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comme les fondements sont nécessaires à l'édifice où s'élèvera l'autel; l'autel est plus important, les fondements sont indispensables et le surnaturel enfin est le naturel, non pas détruit, mais pénétré, agrandi, transformé et surélevé par la grâce. L'homme divinisé par la grâce n'aura pas plus perdu son humanité que le Fils de Dieu fait homme n'a perdu sa divinité. C'est pourquoi, en travaillant en bons terrassiers à fouir la terre pour asseoir les fondements sans nous préoccuper d'autre chose que de faire notre tâche de terrassiers, nous avons confiance que notre œuvre est bonne et qu'elle servira un jour aux couvreurs hardis pour poser au faîte la croix.

CHAPITRE IV

L'ORDONNANCE SOCIALE

que

La division du travail social est une condition du progrès, du progrès scientifique, aussi bien du progrès économique, nous l'avons surabondamment montré dans le précédent chapitre. Est-elle aussi bien une condition du progrès de l'ordre social? Doit-elle amener la discorde, la lutte, les rivalités d'influence ou acheminer, au contraire, les esprits à la pacification? Doit-elle, en un mot, engendrer dans la société la paix ou la guerre? C'est la question qui se pose inévitablement. Si la division du travail est la loi suprême, n'est-il pas à craindre que tout essai d'ordonnance sociale, que toute tentative pour constituer l'unité morale de la nation soient repoussés comme attentatoires à l'autonomie, à l'indépendance du travail divisé et séparé?

Jamais peut-être on n'a tant parlé d'Unité morale que depuis que cette unité paraît irrémédiablement rompue. C'est qu'on apprécie d'autant

plus les biens dont on est privé et que leur absence se fait plus cruellement sentir. Et rien, en effet, n'est plus désirable, plus indispensable mème au développement social, que l'unité morale d'un peuple. En dehors d'elle, sans cette conformité d'esprit qui fait que tous les concitoyens dans les mêmes circonstances graves sentent de même et réagissent de même, il ne peut y avoir que troubles intérieurs, dissensions même en face de l'ennemi, désordres en temps de paix, en temps de guerre inertie et division. Autrefois l'unité morale consistait en un conformisme presque absolu des actions et des pensées sous la domination de l'unanimité des croyances religieuses. D'un dogme positif reconnu vrai par l'unanimité des citoyens on déduisait toute la pratique. Et cela est si vrai que quiconque n'adhérait pas au dogme national perdait par le fait même son statut social, sa qualité de citoyen et devenait un étranger sur le sol de sa patrie. Heureux même quand il n'était pas mis à mort, quand il ne voyait pas ses biens confisqués, quand il n'était pas violemment expulsé ou exilé. En France, l'édit de Nantes fut une tentative pour organiser l'unité morale en dehors du conformisme religieux; prématurée, cette tentative ne put durer. Elle avait contre elle toute la puissance des habitudes et des mœurs, les protestants aussi

bien que les catholiques ne virent dans l'édit qu'une trêve ou une suspension d'armes durant laquelle chacun d'eux avait le droit et peut-être le devoir de s'organiser, de se ravitailler, d'étendre ses avantages en vue des luttes futures. L'idéal de part et d'autre demeurait l'établissement ou le rétablissement de l'unité morale, du conformisme religieux. Calvin à Genève, Henri VIII à Londres avaient le même idéal et poursuivaient le même but que Louis XIV à Paris. Il fallait pour que des hommes fussent véritablement des concitoyens qu'ils eussent le même credo. Et ce n'est que d'hier qu'en Suède, en Norvège et en Danemark, les protestants ont admis les catholiques à exercer les fonctions publiques.

Il faut bien avouer aujourd'hui que cette unité morale découlant de la vérité d'un dogme religieux reconnu comme dominateur de toute la vie. individuelle et de toute la vie sociale est brisée. Nul n'a le droit de dire qu'elle ne se reconstituera jamais plus. Aux yeux de la raison, l'idéal demeure toujours la conformité des actions et des senti ments basée sur l'adhésion unanime à une vérité dominatrice. Mais nul non plus ne peut entrevoir le moment où cette unanimité complète pourra de nouveau se reconstituer. Tout, au contraire, fait prévoir que ces temps, si jamais ils doivent

revenir, s'ils doivent sortir du domaine des espérances, sont réservés à un avenir lointain. Et cependant il faut vivre, cependant les peuples ont besoin d'unité morale: pour qu'une nation puisse vivre, durer, se maintenir contre ses rivaux, à plus forte raison pour se développer, elle a besoin d'avoir une àme commune. Et puisque cette âme ne peut plus être pour des temps très longs une croyance à un dogme identique unanimement accepté par tous, il faut ou désespérer de la vie de tous les peuples qui ont renoncé au conformisme religieux ou chercher quel pourrait être ce principe spirituel.

Nous pouvons déjà dire que ce principe idéal commun, cette âme commune, ne sera pas une simple négation. D'abord parce que la négation, si elle est totale, détruit toute pensée, tout esprit et par conséquent ne permet de rien édifier; ensuite, parce que si la négation est partielle, elle porte sur un dogme particulier et devient alors aussi dogmatique que ce dogme même. Nier un dogme c'est encore professer un dogme. Être athée, c'est être aussi dogmatique que croire à l'existence de Dieu. Nier le catholicisme est d'un dogmatisme aussi absolu qu'affirmer la vérité du catholicisme. Et voilà pourquoi vouloir faire repcser l'unité morale d'un pays divisé par les

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