer le goût de la Nation. Il n'y a qu'à lire fes Remarques fur le Cid; la jaloufie du Cardinal de Richelieu a produit au moins ce bon effet; quelques Ouvrages dans ce genre feroient d'une utilité fenfible. On les demande depuis cent années au feul Corps, dont il puiffent émaner avcc fruit & bienséance.

On fe plaint que la moitié des Académiciens foit' compofée de Seigneurs qui n'affiftent jamais aux Affemblées, & que dans l'autre moitié il fe trouve à peine huit ou neuf gens de Lettres qui foient affidus. L'Académie eft fouvent négligée par fes propres Membres. Cependant à peine un des Quarante a-t-il rendu les derniers foupirs, que dix Concurrens fe préfentent; un Evéché n'eft pas plus brigué: on court en pofte à Versailles; on fait parler toutes les femmes; on fait agir tous les intriguans; on fait mouvoir tous les refforts; des haines violentes font fouvent le fruit de ces démarches ; la principale origine de ces horribles Couplets, qui ont perdu à jamais le célèbre & malheureux Rouffeau, vient de ce qu'il manqua la place qu'il briguoit à l'Académie. Obtenez-vous cette préférence fur vos rivaux, votre bonheur n'eft bientôt qu'un phantôme; effuïez-vous un refus, votre affli&ion eft réelle. On pourroit mettre fur la tombe de prefque tous les gens de Lettres :

Cy gît au bord de l'Hippocrène,
Un mortel long-tems abufé.
Four vivre pauvre, méprisé,

11 fe donna bien de la peine.

Quel eft le but de ce long fermon que je vous fais; eft-ce de vous détourner de la route de la Littérature? Non. Je ne m'oppose point ainsi à la deftinée; je vous exhorte feulement à la patience.

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FRAGMENT

D'UNE

LETTRE

AU MÊME,

SUR LA

CORRUPTION DU STILE.

ON fe plaint généralement que l'éloquence est

corrompue, quoique nous aïons des modèles prefqu'en tous les genres. Un des grands défauts de ce Siécle qui contribue le plus à cette décadence, c'est le mêlange des ftiles. Il me femble que nous autres Auteurs nous n'imitons pas affez les Peintres, qui ne joignent jamais des attitudes de Calot à des figures de Raphaël. Je vois qu'on affe&te quelquefois dans des Hiftoires, d'ailleurs bien écrites, dans de bons Ouvrages dogmatiques, le ton le plus familier de la converfation. Quelqu'un a dit autrefois, qu'il faut écrire comme on parle. Le fens de cette loi eft qu'on écrive naturellement : on tolére dans une Lettre l'irrégularité, la licence du ftile, l'incorrection, les plaifanteries hazardées; parce que des Lettres écrites fans deffein & fans art, sont des

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