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Je fais une histoire générale et non celle d'un règne. I m'a fallu resserrer en un volume la période qui s'étend de 1661 à 1690, période énormément chargée de faits et d'événements, d'actes religieux et politiques, d'œuvres littéraires. Forcé d'abréger ou d'omettre une infinité de détails, j'ai d'autant plus sérieusement examiné, pesé leur importance relative. L'histoire ne doit pas dire seulement des choses vraies, mais les dire dans la vraie mesure, ne pas les mettre toutes à la fois sur le premier plan, ne pas subordonner les grandes en exagérant les petites.

Appréciation difficile, en ce que les contemporains l'aident fort peu. Au contraire, ils travaillent tous à nous tromper en cela. Chacun, dans ses Mémoires, ne manque pas de mettre en saillie sa petite importance, telle chose secondaire, qu'il a vue, sue, ou faite.

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Nous-mêmes, élevés tous dans la littérature et l'histoire de ce temps, les ayant connues de bonne heure, avant toute critique, nous gardons des préjugés de sentiment sur telle œuvre ou tel acte dont la première impression s'est liée à nos souvenirs d'en

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fance. Nous savons beaucoup de choses, mais fort inégalement. Tel détail est pour nous énorme, et tel grand fait, appris plus tard, nous semble insignifiant. Nous sommes contrariés et désorientés quand notre histoire, nos anecdotes, certains mots de prédilection, établis dans notre mémoire depuis longues années, sont réduits à leur valeur par l'histoire sérieuse. Les on dit, par exemple, d'une dame de province, qui voit bien peu Versailles et le colore de son charmant esprit, nous sont restés agréables et chers, bien plus que les récits de ceux qui y vivaient, qui voyaient et jugeaient; je parle des courageux Mémoires de la grande Mademoiselle et de Madame, mère du Régent.

C'est une œuvre virile d'historien de résister ainsi à ses propres préjugés d'enfance, à ceux de ses lecteurs, et enfin aux illusions que les contemporains eux-mêmes ont consacrées. Il lui faut une certaine force pour marcher ferme à travers tout cela, en écartant les vaines ombres, en fondant, ou rejetant même, nombre de vérités minimes qui encombreraient la voie. Mais s'il se garde ainsi, il a pour récompense de voir surgir de l'océan confus la chaîne des grandes causes vivantes.

Connaissance généralement refusée aux contemporains qui ont vu jour par jour, et qui, trop près des choses, se sont souvent aveuglés du détail. Ils ont vu les victoires, les fêtes, les événements officiels, fort rarement senti la sourde circulation de la vie, certain travail latent qui pourtant un matin éclate avec la force souveraine des révolutions et change le monde.

La grande prétention de ce règne est d'être un règne politique. Nos modernes ont le tort de le prendré au mot là-dessus. Le grand fatras diplomatique et administratif leur impose trop. Une étude attentive montre qu'au fond, dans les choses les plus importantes, la religion prima la politique. Sous ce rapport, le règne de Louis XIV, même en son meilleur temps, est une réaction après l'indifférence absolue de Mazarin et les hardiesses de la Fronde.

La papauté remonta sous ce règne. Elle était fort déchue et un peu oubliée. Ranke l'a remarqué. Actif et influent au traité de Vervins (1598), le pape est simple spectateur, non demandé, non consulté, au traité de Westphalie (1648), et n'assiste même plus au traité des Pyrénées (1659); Mazarin lui ferme la porte, Louis XIV lui rend de l'importance. Comme évêque des évêques, le roi toujours regarde Rome; tantôt pour, tantôt contre, il s'en occupe toujours. Sous les formes hautaines d'une demi-rébellion, le roi la sert dans le point désiré, demandé cent ans par l'Église, et frappe le grand coup d'État manqué à la Saint-Barthélemy.

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La place que la Révolution occupe dans le dix-huitième siècle est remplie dans le dix-septième par la Révocation de l'édit de Nantes, l'émigration des protestants et la Révolution d'Angleterre, qui en fut le contre-coup.

Tout le siècle gravite vers la Révocation. De proche en proche on peut la voir venir. Dès la mort

d'Henri IV, la France s'y achemine. Elle ne succède à l'Espagne qu'en marchant dans les mêmes voies. Ni Richelieu ni Colbert n'en peuvent dévier. Ils ne règnent qu'en obéissant à cette fatalité et descendant cette pente.

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La conquête de quelques provinces qui tôt ou tard nous venaient d'elles-mêmes, l'établissement d'un Bourbon en Espagne qui ne servit en rien la France, ce n'est pas là le grand objet du siècle. La centralisation, si impuissante encore, un majestueux entassement d'ordonnances (mal exécutées) n'est pas non plus ce grand objet. Encore bien moins les petites querelles intérieures du Catholicisme. Dès 1668, le Jansénisme apparaît une impasse, une opposition volontairement impuissante, beaucoup de bruit pour rien. La clameur gallicane s'apaise encore plus aisément. Cette fière Église, Bossuet en tête, au premier changement du roi, fait amende honorable à Rome, se montrant ce qu'elle est, la servante de la royauté, rien qu'une ombre d'Église qui s'humilie devant une ombre.

La Révocation n'est nullement une affaire de parole. C'est une lourde réalité, matériellement immense (effroyable moralement).

L'émigration fut-elle moindre que celle de 1793? je n'en sais rien. Celle de 1685 fut très-probablement de trois ou quatre cent mille personnes. Quoi qu'il en soit, il y a une grosse différence. La France, à celle de 93, perdit les oisifs, et à l'autre les travailleurs.

La Terreur de 93 frappa l'individu, et chacun craignit pour sa vie. La Terreur de la Dragonnade frappa au cœur et dans l'honneur; on craignit pour les siens. Les plus vaillants ne s'attendaient pas à cela, et dé

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