Images de page
PDF
ePub

faut pas aller demander aux statues-reliquaires du plateau central le secret des origines de la sculpture.

Ce secret est ailleurs. Je voudrais montrer ici qu'à Moissac, aussi bien qu'en Auvergne, en Bourgogne ou en Provence, le bas-relief n'a guère été à l'origine qu'une transposition de la miniature. C'est là un fait fort important pour l'histoire de l'art, mais c'est un fait capital pour l'histoire des origines de l'iconographie monumentale que nous entreprenons.

II

Les sculptures de Moissac forment un des ensembles les plus anciens qu'il y ait en France. Suivant toutes les vraisemblances, elles furent terminées avant la fin du premier quart du x11° siècle'. C'est là que nous pouvons étudier l'art plastique à ses débuts. Or, ces bas-reliefs offrent avec les miniatures de certains manuscrits méridionaux des ressemblances frappantes.

Le plus célèbre de tous les manuscrits du Midi est l'Apocalypse de Saint-Sever con servée à la Bibliothèque Nationale. Ce n'est pas l'Apocalypse elle-même, c'est un commentaire sur l'Apocalypse, composé en Espagne par Beatus, abbé de Liébana. En 784, caché dans une vallée de ces monts des Asturies où venait s'arrêter l'invasion arabe, il commentait le livre de saint Jean, et semblait annoncer la fin prochaine du monde. Son livre fut adopté par l'Église d'Espagne et recopié de siècle en siècle. Autant que le texte, d'admirables miniatures contribuèrent au succès du livre : du x siècle au commencement du xi, elles furent sans cesse reproduites. Mais il ne faut pas croire que ces miniatures soient servilement copiées les unes sur les autres; loin de là. Le thème général de l'illustration est le même, mais il y a, dans le détail, une foule de variantes; l'œuvre n'a jamais cessé d'émouvoir l'imagination des artistes. Partout, cependant, on retrouve quelque chose d'étrange et de mystérieux, qui nous fait remonter bien plus haut que Beatus lui-même, jusqu'à l'Orient

3

1. Le cloître fut élevé par l'abbé Ansquitil, nous apprend une inscription, en l'année 1100. L'inscription (millesimo centeno factum est claustrum istud) indique, suivant nous, la date de la fin des travaux; car s'il s'agissait du commencement l'inscription porterait inceptum est. Les bas-reliefs des piliers et les chapiteaux des colonnettes sont donc de la fin du x1° siècle. Quant au grand portail, il fut également, suivant le chroniqueur Aymeric de Peyrac, élevé par l'abbé Ansquitil, qui mourut en 1115. Je ne vois aucune raison de douter de ce témoignage. Le portail de Beaulieu est certainement postérieur au portail de Moissac, dont il imite les rosaces. Or celui de Beaulieu, nous le montrerons plus loin (ch. v), fut imité à Saint-Denis dès 1135. On a beaucoup trop rajeuni toute cette sculpture méridionale. Les grandes œuvres de Moissac et de Toulouse sont du début du x11° siècle. 2. B. N., latin 8878. La Bibliothèque Nationale possède plusieurs autres manuscrits de l'Apocalypse de Beatus, tous postérieurs au manuscrit de Saint-Sever. On les trouvera cités plus loin.

3. Il ne subsiste plus aujourd'hui d'exemplaire de l'Apocalypse de Beatus qui remonte plus haut que le x° siècle. Le manuscrit de la cathédrale de Gérone est de 975, celui de San Millan de la Cogolla (aujourd'hui à l'Académie royale de Madrid) est également du x° siècle. Voir L, Delisle, Mélanges de paléogr. et de bibliogr., p. 117.

[graphic]

Fig. 2.

- Le Christ entre les quatre animaux et les vingt-quatre vieillards. Apocalypse de Saint-Sever.

chrétien des premiers siècles. Beatus avait beaucoup emprunté aux anciens commentateurs de l'Apocalypse; il se pourrait que ses miniaturistes aient imité l'illustration d'un manuscrit venu de Syrie ou d'Égypte.

Le livre de Beatus ne resta pas enfermé dans les monastères de l'Espagne du Nord, il fut connu de l'autre côté des Pyrénées. L'Apocalypse de l'abbaye de SaintSever a été enluminée en Gascogne, d'après un modèle espagnol, sous l'abbé Grégoire, c'est-à-dire entre 1028 et 1072. C'est un des plus magnifiques manuscrits de la série, et le miniaturiste, tout copiste qu'il fût, y a fait preuve du plus rare talent : ses beaux anges, serrés dans leurs tuniques, ressemblent presque aux dessins des vases grecs.

On ne doit point s'étonner de voir l'Espagne du Nord et la France du Sud-Ouest en rapports si étroits : depuis un siècle déjà, le pèlerinage de Saint-Jacques avait ouvert l'Espagne à la France. En 951, l'évêque du Puy, Gotescale, qui se rendait à Compostelle, s'arrêta au monastère d'Albelda, pour s'y faire copier un manuscrit'. Au siècle suivant, les grands abbés de Cluny entrèrent en Espagne et établirent leurs monastères sur les routes des pèlerins, à Saint-Jean de la Peña, à Sahagun, à SainteColombe de Burgos. Les chevaliers vinrent, à leur suite, s'enrôler dans les armées qui luttaient contre les Maures. Les livres, les œuvres d'art, les idées passaient et repassaient les montagnes. L'Espagne a beaucoup reçu de la France: l'architecture et la sculpture lui ont été apportées par les Français, mais elle leur a donné quelque chose en retour. L'Espagne arabe offrit à nos architectes du Sud de la Loire quelques motifs pleins de séduction : l'arc tréflé, l'arc polylobé, le modillon à copeaux, véritables trophées enlevés à la mosquée. L'Espagne chrétienne donna à nos monastères du Sud-Ouest ses manuscrits de l'Apocalypse, aux sujets étranges, aux couleurs splendides. L'imagination de nos artistes méridionaux s'y réchauffa. C'est un fait curieux que les manuscrits de Saint-Martial de Limoges nous montrent les rouges vifs, les jaunes safran, les bleus intenses des miniaturistes espagnols. Limoges, étape du pèlerinage de Saint-Jacques, fut en relation constante avec l'Espagne. Les émaux de Limoges sont décorés de caractères arabes, et les personnages s'y détachent sur des bleus profonds, qui ressemblent au ciel déjà africain de la Castille3.

Ces relations étroites entre la France et l'Espagne expliquent que les manuscrits de Beatus se soient répandus dans le Midi, et que leur influence ait pu se faire sentir jusqu'à la Loire.

On ne peut douter que l'abbaye de Moissac n'ait possédé une Apocalypse de

1. Le manuscrit se trouve aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale: c'est le ms. latin 2855.

2. J'ai expliqué cela plus longuement dans la Revue de l'art ancien et moderne, 1911, t. II. p. 81 et suiv. : La mosquée de Cordoue et les églises de l'Auvergne et du Velay.

3. Le Christ en majesté entre les quatre animaux des émaux de Limoges est apparenté, nous allons le voir, au Christ de l'Apocalypse de Beatus.

Beatus, car c'est à ce livre que les sculpteurs allèrent demander quelques-uns de leurs thèmes. Le manuscrit de Moissac devait ressembler beaucoup au manuscrit de Saint-Sever, mais il en différait aussi, comme nous le verrons, sur quelques points. L'admirable tympan de Moissac représente le Christ en majesté entre les quatre animaux; il est accompagné

[graphic]

des vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse, assis sur leurs trônes et portant des coupes et des violes : c'est le Fils de l'Homme, tel qu'il apparut à saint Jean (fig. 1).

Cette grandiose image se montre d'abord dans les basiliques de Rome, puis dans les manuscrits carolingiens; mais ni les mosaïques de Rome, ni les miniatures carolingiennes ne ressemblent au tympan de Moissac. A Rome, comme dans les manuscrits carolingiens, les vieillards de l'Apocalypse sont debout et présentent leurs couronnes à un agneau', ou à un simple buste du Christ. Il est clair qu'il n'y a pas, entre ces œuvres et le tympan de Moissac, un lien de parenté véritable.

D'où vient donc ce tympan de Moissac, qui semble

se présenter à nous sans ancêtres? Est-ce une création

[blocks in formation]

des sculpteurs du xir° siècle? On ne saurait être tenté de le croire quand on connaît l'Apocalypse de Beatus.

Une des plus belles pages du manuscrit représente le Christ en majesté ; les quatre animaux l'accompagnent. Autour de lui les vingt-quatre vieillards forment

I. Mosaïque de Sainte-Praxède et miniature du Codex Aureus de Ratisbonne.

2. Mosaïque de Saint-Paul-hors-les-murs.

3. Gazette archéologique, 1887, Pl. 20 (Paris, Librairie centrale des Beaux-Arts).

un grand cercle; ils sont assis sur des trònes, ils ont la couronne sur la tête, ils tiennent d'une main une coupe et de l'autre une viole, leurs regards sont tournés vers l'éblouissante vision, dont ils soutiennent l'éclat; autour d'eux des anges volent dans le ciel (fig. 2).

Voilà le modèle du sculpteur de Moissac. C'est à un manuscrit, qui ressemblait beaucoup à celui-là, qu'il a emprunté ces vieillards de l'Apocalypse, d'un type si

[blocks in formation]

nouveau. Ce n'est, en effet, que dans les manuscrits de Beatus que nous les rencontrons, avec leurs couronnes, leurs coupes, leurs violes semblables à des guitares espagnoles, leurs trônes de menuiserie. Des miniatures, ces belles figures de vieillards ont passé, presque sans changement, dans l'art monumental; le sculpteur, ne pouvant les disposer en cercle, les a étagées aussi haut qu'il l'a pu, des deux côtés du Christ.

Le Christ de Moissac, il est vrai, ne ressemble pas tout à fait à celui du manuscrit : il ne porte pas le long sceptre qu'il a dans l'Apocalypse de SaintSever. Mais il se peut fort bien que la miniature qui a servi de modèle au sculpteur ait été un peu différente, et voici ce qui me le fait croire. On conserve

[graphic]

à la cathédrale d'Auxerre deux dessins du commencement du xir siècle ', dont l'un représente le Christ en majesté entouré des vingt-quatre vieillards (fig. 3). Ces dessins, comme la suite nous le montrera encore plus clairement, viennent du Midi. Le Christ en majesté, entouré des vingt-quatre vieillards assis, portant la viole et la coupe, n'a pu être copié que dans un manuscrit de Beatus. Un petit détail lèvera tous les doutes. L'aigle, qui est à la gauche du Christ, porte dans ses serres non pas un livre, comme les autres animaux évangéliques, mais un rouleau. Or cette singularité

1. Ils ont été publiés par M. Prou dans la Gazette archéologique, 1887, t. XII,

p. 138.

« PrécédentContinuer »