Images de page
PDF
ePub

gination, sur cette étrange faculté qui règne dans |
nous si impérieusement, qu'elle nous rend avides
des impressions mêmes qui effrayent notre raison
et qui humilient notre orgueil. Mais ces idées lu-
gubres ont ici un autre résultat que chez les anciens.
Ils appelaient la pensée de la mort, comme un aver-
tissement de jouir du moment qui passe et qui peut
être le dernier. On conçoit au contraire qu'une re-
ligion qui ne considère le temps que comme un
passage à l'éternité peut fournir à l'éloquence des
instructions d'un ordre bien plus relevé; et nulle
part elles ne sont plus frappantes que dans Bossuet.
On pourrait dire de lui, si l'on osait hasarder des
expressions qui se présentent quand on le lit, et
qui semblent dans son goût, que nul homme ne
s'est avancé plus loin dans l'éternité, et ne s'est en-
foncé plus avant dans les profondeurs de notre
néant. Écoutez-le dans l'oraison funèbre de la prin-
cesse palatine, qui, avant sa conversion, avait joué
un si grand rôle dans les intrigues de la Fronde :

«Que lui servirent ses rares talents? Que lui servit d'avoir mérité la confiance intime de la cour, d'en soutenir le ministre deux fois éloigné, contre sa mauvaise fortune, contre ses propres frayeurs, contre la malignité de ses ennemis, et enfin contre ses amis, ou partagés, ou irrésolus, ou infidèles? Que ne lui promit-on pas dans ses besoins! Mais quel fruit lui en revint-il, sinon de connaitre par expérience le faible des grands politiques, leurs volontés changeantes ou leurs paroles trompeuses, la diverse face des temps, les amusements des promesses, l'illusion des amitiés de la terre, qui s'en vont avec les années et les intérêts, et la profonde obscurité du cœur de l'homme, qui ne sait jamais ce qu'il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu'il veut, et qui n'est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu'aux autres? O éternel roi des siècles, qui possédez seul l'immortalité! voilà ce qu'on vous préfère! voilà ce qui éblouit les âmes qu'on appelle grandes ! >>

Toutes ces idées, je le sais, ont été depuis répétées mille fois; mais que cette façon de les concevoir et de les rendre est hors de toute comparaison! Ce sont des lieux communs dans les imitateurs, je le veux; mais aussi ont-ils, comme Bossuet, ce sentiment intime, cette piété si sincèrement dédaigneuse, ce mépris atterrant qui semble flétrir à chaque mot toutes les jouissances temporelles? Et quelle plénitude de sens! Je m'en rapporte à vous, messieurs; vous venez de l'entendre, et sûrement ce que vous avez éprouvé est au-dessus de tout ce que j'en pourrais dire.

Que de mouvements heureux et oratoires lui a fournis ce sentiment qui a chez lui une force toute particulière! Il vient de relever les grandes qualités de la reine d'Angleterre : il s'écrie:

« O mère! 6 femme! 6 reine admirable et digne d'une meilleure fortune! >>

Jusqu'ici ce n'est qu'une apostrophe, une figure ordinaire; mais il ajoute,

<< Si les fortunes de la terre étaient quelque chose! »> Et ce trait jeté en passant porte dans l'âme une réflexion triste et religieuse.

Bossuet, comme tous les grands orateurs, abonde en mouvements de toute espèce: il n'a presque point d'autres transitions.

« Les malheurs de sa maison (dit-il en parlant de Madame) n'ont pu l'accabler dans sa première jeunesse ; et dès lors on voyait en elle une grandeur qui ne devait rien à la fortune. Nous disions avec joie que le ciel l'avait arrachée, comme par miracle, des mains des ennemis du roi son père, pour la donner à la France, don précieux, inestimable présent, si seulement la possession en avait été plus durable! Mais pourquoi ce souvenir vient-il m'interrompre! Hélas! nous ne pouvons un moment arrêter les

yeux sur la gloire de la princesse, sans que la mort s'y mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre. O mort! éloignetoi de notre pensée et laisse-nous tromper pour un peu de temps la violence de notre douleur par le souvenir de notre joie. Souvenez-vous donc, messieurs, de l'admiration que la princesse d'Angleterre donnait à toute la cour. Votre mémoire vous la peindra mieux avec tous ses traits et son incomparable douceur que ne pourront jamais faire toutes mes paroles. Elle croissait au milieu des bénédictions de tous les peuples, et les années ne cessaient de lui apporter de nouvelles grâces. >>

Après avoir représenté Madame, l'idole de la cour, enlevée aux adorations publiques à la fleur de son âge, et au retour d'un voyage d'Angleterre, où elle avait entre ses mains le secret de l'État, confidence honorable pour une si jeune princesse :

«La confiance de deux rois (dit-il) l'élevait au comble de la grandeur et de la gloire!»>

[graphic]

« La grandeur et la gloire ! Pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce triomphe de la mort? Non, messieurs, je ne puis plus soutenir ces grandes paroles par lesquelles l'arrogance humaine tâche de s'étourdir elle-même pour ne pas apercevoir son néant. >>

Quel caractère de style! Il est vrai que jamais sujet ne s'y prêta davantage. Dix mois auparavant, il avait prononcé devant cette même princesse l'oraison funèbre de sa mère, la reine d'Angleterre. On sait quel exorde il tira de cette circonstance, et quel fut l'effet de ses premières paroles sur une assemblée encore étourdie de ce coup affreux, de cette perte imprévue et effrayante d'une princesse qui ne mit entre la santé la plus florissante et la mort que l'intervalle de quelques heures.

J'étais done encore destiné à rendre ce devoir à très

haute et très-puissante princesse Henriette Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans! Elle que j'avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine sa mère, devait être sitôt après le sujet d'un discours semblable! et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère ! O vanité! ô néant! ô mortels ignorants de leurs destinées! l'eût-elle cru, il y a dix mois? et vous, messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu'elle versait tant de larmes en ce lieu, qu'elle dût sitôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même ? Princesse, le digne objet de l'admiration de deux grands royaumes, n'était-ce pas assez que l'Angleterre pleurât votre absence, sans être encore réduite à pleurer votre mort? Et la France, qui vous revit avec tant de joie, environnée d'un nouvel éclat, n'avait-elle plus d'autres pompes et d'autres triomphes pour vous, au retour de ce voyage fameux d'où vous aviez remporté tant de gloire et de si belles espérances? Vanité des vanités, et tout est vanité. C'est la seule parole qui me reste; c'est la seule réflexion que me permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur. Aussi n'ai-je point parcouru les livres sacrés pour y trouver quelque texte que je pusse appliquer à cette princesse. J'ai pris, sans étude et sans choix, les premières paroles que me présente l'Ecclésiaste, où, quoique la vanité ait été si souvent nommée, elle ne l'est pas encore assez, à mon gré, pour le dessein que je me propose. Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain, et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines. Ce texte, qui convient à tous les états et à tous les événements de notre vie, par une raison particulière, devient propre à mon lamentable sujet, puisque jamais les vanités de la terre n'ont été si clairement découvertes ni si hautement confondues. Non, après ce que nous venons de

voir, la santé n'est qu'un nom, la vie n'est qu'un songe, la gloire n'est qu'une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu'un dangereux amusement; tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos

se soumettre à sa souveraine puissance, s'abandonner à sa haute et incompréhensible sagesse, se confier en sa bonté, craindre sa justice, espérer son éternité. De ce côté, messieurs, si l'homme croit avoir en lui de l'élévation, il ne se trompera pas; car, comme il est nécessaire que chaque chose soit réunie à son principe, et que c'est pour cette raison, dit l'Ecclésiaste, que le corps retourne à la terre dont il a été tiré, il faut, par la suite du même raisonnement, que ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable de s'unir à Dieu, y soit aussi rappelé. Or, ce qui doit retourner à Dieu, qui est la grandeur primitive et essentielle, n'est-il pas grand et élevé? C'est pourquoi, quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n'étaient parmi nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je regardais le mauvais usage que nous faisons de ces termes. Mais, pour dire la vérité dans toute son étendue, ce n'est ni l'erreur ni la vanité qui ont inventé ces noms magnifiques; au contraire, nous ne les aurions jamais trouvés, si nous n'en avions porté le fonds en nous-mêmes. Car où prendre ces nobles idées dans le néant? La faute que nous faisons n'est donc pas de nous être servis de ces noms; c'est de les avoir appliqués à des objets indignes.

[ocr errors]

Qu'on me permette encore ici une remarque, et toujours pour faire connaître de plus en plus le caractère du style de Bossuet. Avez-vous pris garde, messieurs, à cette expression dont il se sert pour établir la seule élévation de l'homme dans son rapport intime avec Dieu? Il y a, dit-il, quelque chose en nous qui peut se soumettre à sa souveraine puissance. Ne paraît-il pas singulier d'énoncer comme un titre de grandeur une faculté de soumission? Non-seulement ce contraste d'idées et d'expressions est vraiment sublime, mais il y a ici un mérite propre à Bossuet; c'est de jeter rapidement des idées étendues sans s'arrêter à les développer.

vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout Il y a ici un grand fonds de vérités philosophiques,

ce que nous sommes. >>

Mais de la même main dont il abat l'orgueil des hommes dans les choses du monde, voyez comme il les relève aussitôt dans les choses du ciel.

<< Mais dis-je la vérité ? L'homme que Dieu a fait à son image n'est-il qu'une ombre?... Il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant, avec les impies, que notre vie n'est qu'un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans mesure au gré de ses aveugles désirs. »

Tout son discours est fondé sur cette distinction philosophique autant que chrétienne, et qu'ailleurs il développe ainsi :

<< Il faut donc penser, chrétiens, qu'outre le rapport que nous avons, du côté du corps, avec la nature changeante et mortelle, nous avons, d'un autre côté, un rapport intime avec Dieu, parce que Dieu même a mis quelque chose en nous qui peut confesser la vérité de son être, en adorer la perfection, en admirer la plénitude; quelque chose qui peut

indiqué en peu de mots. En effet, quoiqu'il y ait infiniment moins de distance de la bête à l'homme que de l'homme à Dieu, cependant l'instinct de la bête ne va pas jusqu'à connaître la prodigieuse supériorité de la raison humaine; et la raison humaine, tout imparfaite qu'elle est, s'est élevée jusqu'à l'idée de l'intelligence divine, c'est-à-dire jusqu'à l'idée de l'infini; et comme la conséquence nécessaire de cette idée est un sentiment de soumission, il est rigoureusement vrai que ce sentiment tient à ce qu'il y a de plus grand dans l'homme, à sa raison, qui a conçu l'infini.

Rousseau a exprimé précisément la même idée que Bossuet, mais d'une manière toute différente :

Etre des êtres, le plus digne usage de ma raison, c'est de s'anéantir devant toi: c'est mon ravissement d'esprit, c'est le charme de ma faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur. >>

L'un aperçoit une idée grande et vaste, l'indique

et passe; l'autre s'en saisit avec vivacité et en fait un sentiment.

On a souvent admiré dans Bossuet cette hauteur des pensées; mais ce que peut-être on n'a pas assez remarqué, c'est son expression, qui souvent dans les plus petites choses anime et colorie tout. Veut-il parler de la discrétion de madame Hen

riette :

« Ni la surprise, ni l'intérêt, ni la vanité, ni l'appât d'une flatterie délicate ou d'une douce conversation, qui souvent, épanchant le cœur, en fait échapper le secret, n'était capable de lui faire découvrir le sien. »

A quoi tient le mérite de cette phrase? A cette image si naturelle et si juste qui semble placée là d'elle-même, et qui représente le cœur humain, qui s'ouvre quand on le séduit, sous la figure d'un vase qui se répand quand on l'a penché! Voilà des images douces. Il est encore bien plus abondant en images fortes, et c'est une des propriétés de son style.

Charles Gustave parut à la Pologne surprise et trahie comme un lion qui tient sa proie dans ses ongles, tout prêt à la mettre en pièces. Qu'est devenue cette redoutable cavalerie qu'on voyait fondre sur l'ennemi avec la vitesse d'un aigle? Où sont ces âmes guerrières, ces marteaux d'armes tant vantés, et ces arcs qu'on ne vit jamais tendus en vain! Ni les chevaux ne sont vites, ni les hommes ne sont adroits, que pour fuir devant le vainqueur.

[ocr errors]

Dans l'oraison funèbre du grand Condé, de quels 'traits il peint son activité, sa vigilance, sa célérité.

A quelque heure et de quelque côté que viennent les 'ennemis, ils le trouvent toujours sur ses gardes, toujours prêt à fondre sur eux et à prendre ses avantages. Comme une aigle qu'on voit toujours, soit qu'elle vole au milieu des airs, soit qu'elle se pose sur le haut de quelque rocher, 1 porter de tous côtés des regards perçants, et tomber si sûrement sur sa proie, qu'on ne peut éviter ses ongles non plus que ses yeux : aussi vifs étaient les regards, aussi vite et impétueuse était l'attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du prince de Condé. »

Aucun des genres du style oratoire ne lui était étranger, pas même ceux qui sont d'un ordre secondaire et communément au-dessous de la trempe de son génie. Dans celui que les rhéteurs appellent tempéré, qui consiste principalement dans les ornements de la diction et dans les figures brillantes de l'amplification, dans ce genre qui est celui de Fléchier, il ne lui est pas moins supérieur que dans tout le reste. Je n'en veux pour exemple que l'apostrophe à l'île de la Conférence, où s'était conclu le mariage de l'infante Marie-Thérèse d'Autriche avec Louis XIV. L'oraison funèbre de cette reine et celle du chancelier le Tellier ne sont pas en général de la même force que les quatre autres. Le

| sujet n'en était ni aussi riche ni aussi intéressant, il convenait de le relever autant qu'il était possible par les ornements de l'art c'est là qu'ils étaient bien placés. L'île de la Conférence et l'époque du mariage de Louis XIV, l'entrevue de Mazarin et de Louis de Haro, étaient des accessoires importants pour l'orateur : ils donnent lieu à un morceau où les figures ont autant d'éclat qu'il soit possible.

|

<< Ile pacifique où se doivent terminer les différends de deux grands empires à qui tu sers de limite; île éternellement mémorable par les conférences de deux grands ministres, où l'on vit développer toutes les adresses et tous les secrets d'une politique si différente; où l'un se donnait

du poids par sa lenteur, et l'autre prenait l'ascendant par sa pénétration: auguste journée où deux fières nations longtemps ennemies et alors réconciliées par Marie-Thé

rèse, s'avancent sur leurs confins, leurs rois à leur tête,

non plus pour se combattre, mais pour s'embrasser, où ces deux rois avec leur cour, d'une grandeur, d'une politesse et d'une magnificence, aussi bien que d'une conduite si différente, furent l'un à l'autre et à tout l'univers un si grand spectacle: fêtes sacrées, mariage fortuné, voile nuptial', bénédiction, sacrifice, puis-je mêler aujourd'hui vos cérémonies et vos pompes avec ces pompes funèbres, et le comble des grandeurs avec leurs ruines ? »

Quant à ce pathétique noble qui vient de l'âme, et qu'il faut distinguer de ce pathétique doux qui vient du cœur, vous en avez vu des traits dans presque tout ce que j'ai cité : il est essentiel à l'oraison funèbre, et Bossuet en est rempli. Mais c'est surtout dans celle du grand Condé, et dans la péroraison qui la termine, qu'il s'est surpassé en cette partie. C'était aussi celle où triomphait Cicéron; mais il n'a aucune péroraison supérieure à celle-ci, qui réunit, ce me semble, toutes les sortes de beautés :

"

Venez, peuples, venez maintenant : mais venez plutôt, princes et seigneurs, et vous qui jugez la terre, et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel; et vous, plus que tous les autres, princes et princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais aujourd'hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme d'un nuage; venez voir le peu qui nous reste d'une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts: voilà tout ce qu'a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus; des figures qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et de fragiles images d'une douleur que le temps emporte avec tout le reste; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine; pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d'ardeur dans la carrière de la gloire,

ames guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites tous en gémissant: Voilà celui qui nous menait dans les hasards; sous lui se sont formés tant de renommés capitaines, que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre; son ombre eût pu encore gagner des batailles, et voilà que dans son silence son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et n'arriver pas sans ressources à notre éternelle demeure, avec les rois de la terre il faut encore servir le Roi du ciel. Servez donc ce Roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d'eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront jamais pour tout votre sang répandu; et commencez à compter le temps de vos utiles services, du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu'il a bien voulu mettre au rang de ses amis? Tous ensemble, à quelque degré de sa confiance qu'il vous ait reçus, environnez ce tombeau, versez des larmes avec des prières, et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d'un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus! et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d'exemple! Pour moi, s'il m'est permis, après, tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, o prince! le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire; votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface : vous aurez dans cette image des 'traits immortels; je vous y verrai tel que vous y étiez à ce dernier jour, sous la main de Dieu, lorsque sa gloire com. mença à vous apparaître. C'est là que je vous verrai plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroy; et, ravi d'un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple: Et hæc est victoria quæ vincit mundum, fides nostra: LA VÉRITABLE VICTOIRE, CELLE QUI MET SOUS NOS PIEDS LE MONDE ENTIER, c'est notre

Fol. Jouissez, prince, de cette gloire; jouissez-en éternelle ment par l'immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint! >>

[ocr errors]

Quel mélange de douleur et d'onction, de noblesse et de simplicité! Avouons que l'éloquence ne peut pas aller plus loin; avouons que la renommée, qui a consacré depuis un siècle le nom de Bossuet, n'a pas été une infidèle dispensatrice de la gloire. Fi

gurons-nous ce grand homme, aussi vénérable par son âge et sa belle figure que par ses talents et ses dignités, prononçant ces dernières paroles devant une cour accoutumée à recueillir avec respect toutes celles qui sortaient de sa bouche, et mêlant l'idée de sa mort prochaine à celle du héros qu'il venait de célébrer: combien ce retour sur lui-même dut paraître touchant! Sans m'arrêter à toutes les beautés de cette sublime péroraison, je ne puis m'empêcher du moins d'en observer une, qui peutêtre n'est pas très-frappante par elle-même, mais qui pourtant me paraît digne de remarque par la place où elle est : c'est, je l'avouerai, ce verre d'eau donné au pauvre, mis en opposition avec toute la gloire du grand Condé. Jamais, ce me semble, un homme ordinaire n'eût osé risquer, même en chaire, ce contraste hasardeux; mais Bossuet a senti que cette citation, toute vulgaire qu'elle pouvait être, était non-seulement autorisée par l'Évangile, mais encore ennoblie par l'humanité, à qui l'on ne pouvait rendre un plus bel hommage que de la mettre au-dessus de toute la grandeur de Condé et j'aà l'auteur. voue que je ne saurais me défendre d'en savoir gré

On a beaucoup parlé de ces prétendues inégalités, et surtout ceux qui ont affecté de poser en principe que le génie était essentiellement inégal, parce qu'au fond ils auraient bien voulu que leurs fautes de toute espèce fussent regardées comme des inégalités de génie, ont été jusqu'à rapprocher sous ce point de vue Corneille et Bossuet, qui ont entre eux d'autres rapports que j'ai indiqués, mais qui n'ont pas celui-là: il s'en faut de tout que Bossuet tombe jamais aussi bas que Corneille, et même il tombe très-rarement. On ne peut pas donner le nom de chutes à quelques morceaux moins élevés que les autres, mais dont la simplicité n'a rien de répréhensible. En général son éloquence est aussi saine qu'elle est forte; et que peut-on y reprendre, qu'un petit nombre d'expressions un peu familières, ou qui même ne le sont devenues qu'avec le temps? Par exemple, vous trouverez chez lui que la France commençait à donner le branle aux affaires de l'Europe. Ce mot, qui est bas aujourd'hui, ne l'était nullement alors. Il était employé en prose et en vers par les écrivains les plus élégants. Boileau disait, en parlant de la fortune :

On me verra dormir au branle de sa roue.

Ce mot est fréquent dans Massillon même, qui écrivit longtemps après cette époque, et dans les vingt premières années de notre siècle. Ce n'est que de nos jours que, dans le style noble, ce terme

a été remplacé par celui de mouvement, qui en luimême ne vaut pas mieux pour la prose, et beaucoup moins pour la poésie : c'est un caprice de l'usage.

« Le juste ne peut pas même obtenir que le monde le laisse en repos dans ce sentier solitaire et rude, où il grimpe plutôt qu'il ne marche. »>

Le mot propre était gravit, qui est même plus expressif, puisque gravir c'est grimper avec effort. Au sujet des troubles d'Angleterre, il s'exprime ainsi avec son énergie ordinaire :

« Ces disputes n'étaient encore que de faibles commencements, par où des esprits turbulents faisaient comme un essai de leur liberté. Mais quelque chose de plus violent se remuait au fond des cœurs : c'était un dégoût secret de tout ce qui a de l'autorité, et une démangeaison d'innover sans fin. >>

Démangeaison est du style familier : on pouvait mettre et un besoin d'innover.

Il y a une autre sorte d'expressions familières qui choqueraient dans un écrivain médiocre, parce qu'elles tiendraient de la faiblesse, et qui plaisent chez lui d'abord, parce qu'elles ne peuvent paraître une impuissance de dire mieux dans un homme dont l'élocution est ordinairement si élevée; ensuite, parce qu'elles sont de nature à faire sentir que leur extrême simplicité est ce qu'il y a de mieux pour la force du sens et le dessein de l'auteur. Un exemple me fera comprendre: La voilà telle que la mort nous l'a faite. Cette phrase en elle-même est du style familier placez-la dans un discours faiblement écrit elle fera rire. Dans Bossuet, elle est frappante de vérité et d'énergie. Pourquoi? C'est qu'après avoir dit sur le même sujet ce qu'il y a de plus relevé, il finit par ne trouver rien de plus expressif que cette locution, vulgaire il est vrai, mais qui rend si bien en un seul mot tout ce que la mort a fait de madame, que les termes les plus choisis n'en diraient pas autant. C'est ainsi que la valeur des termes dépend souvent de celle de l'auteur qui les emploie; et l'on pourrait dire, comme un proverbe de goût: Tant vaut l'homme, tant vaut la parole.

:

L'on a vu combien les taches sont légères et faciles à effacer elles sont, je le répète, très-clairsemées même dans les deux oraisons funèbres qui, par la nature du sujet, devaient être inférieures aux autres, celles de Marie-Thérèse et de le Tellier. Quant à la première, Louis XIV, au moment où elle mourut, en avait fait en une seule phrase le plus grand éloge possible : Voilà, dit-il, le premier chagrin qu'elle m'ait donné. Le discours de Bossuet ne pouvait être que le développement de ce

[blocks in formation]

beau mot, qui renferme le panégyrique le plus complet qu'un époux, et surtout un époux roi, puisse jamais faire de sa femme. Mais on sait que les vertus domestiques et modestes ne sont pas celles qui prêtent le plus à la grande éloquence, à celle qui s'adresse aux hommes rassemblés. Dans tout ce qui prétend aux grands effets, il faut quelque chose qui se rapproche du dramatique. Des désastres, des révolutions, des scènes, des contrastes, voilà ce qui sert le mieux le poëte, l'orateur, l'historien: il semble que l'homme aime mieux être ému que d'être instruit. L'éloge de la simple vertu ressemble à un beau portrait quelque parfaite qu'en soit l'exécution, il frappera beaucoup moins qu'une physionomie passionnée dans un tableau d'histoire; et c'est encore là un de ces principes généraux par lesquels tous les arts se rapprochent les uns des autres.

A l'égard du chancelier le Tellier, l'ouvrage de Bossuet offre ici un de ces exemples de l'exagération du panégyrique, contredite par la sévérité de l'histoire. Ce magistrat eut certainement des qualités estimables, et rendit des services au gouvernement dans le temps de la Fronde; mais il ne sera jamais regardé comme un modèle de justice et de vertu. La part qu'il eut à la révocation de l'édit de Nantes pouvait, je l'avoue, n'être chez lui qu'une erreur, puisque ce fut celle de presque toute la France, et même de Bossuet, qui n'y voyait que le triomphe de la religion dominante la postérité a pensé autrement, et l'on convient aujourd'hui que cette grande faute contre la politique en était aussi une contre le véritable esprit du christianisme, qui n'en reste pas moins ce qu'il est, même quand des chrétiens s'y trompent.

La France peut se vanter d'avoir en Bossuet son Démosthènes, comme dans Massillon elle a son Cicéron. Ainsi c'est à la religion que nous devons ce que la langue française a de plus parfait dans. l'éloquence; c'est à elle que nous devons Athalie, ce qu'il y a de plus parfait dans notre poésie; c'est à elle que nous devons le discours sur l'Histoire universelle, le plus beau monument historique dans toutes les langues; c'est à elle que nous devons les Provinciales, le chef d'œuvre de la critique; c'est à elle enfin que nous devons les OEuvres spirituelles de Fénelon, ce que nous avons de plus éloquent en philosophie. Voilà ce qu'a produit le siècle de la religion, qui a été celui du génie : que le nôtre avoue qu'il lui a été plus facile d'en être le détracteur que le rival, ou qu'il ose nous produire en concurrence les chefs-d'œuvre de l'impiété.

On a dit que Bossuet avait moins d'harmonie que Fléchier; je n'en erois rien: il fallait dire seu

2

« PrécédentContinuer »