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indiqua ses moyens d'action. Sa devise, c'était la réformé électorale; ses moyens d'action, c'étaient la coalition de toutes les fractions de l'opposition, depuis la gauche radicale jusqu'au centre gauche, et l'agitation propagée par des assemblées. On put voir, dès l'abord, M. Duvergier de Hauranne prendre place, au banquet du Château-Rouge, à côté de MM. Recurt et Pagnerre. Cette imposante manifestation réunit plus de douze cents électeurs de Paris, et un grand nombre de députés (9 juillet). Elle trouva de l'écho sur beaucoup de points de la France. Mais l'alliance momentanée des hommes sincèrement dévoués aux institutions monarchiques et constitutionnelles avec les repré sentants des théories radicales ne devait pas tarder à porter ses fruits.

Dans un autre banquet donné à Mâcon, le 18 juillet, l'illustre auteur des Girondins, M. de Lamartine, qui, pendant toute la session, n'avait pas une seule fois pris la parole, donna cours aux opinions avancées dont ses études récentes sur l'histoire de la Révolution française avaient été comme le prélude. Le suffrage universel sans exception de fortune, de profession, d'éducation, la liberté illimitée de la presse, tel fut le nouveau programme politique déroulé par celui qui autrefois avait été l'un des plus nobles soutiens du trône de juillet, et qui, aujourd'hui, mettait son incomparable éloquence au service des doctrines les plus radicales.

Dans quelques autres réunions, l'omission calculée du toast au Roi donna aux manifestations réformistes une signification nouvelle que ne put accepter l'opposition dynastique. Ainsi, le 7 novembre, à Lille, M. Odilon Barrot, plusieurs députés et quelques membres du conseil général, invités à prendre part à un banquet, durent se retirer devant la prétention de la majorité à donner, par un silence expressif, un caractère extra-légal à la manifestation qui se préparait. M. Ledru-Rollin, seul, ne crut pas devoir s'abstenir.

Quoi qu'il en soit, et malgré cette scission d'un moment qui ne fut peut-être pas sans influence sur les manifestations sui

vantes, près de soixante et dix banquets eurent lieu dans l'intervalle des deux sessions; dans aucun d'eux l'ordre public ne fut troublé, et il en résulta pour la France l'opinion qu'un sentiment général commençait à se former sur cette question.

D'autres manifestations plus sérieuses, parce qu'elles représentaient mieux encore l'état véritable des esprits, avaient eu lieu dans les conseils généraux. Là s'étaient montrées de notables tendances à poursuivre des améliorations tant administratives que politiques. Les hommes les plus conservateurs avaient trouvé excessif le nombre des fonctionnaires siégeant à la Chambre beaucoup ne voyaient, dans l'adjonction des capacités, qu'un développement naturel de l'esprit de la Charte; d'autres, enfin, envisageaient les changements judicieux qui pourraient ètre faits à la loi de 1831 comme un gage de stabilité, comme un moyen habile et sûr de combattre les théories des partis extrèmes. De pareils sentiments ne devaient-ils pas être pris en sérieuse considération?

L'attention publique fut douloureusement préoccupée de nombreuses accusations de corruption qui, après avoir défrayé la polémique quotidienne, deviurent le texte de débats parlementaires. Jamais tant de faits déplorables n'avaient été mis au grand jour, et il sembla qu'une triste fatalité les eût amoncelés et comme mis en réserve pour les faire éclater tour à tour. Deux affaires de malversations dans la manutention des vivres ouvrirent cette déplorable liste.

La première fut celle de Rochefort. Dans les divers ateliers et magasins de la marine, des connivences frauduleuses avaient lieu depuis longtemps entre les employés et les fournisseurs. L'absence de contrôle avait rendu possibles des vols énormes et des sophistications préjudiciables à la santé de nos marins. Enhardis par une longue impunité, les coupables pratiquaient ces manœuvres avec une audace inouïe.

Le 13 janvier, la cour d'assises de la Vienne rendit son jugement dans cette affaire. Cinq accusés sur trente-six furent déclarés coupables et condamnés à l'emprisonnement et à l'amende

à divers degrés. Pendant le cours de ce long procès, qui avait dévoilé une série de fraudes pratiquées dans les magasins des subsistances, au détriment de la santé et du bien-être de nos marins, on fut frappé moins de la hardiesse des vols commis que de la sécurité de conscience de ceux qui les commettaient. On put croire que la tradition de la fraude était en quelque sorte établie dans cette administration et qu'on la pratiquait sans remords, comme si l'usage l'avait rendu légitime.

Une série de fraudes de même nature fut découverte également dans la manutention de Paris.

Dans les derniers jours de l'ancienne législature, sur la proposition de M. Lanjuinais, la Chambre des députés avait déclaré, dans un ordre du jour motivé, que les ministres de la guerre et de la justice auraient à rendre compte, dans les premiers jours de la session suivante, des mesures administratives et judiciaires qui auraient été prises à l'occasion des complices du déficit Bénier.

Cet homme, directeur, pour le compte de l'État, de la manutention générale des vivres, faisait acheter et garder en magasin les blés et les farines employés dans la confection du pain nécessaire à la garnison de Paris; mais, profitant de la confiance qu'avaient en lui ses supérieurs, il spéculait avec l'argent de l'administration. Lorsque après sa mort on vérifia l'état de sa caisse et des magasins confiés à sa garde, on trouva un déficit qui s'élevait à plus de 300,000 francs. Ce qui donnait dans cette affaire, à la responsabilité administrative, une gravité extrême, c'est que Bénier avait été exempté de fournir le cautionnement qu'on exige de tous les agents comptables.

Une enquête fut ouverte à ce sujet. Elle eut pour résultat de faire mettre à la réforme, comme coupable d'un défaut de surveillance et d'une négligence impardonnable, M. l'intendant militaire Joinville. M. Boissy d'Anglas, intendant militaire de la première division, fut admis à faire valoir ses droits à la retraite.

Restait l'enquête judiciaire, dont les résultats pourraient pro

voquer des mesures bien autrement sévères contre ceux qu'elle désignerait à la justice.

A ces déprédations scandaleuses succédèrent les révélations du procès de la cour d'assises où fut jugé M. Drouillard. Le député de Quimperlé fut convaincu d'avoir acheté à prix d'argent son élection.

Quelque temps après, M. Boutmy, ayant été nommé membre du conseil général de la Creuse par le canton de Pontarion, fut, avec quatre autres personnes, appelé devant la cour d'assises de la Creuse, sous la prévention de vente et d'achat de suffrages. Tous les prévenus furent absous par un verdict du jury.

Dans le cours de ce procès on put entendre un procureur général s'écrier : « La corruption électorale n'est plus un vain mot; le mal existe, il est flagrant. »

Un incident singulier continua la série de révélations ou d'accusations bien ou mal fondées qui servirent à l'opposition d'arme constante contre le ministère. Le gérant du journal la Presse, M. Emile de Girardin, député, fut appelé par la Chambre des pairs, comme prévenu d'offense envers elle. L'article incriminé avançait qu'il avait été vendu, au profit du journal l'Époque, des promesses de pairie pour la somme de 80,000 francs. Cet article, à la date du 12 mai, contenait le passage suivant : «Que sommes-nous? un faible journal qu'il n'a dépendu ni de M. Hébert, ni du ministère, de ruiner et de détruire, à qui on a fait un procès qui lui a coûté 170,000 francs, à qui l'on a suscité une concurrence qui a vécu pendant onze mois au prix de 1,100,000 francs, sans y comprendre le trafic des priviléges de théâtre qui se vendaient 100,000 francs, des promesses de pairie qui se vendaient 80,000, des titres de noblesse, des croix d'honneur, des audiences et même des sourires de ministres. >>

Trois semaines s'étaient écoulées depuis la publication de cet article, lorsque M. de Pontois, ancien ambassadeur de France à Constantinople et à Berne, et l'un des membres les plus nouveaux de la Chambre des pairs, déposa, le vendredi 4 juin, sur

le bureau de M. le président, une proposition à l'effet d'obtenir de la Chambre des députés l'autorisation de poursuivre le gérant de la Presse.

M. de Girardin remit à la commission de la Chambre des députés, nommée pour prononcer sur l'autorisation de poursuites, une note qui désintéressait entièrement la Chambre des pairs. Il maintenait, en termes catégoriques, l'allégation avancée dans l'article dont il se reconnaissait l'auteur, mais il repoussait jusqu'à la pensée d'avoir voulu porter atteinte à l'honneur de la noble Chambre. Au reste, M. de Girardin crut devoir déclarer qu'en administrant la preuve du fait allégué, il croirait manquer à la pairie, puisqu'il attacherait un de ses membres au pilori, ou que s'il livrait le nom de la personne qui avait reçu une promesse à prix d'argent, il ne le pourrait sans nuire à cette personne.

L'autorisation de poursuites fut accordée le 18 juin, et le 22, M. de Girardin dut comparaître devant la Chambre des pairs.

Dans cette circonstance, la Chambre des députés se montra surtout animée d'un sentiment louable. Elle prouva que, si elle était justement jalouse de ses propres prérogatives, elle avait un respect sincère pour les droits constitutionnels de l'autre Chambre. Elle ne voulut pas, comme quelques-uns le lui demandaient, substituer sa propre appréciation à celle de la pairie, qui seule avait le droit de juger si elle était réellement offensée.

Déjà, pendant le débat relatif à la demande en autorisation, des révélations avaient eu lieu, des lettres avaient été produites. L'une était adressée au Roi, par le lieutenant général comte de Girardin, l'autre avait été écrite par M. Émile de Girardin à une personne qui était reste inconnue. La première avait pour date le 25 janvier 1846; la seconde, le 23 juillet 1848. Il résultait de ces documents, dont le second avait été lu par M. le ministre des affaires étrangères, qu'un homme important avait été compromis, et qu'afin d'obtenir pour lui la dignité de pair, un journal s'était mis à la discrétion d'un cabinet.

L'autorisation accordée par la Chambre élective était déjà une

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