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Cette continuité, qui enveloppe à la fois le développement des choses dans le temps et dans l'espace, supprime simplement la question de savoir si toute cause a plusieurs effets, ou si tout phénomène a plus d'effets que de causes. Sans doute, on peut toujours se figurer l'univers comme formé de fils élémentaires représentant les séries des événements; mais, en ce cas, on est obligé de faire croître à l'infini le nombre des causes combinées, et, comme dit admirablement un mathématicien philosophe, « les faisceaux de lignes concourantes par lesquelles l'imagination se représente l'enchaînement des phénomènes dans l'ordre de la causalité, semblables à des faisceaux de rayons lumineux, deviendraient alors comme des masses qui se pénètrent, s'épanouissent et se concentrent, sans qu'il y ait de solution de continuité dans leur tissu. >>

16. On ne peut donc déduire du principe de causalité la nécessité d'une différenciation, en vertu de la multiplication des effets. Il reste à faire voir qu'on ne peut pas davantage la tirer de la permanence de l'énergie, en vertu de l'instabilité de l'homogène. Selon ce principe, tout ce qui est homogène serait prêt à changer d'état à la moindre secousse venant du dehors, comme un bâton debout sur son extrémité inférieure ; et ce changement d'état ne pouvant avoir lieu sans affecter différemment les divers éléments composants, il devrait s'ensuivre la destruction de l'unité primitive, devenue par ce seul fait hétérogène. L'énergie, tant celle du dedans que l'énergie additionnelle qui a produit ce bouleversement, est une chose qui ne peut se perdre. Il faut donc qu'elle se redistribue dans le corps en question. Cette redistribution n'est pas uniforme non plus, puisqu'elle se fait dans un

1. Premiers principes, ch. xix, § 149.

milieu irrégulier. Irrégulière elle-même, elle ajoute encore à la complexité qui la divise, et l'hétérogénéité va croissant '. « Les changements continus qui caractérisent l'évolution, en tant qu'ils sont constitués par le passage de l'homogène à l'hétérogène, et du moins hétérogène au plus hétérogène, sont des conséquences nécessaires de la persistance de la force. >>

Cette déduction est inexacte. L'homogénéité absolue n'existe pas en fait, mais elle est concevable théoriquement; et dans l'espèce, l'idée pure d'espace en fournit un assez bon exemple. Or, rien n'est plus immuable: si nous concevons aisément des changements de figures ou des déplacements d'objets dans l'espace, nous savons bien que l'espace lui-même ne change pas, sans quoi il n'y aurait plus de géométrie. Et même, à le prendre plus rigoureusement, il faudrait dire qu'en pareil cas, le changement lui-même n'a pas de sens en vertu de leur homogénéité, les parties de l'espace ne pourraient se déplacer sans se remplacer exactement dans toutes leurs propriétés. Jamais pareil mouvement ne serait discernable, ni même intelligible, puisqu'il irait de l'identique à l'identique. Le plus haut degré d'homogénéité est donc le plus haut degré de stabilité.

Passons aux agrégats réels que l'on prend ici pour exemples. Un fer rouge se refroidit plus vite à la surface qu'au centre, un morceau de cuivre exposé à l'air se recouvre de vert-de-gris ils deviennent ainsi plus hétérogènes. — Le défaut de la preuve est visible; ce n'est pas en tant qu'homogènes qu'ils se différencient de cette façon ; c'est précisément en tant qu'ils sont déjà hétérogènes, qu'ils ont un intérieur et un extérieur, des molécules entièrement contigues à d'autres molécules de mème espèce, et des molécules en parties con

1. Premiers Principes, § 155.

tigues à des corps voisins et différents d'elles'. Quand une pluie d'automne différencie le feuillage jaunissant des arbres, emportant les feuilles sèches sur le sol et respectant celles qui vivent encore, pourquoi cette force unique agit-elle ainsi différemment sur les parties mortes et vivantes? Est-ce parce qu'elles sont homogènes? Ou n'est-ce pas parce qu'elles ont déjà cessé de l'être? Et si quelques feuilles ellesmêmes ont déjà perdu cette commune vigueur qui les faisait verdir au printemps, n'est-il pas visible que cette différenciation provient de ce qu'elles ne recevaient identiquement ni la sève, ni la lumière, ni les intempéries du ciel? Elles ont donc subi des actions différentes, parce qu'elles étaient différentes; la force extérieure et incidente n'a fait que manifester plus visiblement la distinction latente des conditions et des états. C'est l'hétérogène qui est instable parce que sa diversité le fait réagir diversement sur toute cause pertur

batrice.

Dans les corps chimiques, les moins complexes sont généralement aussi les plus stables; et lorsqu'on en trouve quelqu'un dont la stabilité est absolue par rapport à nos moyens d'observations, on l'appelle un corps simple. Les plus instables au contraire sont en général les plus hétérogènes presque tous les composés qui contiennent un grand nombre d'atomes sont faciles à détruire; ce qu'on nomme la chimie organique en fournit une foule d'exemples. Et ce n'est pas seulement une hétérogénéité confuse et désordonnée; c'est bien cette hétérogénéité spécialisée, cohérente et définie qui sert partout à caractériser la différenciation intégrée et la spécialisation des fonctions; une diversité

1. Et même, ce refroidissement ou cette oxydation ne sont une différenciation que pour le morceau de métal isolément considéré; ce qui est illégitime puisque le phénomène ne se produirait pas sans un milieu différent. Et dès lors si l'on considère, en bloc, le morceau de métal et son milieu, le phénomène est au contraire une assimilation.

concentrée sur elle-même, organisée et systématique. La même chose se voit dans les plantes. Les plus robustes sont les plus simples; celles dont les fonctions sont délicates et complexes ne peuvent pas supporter la gelée, dont s'inquiè tent peu les mousses. Et pour détruire l'équilibre chancelant des êtres supérieurs, il ne faut qu'un grain de sable; la savante hétérogénéité du corps humain le met à la merci d'une piqûre d'aiguille bien placée: tout l'édifice croule en un moment parce qu'il est trop multiple et trop solidaire dans ses parties.

17. La vérité est donc que les êtres de tout ordre sont, en règle générale, instables en tant qu'hétérogènes et stables en tant qu'homogènes. Mais peut-être cette instabilité de l'hétérogène doit-elle le conduire nécessairement à prendre une diversité de plus en plus grande ? L'objection est grave; car si elle était fondée, la différenciation devrait croître continuellement. Tout événement nouveau rendrait le monde plus varié, et la loi de l'univers serait bien quand même, en définitive, le passage d'une unité et d'une ressemblance plus grandes à une plus grande complexité de fonction et de structure, c'est-à-dire une évolution.

Mais nous avons déjà démontré que la multiplication des effets, à supposer qu'elle se manifestât dans l'expérience, ne pouvait se déduire a priori ni du principe de causalité, ni de celui de la permanence de l'énergie, qui en est la forme mécanique. Les deux tentatives de déduction se confondent ici; car, à vrai dire, l'instabilité de l'homogène n'est qu'une formule nouvelle préparant l'esprit au principe de la multiplication des effets, et l'y amenant en pente douce. Il en faut toujours venir là pour achever la démonstration, et s'y noyer dans la continuité des causes, qui n'autorise aucune anticipation nécessaire du sens ou marcheront les choses réelles.

Malgré l'apparente diversité des formules, il n'y a point en effet de différence entre le principe de la causalité, invoqué tout d'abord, et le principe de la conservation de l'énergie, qui paraît fournir un fondement nouveau à la déduction. L'un est plus général et plus vague: il convient à tous les ordres de changements, et paraît même pouvoir s'étendre jusqu'aux rapports de l'absolu et du relatif, du phénomène et du noumène, dans lesquels on l'a souvent introduit. L'autre est plus rigoureux, en même temps que plus spécial ; il est l'expression mathématique que revêt le principe de causalité dans les changements quantitatifs; mais il n'en reste pas moins une autre formule de la même nécessité logique. La cause d'un phénomène est ce qui le produit ; et ce qui le produit est ce qui préexistait sous une autre forme; la combustion du charbon est la cause de la marche d'un train parce que l'énergie communiquée aux roues de toutes les voitures était d'abord contenue dans la masse du combustible. La cause de la chaleur est le travail mécanique, choc ou frottement, qui lui fournit son énergie. Si les corps légers remontent à la surface de l'eau, la cause en est dans la poussée du liquide, qui descend à mesure qu'ils montent. Dans le monde physique, considéré comme un problème de statique et de dynamique, la causalité se confond donc absolument avec la conservation de l'énergie; et cela est si vrai que les sciences physiques n'usent presque plus jamais de la notion de cause, sinon comme d'une approximation un peu grossière, qui doit céder la place tôt ou tard à la formule mathématique, seule vraiment adéquate au besoin qu'a l'esprit de rapporter le changeant à quelque chose d'immuable, le divers à la répétition d'éléments identiques, et de réaliser ainsi l'homogénéité de l'univers.

18. Non seulement la différenciation n'a pas été rat

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