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On y voyait presque une cosmogonie. Mais qu'on veuille bien ouvrir la grande Bible du x siècle, que conserve la Bibliothèque Nationale, et qui vient, elle aussi, de Saint-Martial de Limoges'; on y verra, en tête du Nouveau Testament, quelques-uns des plus magnifiques canons qui existent. Ce sont des arcs en plein cintre portés par des pilastres aux chapiteaux étranges ici, on voit une tête de lion de face à la crinière hérissée, là, un taureau tout entier. Les pilastres eux-mêmes reposent non sur le sol, mais sur des animaux qui les portent. On pense à l'art de la Perse antique et de la Mésopotamie; et il se trouve que cette première impression est parfaitement juste, car les canons de la Bible de Limoges ne sont pas autre chose qu'une imitation des canons évangéliques des manuscrits syriens, où revivaient les plus vieilles traditions de l'Asie": les oiseaux qui se jouent au-dessus des arcades, motif syrien par excellence, suffiraient à le prouver. Or, dans le manuscrit de Limoges, deux des pilastres des canons sont couverts, depuis le haut jusqu'en bas, d'animaux superposés qui se dévorent (fig. 16): ce sont des chiens ou des guépards qui s'acharnent sur des lièvres, ce sont des oiseaux aquatiques qui ont au bec un poisson, autant de motifs orientaux que l'artiste a réunis en un tout singulier.

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Que conclure de cet examen? Ne semblet-il pas évident que le sculpteur du trumeau de Souillac a connu, sinon le manuscrit de Limoges lui-même, au moins un manuscrit d'une inspiration analogue? Tout en imitant, il a eu le

1. B. N., latin 5 (2o volume).

2. Fo 134 et suiv.

3. Nous reviendrons sur ce sujet à la fin de ce chapitre.

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4. On trouvera des animaux tout à fait semblables sur une coupe assyrienne publiée par Layard.

mérite d'enchevêtrer plus habilement ses animaux, de les tresser avec plus d'art.

Fig. 16.

Phot. Catala frères.

Fragment du canon des Évangiles. Manuscrit de Saint-Martial de Limoges.

Bibl. Nat., latin 5.

Certaines pratiques de la sculpture méridionale ne peuvent s'expliquer que par l'imitation des manuscrits. Un chapiteau de Moissac nous montre dans la scène du sacrifice d'Abraham une particularité singulière: Isaac est monté sur un tertre qui semble fait d'une suite de petites vagues recourbées. Cette étrange façon de dessiner les montagnes avait été adoptée par les miniaturistes du Midi; elle se rencontre dans l'Apocalypse de Saint-Sever aussi bien que dans un beau Lectionnaire de l'école de Limoges '. Les sculpteurs ont parfois imité le procédé des miniaturistes. En Espagne, un bas-relief du cloître de Silos, étroitement apparenté à notre art méridional, représente la Descente de Croix; on y remarque que le rocher du Golgotha est fait d'une superposition de petites vagues : l'imitation n'est pas ici moins évidente qu'à Moissac.

Sont-ce là les seuls emprunts que l'art du Midi ait faits aux miniatures ? J'en entrevois beaucoup d'autres, mais les trop rares manuscrits qui se soient conservés ne nous donneraient que des à peu près. Je n'ai pas trouvé l'original exact de l'histoire de Lazare et du mauvais riche sculptée au porche de Moissac (fig. 17); je n'en suis pas moins convaincu que l'artiste s'est inspiré d'un manuscrit illustré. Voici une miniature empruntée à un manuscrit du x siècle; on y voit Abraham, coiffé d'une calotte, portant l'âme de Lazare dans son sein, et, au-dessous, le mauvais riche dans les flammes, tourmenté par les démons (fig. 18). C'est exactement la disposition et même quelques

uns des détails de la scène de Moissac. Cette opposition de Lazare assis sur les

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1. B. N., latin 9438, fo 20 vo.

2. B. N., latin 833, fo 135 vo.

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genoux d'Abraham et du mauvais riche torturé en enfer remonte haut, puisqu'elle se trouve déjà dans le manuscrit grec de saint Grégoire de Nazianze', qui est du Ix siècle, mais dont l'original remonte probablement au vre. Elle est traditionnelle chez les Grecs. Il manque, il est vrai, à tous ces manuscrits, le festin du mauvais riche, il y manque sa mort et celle de Lazare. Toutes ces scènes sont à Moissac. Mais on les trouve dans d'autres manuscrits: dans un manuscrit du xII° siècle, conservé en Autriche, et dans le fameux manuscrit alsacien de l'abbesse Herrade,

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l'Hortus deliciarum. Dans le manuscrit autrichien, qui fut sans aucun doute inconnu de nos artistes du Midi, on voit, comme à Moissac, un serviteur qui présente une coupe au mauvais riche assis à table avec sa femme. On sent une tradition, et nous devinons que le sculpteur de Moissac avait un modèle.

Mais les exemples que nous avons donnés déjà paraitront peut-être assez probants. On ne peut douter maintenant que les sculpteurs du Sud-Ouest de la France ne se soient inspirés des manuscrits et qu'ils n'aient demandé aux miniatures leurs premières leçons.

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IV

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Là aussi nous ne pourrons donner qu'un petit nombre d'exemples, car où trouver aujourd'hui les originaux dont s'inspirèrent les sculpteurs? Cependant un certain nombre de manuscrits, que le hasard nous a conservés, nous permettront de faire quelques rapprochements significatifs.

1. B. N., grec 510, f 149. Omont, Fac-Similés, Pl. XXXIV.

2. Didron, Manuel d'iconogr. grecque et latine (Guide de la peinture du Mont Athos), p. 221. La scène est conçue presque comme à Moissac.

3. P. Buberl, Die illustrierten Handschriften in Steiermark, Leipzig, 1911, 1e partie, Pl. X.

4. Hortus deliciarum, publié par les chanoines Straub et Keller, Strasbourg, 1901, Pl. XXXI bis.

En étudiant les chapiteaux de l'Auvergne, il m'a toujours semblé entrevoir derrière ces œuvres d'aspect archaïque, quoiqu'elles ne soient que du x siècle, des modèles plus anciens. On est surpris, par exemple, d'apercevoir parfois, sur la tête des personnages, des casques qui semblent remonter aux temps carolingiens.

Un chapiteau de Notre-Dame-du-Port, à Clermont, représente la bataille des Vertus et des Vices, et il n'est pas difficile d'y reconnaître la mise en scène de la Psychomachie, le fameux poème de Prudence (fig. 19). Le sujet a été souvent traité par les artistes du XII et du XIe siècle; mais les chapiteaux de Clermont présentent des particularités que nous ne trouvons pas ailleurs. Par-dessus leurs longues robes les Vertus ont endossé une armure, elles ont un casque, et elles

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portent la lance ou l'épée et le bouclier. Cette image toute militaire des Vertus nous prouve que l'artiste s'est inspiré d'un manuscrit illustré de la Psychomachie de Prudence. Ces manuscrits sont nombreux; presque tous représentent les Vertus sous l'aspect de femmes revêtues de l'armure. Dans les plus anciens, les Vertus ressemblent à des soldats romains; mais bientôt, leur armure modifiant, elles apparaissent sous l'aspect de chevaliers du haut moyen âge. Un manuscrit du x1° siècle de la Bibliothèque de Bruxelles nous les offre avec un équipement de tout point semblable à celui des Vertus de Cler

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1. Revue de l'Art chrétien, 1912, p. 261 (Paris, Champion). 3. Les miniatures de tous ces manuscrits ont été photographiées et publiées par Stettiner, Die illustrierten Prudentiushandschriften, texte et planches, 2 vol., Berlin, 1905.

3. Par exemple dans le ms. de Berne, qui est du xe siècle, mais qui reproduit un original beaucoup plus ancien.

4. Ms. n° 9968-72. Stettiner, Taf. 183.

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