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dangers menaçants du morcellement scientifique. Et ces trois ordres de considérations sont toute la philosophie.

Or, il y a, dans la méthode des sciences physiques et morales, deux tendances actuellement en conflit, qui suscitent des écoles antagonistes, et souvent se combattent à l'intérieur d'un même esprit. L'une est le naturalisme, cherchant avant tout l'unité dans les lois du monde, admettant que la vie morale est le prolongement de la vie physique, et l'organisme social, une répétition sur une plus vaste échelle de l'organisme physiologique. C'est l'idée dominante de l'école célèbre qui ramène tous les faits à la loi d'évolution, et dont la méthode consiste à transporter dans l'étude de l'art, de la morale et de la société, les découvertes et les hypothèses de la biologie. Ce monisme a eu son centre en France au XVIIIe siècle; en Angleterre, au xix"; il semble en ce moment avoir jeté une racine profonde aux États-Unis. - La doctrine adverse appuie ses méthodes sur l'opinion contraire: elle croit qu'il y a, dans les phénomènes et les lois du monde, deux actions opposées, dont l'une prédomine dans la vie instinctive et matérielle, l'autre dans le développement intellectuel et moral. Elle oppose les principes de la raison aux sensations, et le droit aux luttes naturelles. Elle n'admet entre l'animal et la société qu'une analogie temporaire et limitée, définie par la mesure où cette dernière évolue sous des influences encore inconscientes et automatiques. Elle prépare des formules qui laissent place à la marche inverse, et considère toute transformation non comme une droite, mais comme une trajectoire, courbée par deux tendances antagonistes: la loi de la nature et celle de la volonté réfléchie. Cette opposition paraît avoir été l'idée dominante de la philosophie de Platon, du bouddhisme et du christianisme, par qui elle demeure encore active en face de l'idée contraire.

Nous voulons essayer d'examiner, et, s'il se peut, de déterminer, par des considérations expérimentales et logiques, quelle est la plus scientifique de ces deux méthodes; et, de ces deux idées directrices, laquelle est vraie.

CHAPITRE PREMIER

DÉFINITIONS

2. Nous entendons par dissolution, dans les choses qui se transforment, toute série de changements de sens contraire à ceux qui constituent l'évolution. Si, par exemple, la formation et la centralisation d'un être composé sont, comme on s'accorde généralement à le dire, des phénomènes évolutifs, la décentralisation de cet organisme et la reprise de liberté des éléments qui le composent seront justement appelées dissolution.

Ces deux termes, et leur usage antithétique, ont été établis dans la langue des sciences et de la philosophie par l'ouvrage de M. Herbert Spencer sur les Premiers principes. Il serait difficile de les changer. Ils sont pourtant malheureux l'un et l'autre, en ce qu'ils éveillent facilement des associations d'idées fort éloignées de ce qu'ils représentent. «< Au sens ordinaire, dit M. Spencer lui-même, évoluer, c'est se dégager, se développer, se déployer, s'ouvrir, se dilater, répandre au dehors, émettre; tandis que, au sens que nous lui donnons, l'acte de l'évolution, tout en impliquant l'accroissement d'un agrégat complet, et, par conséquent, une expansion de cet agrégat, implique que les matières qui le composent ont passé d'un état plus diffus à un état plus concentré, en un mot qu'il s'est contracté. Le mot antithétique involution

exprimerait plus fidèlement la nature de l'opération, et en rendrait mieux les caractères secondaires'. »

Et, d'autre part, le mot dissolution trompe peut-être plus encore l'imagination. Puisqu'il s'oppose à l'«< involution », il devrait représenter surtout l'abandon de l'être qui se communique aux autres, qui rayonne autour de lui, qui se dépense au dehors; en face des idées d'accroissement vital et de nutrition égoïste, il devrait éveiller celles de génération, d'altruisme et de fécondité. Il n'en est rien. Le mot appelle au contraire à l'esprit des images déplaisantes et sous-entend une sorte de désapprobation. Il s'applique bien à l'individu que les forces extérieures décomposent et dispersent, non pas à celui qui se donne de lui-même, qui combat ou supprime en lui, volontairement, ses tendances à la centralisation. Dissolution, dans les mœurs, est synonyme de corruption et d'immoralité. Pour un pays, pour une institution, c'est la décadence; pour un être vivant, c'est la pourriture finale. Partout le mot porte avec lui l'idée de la dégradation, de la déchéance et de la mort. De là vient peut-être aussi que les évolutionnistes, tout en reconnaissant son rôle en principe, en font si peu de cas dans l'application. Tandis que l'évolution leur parait être la loi fondamentale de l'univers, dans l'ordre purement matériel comme dans l'ordre physiologique, dans la pensée comme dans le devoir, ils n'attribuent à son contraire que la valeur d'un temps d'arrêt, d'un recul accidentel, aussitôt réparé d'ailleurs par la grande nécessité du progrès. La dissolution ne présente, dit-on, « aucun des aspects si intéressants et si variés de

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1. Les Premiers principes, trad. Cazelles, 257-258. Paris, F. Alcan. Le mot involution est au contraire employé par certains évolutionnistes allemands, notamment Goette et Weismann comme synonyme de dissolution. Il en est de même de sa transcription grecque vzpon, entropie, mot employé par Clausius dans le sens de dissolution mécanique. Voyez plus bas, § 26.

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l'évolution ' ». On peut en dire quelques mots, il serait inutile d'en suivre le détail. En fait, ils ne la font intervenir ni dans l'explication des phénomènes physiques, ni dans la transformation des êtres vivants, ni dans la production de la raison, ni dans celle de la moralité. Le dualisme scientifique qu'ils semblaient professer d'abord s'évanouit donc dans l'unité par la suppression d'un de ses termes; pour cette philosophie, toute la suite des transformations de l'univers progresse en un sens toujours le même, fixé par la loi d'évolution.

Peut-être chemin faisant, trouverons-nous la raison de ces anomalies; mais nous sommes d'abord obligés de les constater et de les subir. Nous devons seulement nous prémunir contre les associations d'idées injustes que les termes peuvent porter avec eux, et nous efforcer de les éclaircir assez pour qu'ils ne prêtent pas à la confusion.

3. Comment faut-il donc définir l'évolution et son contraire? On ne peut douter, en constatant l'immense fortune de ce mot, et la façon dont il a renouvelé les sciences, qu'il représente bien une idée, c'est-à-dire qu'il corresponde à quelque phénomène réellement observé, ou tout au moins. senti; c'est un postulat que nous demandons à prendre provisoirement pour accordé, quitte à le justifier dans la suite par une analyse personnelle plus exacte. Mais, malgré l'incessant usage que font de ce mot les philosophes et les écrivains modernes, il est extrêmement difficile de déterminer exactement le concept qu'il représente. Cette difficulté tient. à deux sortes de causes.

En premier lieu, des auteurs de tout genre usent de ce terme, romanciers, critiques, politiciens, psychologues,

1. Les Premiers principes, 464.

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