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faillirent. C'est la plus grave atteinte aux religions. de la Famille qui ait été osée jamais. Elle eut l'aspect, étrange et inouï, d'une jacquerie militaire ordonnée par l'autorité, d'une guerre en pleine paix contre les femmes et les enfants.

Les suites en furent choquantes. Le niveau général de la moralité publique sembla baisser. Le contrôle mutuel des deux partis n'existant plus, l'hypocrisie ne fut plus nécessaire; le dessous des mœurs apparut. Cette succession immense d'hommes vivants, qui s'ouvrit tout à coup, fut une proie. Le roi jeta par les fenêtres; on se battit pour ramasser. Scène ignoble. Ce qui resta, dura pour tout un siècle, c'est l'existence d'un peuple d'hilotes (guère moins d'un million d'hommes) vivant sous la Terreur, sous la Loi des suspects.

Le déplorable dénoûment du règne de Louis XIV ne peut cependant nous faire oublier ce que la société, la civilisation d'alors, avaient eu de beau et de grand.

Il faut le reconnaître. Dans la fantasmagorie de ce règne, la plus imposante qui ait surpris l'Europe depuis la solide grandeur de l'empire romain, tout n'était pas illusion. Nul doute qu'il n'y ait eu là. une harmonte qui ne s'est guère vue avant ou après. Elle fit l'ascendant singulier de cette puissance qui ne fut pas seulement redoutée, mais autorisée, imitée. Rare hommage que n'ont obtenu nullement les grandes tyrannies militaires.

Elle subsiste, cette autorité, continuée dans l'éducation et la société par la grâce, par le caractère lumineux d'une littérature aimable et tout humaine. Tous commencent par elle. Beaucoup ne la dépassent pás. Que de temps j'y ai mis! Les trente années que je resserre ici m'ont, je crois, coûté trente années.

Non que j'y aie travaillé tout ce temps-là de suite. Mais, dès mon enfance et toute ma vie, je me suis occupé du règne de Louis XIV. Ce n'est pas qu'il y ait alors grande invention, si l'on songe à la petite Grèce (ce miracle d'énergie féconde), à la magnifique Italie, au nerveux et puissant seizième siècle. Mais que voulez-vous? C'est une harmonie. Ces gens-là se croyaient un monde complet, et ignoraient le reste. Il en est résulté quelque chose d'agréable et de suave, qui a aussi une grandeur relative.

J'étais tout jeune que je lisais cet honnête Boileau, ce mélodieux Racine; j'apprenais la fanfare, peu diversifiée, de Bossuet. Corneille, Pascal, Molière, la Fontaine, étaient mes maîtres. La seule chose qui m'avertit et me fit chercher ailleurs, c'est que ces très-grands écrivains achèvent plutôt qu'ils ne commencent. Leur originalité (pour la plupart du moins) est d'amener à une forme exquise, des choses. infiniment plus grandioses de l'Antiquité et de la

Renaissance.

Rien chez eux qui atteigne la hauteur colossale du drame grec, de Dante, de Shakspeare ou de Rabelais.

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On a très-justement vanté le caractère littéraire

de l'administration d'alors. Ses actes ont une élégance de style, une noblesse peu communes. Tels diplomates écrivent comme madame de Sévigné. Tout cela est plein d'intérêt, et je ne m'étonne pas de l'admiration passionnée avec laquelle mes amis ont publié ces documents. La valeur en est très-réelle. Toutefois ne l'exagérons pas. Derrière cette pyramide superbe des ordonnances de Colbert, derrière cette diplomatie si vivante et si amusante de Lyonne, etc., il y a bien autre chose, une puissance supérieure et souvent contraire, le maître même, son tempérament, son action personnelle qui, par moments, se jette, brusque, sans ménagements, tout au travers des idées de Colbert, n'en tient compte, parfois même semble les ignorer. Exemple (1668) : au moment où le ministre organise laborieusement son grand système commercial et industriel, le roi, bien au-dessus de ces basses idées mercantiles, écrit en Angleterre, comme un Alexandre le Grand, que, « si les Anglais se contentent d'être les marchands de la terre et de le laisser conquérir, on s'arrangera aisément. Du commerce du monde, les trois quarts aux Anglais et un quart à la France, » etc. (Négoc. de la succ. d'Esp., Mignet, III, 63.)

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On dira qu'il voulait, tromper, amuser les Anglais. Erreur. Ce n'est point une ruse. Et ce n'est pas une boutade. Sa conduite y est conséquente.

Leibnitz, jeune et crédule en 1672, s'imagine que le roi est un politique, qu'on peut le détourner de sa guerre de Hollande par la facilité de conquérir en Orient. Il ne sait pas, ou ne veut pas savoir ce que le roi et Louvois avaient dit : « C'est une guerre reli

gieuse. » Si elle eût réussi, elle commençait la croisade générale d'Angleterre et d'Europe qu'espérait l'Église de France.

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La publication de la Correspondance administrative nous a rendu un grand service. Ce n'est qu'un spécimen (4,000 pages in-4°). Les matières les plus vastes y sont réduites à quelques pièces. La grande affaire du siècle, celle des protestants et de la Révocation n'y occupe que peu de pages. Les introductions sommaires de l'éditeur, M. Depping, sont loin de suppléer à la prodigieuse quantité de pièces qu'il a écartées. Cependant du peu qu'il donne on tire de grandes lumières. Pour la première fois, on a vu le dessous, on a pu passer derrière cette colossale machine de Marly qui imposait tellement par l'immensité de ses rouages. La machine, vue ainsi, reste grande, certainement, mais plus grossière qu'on n'aurait cru. Ce sont d'énormes roues en bois, mal engrenées, dont les frottements sont fort pénibles, qui gémit, qui crie, grince, qui souvent tournerait à rebours si on n'y avait la main. Il faut qu'à chaque instant elle intervienne, cette main humaine, pour rajuster, refaire, faciliter, pour forcer un obstacle qui arrêterait. On voit même que, de temps en temps, il y a des parties de la machine qui ne vont plus; ou, si elles vont, c'est qu'elles sont poussées, et quelqu'un travaille à leur place. Le grand machinateur Colbert, à chaque instant, se fait machine et roue. On souffre, on peine à voir que généralement, sous

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cette vaine montre d'une mécanique impuissante, l'agent réel c'est un homme vivant.

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Vu par devant et à bonne distance, cela fonctionne avec des effets assez réguliers. On admire. On respecte. On se souvient de Montesquieu, du noble effort de l'homme pour ressembler à Dieu « qui obéit toujours à ce qu'il a ordonné une fois. » De près, c'est autre chose. Rien de général, la loi est peu, l'administration est tout. Dans l'administration même, certaine volonté violente intervient et trouble la règle d'exceptions fantasques. Variations d'autant plus saisissantes qu'elles contrastent avec la pose des grands acteurs, la redoutable gravité de Colbert, la majestueuse immobilité de Louis XIV. Du centre immobile, ou cru tel, part l'irrégularité. Le gouvernail, dans la main de Colbert, sous la main supérieure, à chaque instant gauchit. C'est bien, pis, après lui. Dès que le grand administrateur a disparu, l'administration, déjà surchargée, va s'emmêlant de plus en plus, elle tombe au détail des rapports individuels, dans la surprenante entreprise de diriger la France, homme par homme, diriger non-seulement la conduite, mais l'âme, la forcer de faire son salut.

Qui tient trop, ne tient rien. Les grands objets échappent. On a trop à faire des petits. Les mœurs de telle religieuse, ou telle élection de couvent occupent plus que la paix de Ryswick. La succession d'Espagne est une affaire: mais combien secondaire devant celle du quiétisme! Le testament de Charles II ne tient pas plus de place dans les pensées du roi de France que la réforme de Saint-Cyr et ses dames cloîtrées

ན་ རྒྱུ

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